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Full text of "La Bosnie considérée dans ses rapports avec l'empire Ottoman"

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LA  BOSNIE 

CONSIDÉRÉE  DANS  SES  RAPPORTS 


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L'EMPIRE  OTTOMAN; 

S1AJOR   DU   RÉGIMENT   d'aRTILLERI  E  A   CHEVAL    DE  I.A  GARDE    ROrALE. 


PARIS, 


A  LA  LIBRAIRIE  DE  CHARLES  GOSSELIN. 

EDITEUR  DÏS  OEUVRES  COMPLOTES   DE  SIR  WALTER   SCOTT, 
RUE    DE    SEINE  ,    Nn    12. 


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AVIS  DE  LEDITEUR. 


Lje  volume  que  nous  offrons  au  publie 
doit  être  suivi  de  deux  autres  qui  pré- 
senteront, réunis  au  premier,  le  Ta- 
bleau politique  et  moral  de  V empire 
ottoman.  Tous  trois  auront  encore  le 
mérite  de  conserver  leur  indépendance, 
chacun  devant  former  un  ouvrage  dis- 
tinct, et  paraître  sous  un  titre  particu- 
lier. 

L'auteur,  dans  ses  Promenades  pit- 
toresques à  Constantinople ,  s'est  ap- 
pliqué plus  spécialement  à   peindre  les 


a. 


(6) 
hommes  et  à  décrire  les  lieux.  Les  aper- 
çus qu'on  y  trouve  sur  le  gouvernement 
et  les  grandes  questions  du  domaine  de 
la  politique,  n'étaient  que  les  prélimi- 
naires d'une  doctrine  nouvelle ,  pour 
laquelle  il  fallait  préparer  les  esprits ,  et 
que  M.  Pertusier  achève  de  développer 
dans  cet  ouvrage  supplémentaire.  L'amar 
teur  de  tableaux  trouve  à  contenter  son 
inclination  particulière  dans  la  galerie 
complète  que  renferment  les  Promenades 
pittoresques ,  accompagnées  du  bel  atlas 
qui  s'y  rattache,  et  dont  les  sujets,  des- 
sines sur  les  lieux  par  un  crayon  exerce', 
ont  e'të  confiés  pour  la  gravure  à  un  de 
nos  plus  habiles  artistes.  Ce  même  ama- 
teur visite  avec  l'auteur  et  parcourt  des 
yeux  tous  les  sites  varies  du  Bosphore, 


(7  ) 
tous  les  monumens  anciens  et  modernes 
que  possède  encore  l'antique  Byzance. 
Il  passe  en  revue  une  collection  de  por- 
traits de  famille,  peints  avec  franchise, 
esquissés   avec  impartialité,  et  qui  lui 
montrent   tour    à    tour    l'Osmanli  ,    le 
Grec,  l'Arménien,  le  Juif  et  l'Européen 
transplanté  sur  une  terre  devenue  étran- 
gère pour  lui.    Le  lecteur  qui  aime  les 
voyages  de  long  cours;  qui  se  complaît 
dans  la  recherche  des  causes  morales  et 
l'examen   de  leurs  effets  ;  qui  veut  être 
initié  dans  les  secrets  des  gouvernement 
et  des  nations,  de  manière  à  connaître 
avec  détail  les  différens  ressorts  en  vertu 
desquels    les    premiers    se    meuvent    ei 
les  autres  obéissent,  pourra  se  convain- 
cre que  ce  but  est  précisément  celui  vers 


(*■) 

lequel  tend  l'auteur  du  livre  que  nous 
publions.  Les  circonstances  où  l'Europe 
se  trouve  contribuent  encore  à  répan- 
dre de  l'intérêt  sur  des  observations  re- 
cueillies en  présence  des  objets  qui  les 
ont  inspirées,  et  dans  une  contrée  qui  est 
destinée  à  devenir,  peut-être  dans  peu, 
le  théâtre  des  plus  grands  événemens.  * 


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AVERTISSEMENT 


i^ETTE  notice  sur  la  Bosnie  a  été  composée 
d'après  les   reconnaissances  militaires  de  plu- 
sieurs officiers  de  l'armée  de  Dalmatie,  coor- 
données avec  celle  que  j'ai  été  moi-même  en 
situation  de  dresser,  et  sur  les  documens  re- 
cueillis pendant  mon  séjour  enTurquie.  L'igno- 
rance où  l'on  est  encore  à  l'égard  d'une  contrée 
bien  moins  connue  que  beaucoup  d'autres  qui 
sont  à  de  grandes  distances  de  nous ,  m'enhardit 
à  publier  ces  observations  ;  d'autant  plus  que  la 
Bosnie  à  chaque  instant  peut  sortir  de  l'oubli 
où  le  moyen  âge  et  la  domination  ottomane 
l'ont  plongée. 

Le  sujet  m'a  conduit  à  envisager  la  question 
sous  un  point  de  vue  général.  Dans  ce  premier 


(  io) 
mémoire  on  trouvera  une  esquisse  du  gouver- 
nement, de  l'administration,  du  système  finan- 
cier, du  commerce  et  de  l'industrie  des  Otto- 
mans. Je  me  réserve  d'achever  cette  ébauche 
dans  d'autres  notices ,  dont  la  réunion  pré- 
sentera un  tableau  d'ensemble,  où  chaque  partie 
viendra  à  son  tour  occuper  le  premier  plan. 


VV\iW\\'VVVV»IVV\V\VlV*WVVVWWVVVV\Vl*\V\VV\\VV\VV\\'VVWVWVWWWVWVV\V\\VWVV'» 

TABLE  DES  CHAPITRES. 


Chapitre  premier.    Partie   historique   et  considérations 

générales.  i3 
II.   Géographie  physique,  statistique ,  écono- 
mie rurale.                                                                63 

III.  Caractères,  mœurs  et  usages.  çji 

IV.  Du  commerce  et  de  l'industrie  en  Bosnie  et 

dans  l'empire  ottoman.  i0g 

V.  Du  gouvernement  et  de  l'administration.        164 

VI.  Des  finances  et  des  impôts.  224 

VII.  La  Bosnie  considérée  sous  le  point  de  vue 

militaire  et  sous  le  rapport  géographique.  Iti- 
néraires dans  plusieurs  directions,  et  relation 
du  voyage  de  l'amhassadc  française  en  1812, 
depuis  Costanitza  jusqu'à  la  frontière  de  la 
Roumélie.  246 

Très-humhles  représentations  adressées  à  Sultan 
Achmet  III  par  le  chef  de  la  loi  au  nom  de 
l'Uléma.  3ôS 


FIN    DE   LA  TARI,!'.. 


LA  BOSNIE 

CONSIDÉRÉE  DANS  SES  RAPPORTS 

ÀV  E  C 

L'EMPIRE  OTTOMAN. 

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CHAPITRE  PREMIER. 

Partie  historique  et  considérations  générales. 

La  Bosnie  faisait  partie  des  pays  qui,  sous  le 
nom  dlllyrie  formaient  chez  les  anciens  un 
royaume  puissant.  Le  voisinage  de  cette  contrée 
avec  la  Macédoine  amena  des  guerres  fréquentes 
entre  ses  rois  et  ceux  de  Pella.  Au  rapport  de 
Plutarque,  le  jour  même  où  Alexandre  naquit, 
Philippe  reçut  l'annonce  d'une  victoire  décisive 
remportée  par  un  de  ses  lieutenans  sur  les  Illy- 
nens ,  et  apprit  qu'il  avait  obtenu  une  couronne 
aux  jeux  olympiques.  Tant  de  prospérités,  loin 

l.\   BoSîJ  n:.  1 


(  i4  ) 

de  charmer  le  mortel  que  la  fortune  comblait, 
ne  lui  parurent  qu'un  mauvais  présage.  Cepen- 
dant ses  prcssenlimcris  ne  se  réalisèrent  qu'à  sou 
heure  dernière,  el  s'il  fut  trahi  cruellement  à 
son  tour,  jusque  là  du  moins  il  vit  tous  ses  rêves 
ambitieux  s'accomplir.  Devenu  1  arbitre  de  la 
Grèce,  autant  parcelle  politique  profonde  qui 
formait  le  trait  le  plus  saillant  de  son  caractère, 
que  par  les  lalens  du  grand  capitaine,  Philippe 
tourna  de  nouveau   ses  armes  contre  les  llly- 
riens,  et  les  défit.  Diodore,  à  cette  occasion, 
dit  qu'à  l'exemple  d'Epaminondas  à  Mantinée, 
il  enveloppa  avec  sa  cavalerie  les  ailes  de  1  en- 
nemi, tandis  que  les  Hoplites  enfonçaient  le 
corps  de  bataille  disposé  en  phalange.  Si  même 
on  en  croit  Elien,  cette  formation  était  en  usage 
chez  les  lllyriens  avant  d'être  connue  ou  pra- 
tiquée  en   Macédoine  ;   mais  Philippe   lui  fit 
subir  des  ebangemens  tels  que  l'antiquité  s'ac- 
corde à  lui  attribuer  le  mérite  de  1  invention. 
A  la  mort  de  ce  prince  les  nations  de  l'Uly- 
rie,  jointes  aux   Triballicns,  crurent  que   le 
moment  était  venu  d'attaquer  la   Macédoine. 
Alexandre,  avec  une  valeur  plus  brillante  en- 
core que  celle  de  son  père,  marcha  contre  ces 
peuples,  et  les  accabla  de  la  supériorité  de  ses 


(  *5  ) 

armes.  C'est  dans  le  cours  de  cette  campagne 
que  l'ennemi,  retranché  à  l'entrée  d'un  défilé 
derrière  des  chariots ,  imagina  de  lancer  ce 
rempart  mobile  contre  la  phalange.  De  son 
côté,  Alexandre,  si  toutefois  l'antiquité  ne  doit 
jamais  cire  suspectée  de  faux  témoignage,  or- 
donna à  ses  Hoplites  de  se  jeter  ventre  à  terre 
en  formant  la  tortue,  et  les  chariots  glissèrent 
sur  ce  plan  incliné  sans  laisser  aucune  trace 
meurtrière  de  leur  passage.  Le  chevaleresque 
Pyrrhus  fut  élevé  à  la  cour  de  Glaucias,  roi 
des  Ulyriens.  Ce  prolecteur  généreux  soumit 
les  Molosses  révoltés ,  et  fit  remonter  son  pu- 
pile  sur  le  trône  de  ses  pères.  Les  Gaulois 
qui  pillèrent  le  temple  de  Delphes  traver- 
sèrent l'Illyrie  en  dévastateurs  ;  mais  elle  ne 
tarda  pas  à  se  relever  de  ce  désastre,  et  re- 
parut avec  sa  dignité  première  sur  la  scène  du 
monde. 

Il  était  réservé  aux  Romains  de  la  soumettre 
à  cette  domination  non  interrompue  qui,  pen- 
dant une  période  de  plusieurs  siècles,  remplit 
les  annales  du  monde.  C'est  dans  l'intervalle  de 
la  première  à  la  seconde  guerre  punique  que 
commencèrent  les  démêlés  entre  Rome  et  les 
Ulyriens.  Ceux  qui  habitaient  sur  les  bords  de 


(  i6; 

l'Adriatique,  c'est-à-dire  en  Dalmatie,  dans 
l'Erzégovine  et  le  pachalik  de  Sculari,  vivaient 
de  piraterie ,  avec  une  effronterie  qui  dut  ré- 
volter d'autant  plus  le  peuple  -  roi  qu'elle  ne 
le  traita  pas  avec  plus  d'égards  que  les  autres 
nations.  Tenta,  leur  reine,  et  Démétrius  de 
Pharos(i),  tuteur  de  l'héritier  présomptif  de 
la  couronne  ,  furent  vaincus  tour  à  tour  ,  à 
quelques  années  d'intervalle.  Les  Romains  se 
rendirent  maîtres  du  littoral,  mais  ils  conser- 
vèrent le  trône  au  jeune  prince.  Ce  ne  fut  qu'a- 
près la  défaite  de  Pcrsée  ,  dont  Gentius,  roi  des 
Illyriens,  avait  épousé  la  cause,  que  ce  pays, 
conquis  pour  la  troisième  fois,  fut  converti  en 
province  romaine.  Le  consul  Ànicius  conduisit 
cette  guerre  qui  dura  seulement  quelques  jours. 
Gentius,  après  avoir  violé  le  droil  des  gens  en 
la  personne  des  ambassadeurs  romains,  trompé 
par  1  appât  de  1  or  que  Persée  lui  promettait, 
vint  se  jeter  sans  dignité  aux  pieds  du  consul, 
aussitôt  que  les  aigles  romaines  se  montrèrent, 
et  se  vit  ignominieusement  attelé  à  son  char 
triomphal.  Le  sénat,  dit  Tite-Live,  envoya  en 
Illyrie  des  commissaires,  qui  déclarèrent  libres 

(,)  L'île  de  I  issa 


(  ^7  ; 

les  peuples  de  celte  contrée  ,  niais  en  même 
temps  ils  l'annexèrent  à  l'empire  romain.  Le 
'     sénat  réduisit  de   moitié  les  impôts   pour  ne 
pas  lui  laisser  de  regrets  sur  son  changement 
de  condition;  sûrement   aussi    avec  l'arrière- 
pensée  de  séduire  les  peuples  voisins ,  en  les 
flattant  d'un  espoir  également  fallacieux  pour 
tous.  Ces  nations  affranchies  ne  tardèrent  pas 
à  s'apercevoir  que  les  proconsuls,  les  préteurs, 
surtout  à  l'époque  du  déclin  des  mœurs  an- 
tiques, étaient  des  fardeaux  bien  plus  lourds 
que  les  rois.  Une  autre  vérité  dont  elles  ac- 
quirent promptement  aussi  la  triste  conviction , 
c'est  que  les  sujets  d'une  république  ont  au- 
tant de  maîtres  que  cette  république  compte 
de  magistrats,  de  généraux  et  même  de  simples 
citoyens;  en   sorte  que  la  protection  des  lois 
se  trouve  en  grande  partie  annulée  par  l'au- 
torité arbitraire  des  individus.  Les  tributaires 
du  gouvernement  ottoman  se  présentent  comme 
un  exemple  vivant  de  cette  condition  malheu- 
reuse. On  pourrait  facilement  en  trouver  d'au- 
tres en  feuilletant  l'histoire  des  nations  de  la 
chrétienté;  car  enfin,  en  dépit  de  nos  prétentions, 
fondées  sur  l'état,  peut-être  tropavancé^dc  notre 
civilisation ,  nous  sommes  loin  d'offrir  le  modèle 


(  i8) 
de  toutes  les  vertus.  L'illyrie  fut  partagée  en 
trois  districts,  avec  privilège  de  nommer  ses 
magistrats;  mais  dans  le  même  temps  défense 
fut  faite  aux  individus  de  chaque  district  de 
contracter  alliance  et  d'acquérir  des  immeubles 
dans  le  district  voisin.  Il  est  facile  de  pénétrer 
le  motif  de  ce  règlement  machiavélique  et 
oppresseur  :  détruire  l'esprit  de  nation  ,  voilà 
ce  que  les  Romains  appelaient  rendre  à  la  li- 
berté. 

Les  licutenans  de  César  et  de  Pompée  se 
firent  en  Ulyrie  une  guerre  opiniâtre.  Les  ha- 
bitaus  avaient  pris  parti  pour  le  second  et  par- 
tagèrent sa  défaite.  L'Ulyrie  supérieure,  c'est- 
à-dire  la  Bosnie  et  la  Rascie,  se  trouva  engagés 
dans  l'action,  comme  on  peut  en  juger  par  le 
récit  de  César  et  de  son  continuateur.  Octave, 
dans  le  temps  où  il  partageait  encore  l'empire 
avec  Antoine  ,  porta  ses  armes  victorieuses  chez 
ces  peuples,  toujours  enclins  à  secouer  le  joug 
à  la  laveur  des  guerres  civiles;  mais  ce  fut  seu- 
lement après  trois  campagnes  laborieuses  qu'il 
fit  rentrer  Home  en  possession  de  Fil  Une  en- 
tière. Pendant  que  Tibère,  alors  simple  lieu- 
tenant d" Auguste  ,  était  occupé  à  réduire  Ma- 
robodus  ,    roi  des  Marcomans  ,  les   lllyriens, 


f  *9  ) 
réunis  aux  Pannoniens ,  déployèrent  encore 
une  fois  l'étendard  de  l'indépendance,  provo- 
qués par  les  exactions  dont  ils  étaient  la  proie. 
L'alarme  se  répandit  dans  Rome;  des  levées 
extraordinaires  curent  lieu  aussitôt;  un  beau 
dévoûment  s'empara  de  Ions  les  esprits,  mais 
ce  n'était  <pie  le  dévoûment  de  l'adulation; 
le  sentiment  de  la  patrie  n'existait  plus.  Tibère 
marcha  avec  une  armée  formidable  contre  les 
révoltés,  et,  selon  le  dire  de  Patercuîus,  paner 
gyriste,  du  reste,  plutôt  qu'historien,  loin  de 
chercher  à  engager  des  actions  générales  dans 
un  pays  aussi  difficile,  il  s'appliqua  à  bloquer 
l'ennemi  comme  dans  une  place  qu'on  veut 
prendre  par  famine.  Suétone  range  cette  en- 
treprise, sous  le  rapport  des  difficultés  vain- 
cues, des  inquiétudes  qui  raccompagnèrent  et 
des  résultais  obtenus,  immédiatement  après  la 
réduction  de  Cartilage;  mais  Suétone  n'a  point 
écrit  en  militaire.  Cependant  ce  jugement  fait 
connaître  la  réputation  colossale  dont  les  Slly- 
riens  jouissaient  à  Rome,  tant  à  raison  de  leur 
caractère  belliqueux  que  des  remparts  naturels 
qui  les  protégeaient.  11  ne  fallut  pas  moins  que 
quatre  campagnes,  et  le  concours  de  trois  grandes 
armées  commandées  en  chef  par  Tibère,  pour 


(ao) 

faire    rentrer   dans  l'obéissance  l'Illyrie  el  la 
Pannonie. 

Ces  deux  contrées,  qualifiées  de  barbares  par 
les  Grecs  et  les  Romains ,  étaient  destinées  à 
donner  à  l'empire  plusieurs  princes.  11  est  vrai 
que  le  règne  d'Auguste  était  déjà  loin  lorsque 
le  monde  étonné  vit  ce  renversement  des  idées 
reçues,  et  que  les  armées,  toujours  en  posses- 
sion du  privilège  usurpé  de  nommer  au  trône, 
formaient  une  masse  d'étrangers  qui  n'enten- 
daient même  pas  la  langue  qu'on  parlait  à  Rome. 
Dans  les  temps  d'anarchie,  l'usurpation  et  la 
félonie  choisirent  souvent  en  lllyrie  leurs 
champs  de  bataille.  C'est  encore  dans  celle  pro- 
vince que  les  nations  du  nord  préludèrent,  par 
des  courses  fréquentes ,  au  démembrement  de 
l'empire  romain.  L'Illyrie  enfin  est  nommée, 
à  chaque  page  de  celle  longue  période  de 
décadence  qui  se  présente  dans  l'histoire , 
connue  une  région  de  steppes  arides  à  la  suite 
d'une  contrée  florissante  où  l'intérêt  est  provo- 
qué à  tous  les  pas  du  voyageur.  Sous  les  règnes 
de  Maxime ,  de  Gordien ,  de  Philippe ,  et  long- 
temps encore  après  ces  princes,  il  n'est  men- 
tion que  des  courses  dévastatrices  des  Goths  en 
(ll\  rie,  en  Mœsie  el  dans  la  Thrace    I  es  I  [uns; 


(21    ) 

qui  poussaient  ces  hordes  devant  eux,  ne  lar- 
dèrent pas  à  les  suivre  au-delà  du  Danube.  Ils 
arrivèrent  sur  leurs  traces  en  Illyrie  et  dans  la 
Pannonie,  encouragés  par  la  débilité  des  fils  de 
Théodore,  qui  tenaient  le  sceptre  d'une  main 
tremblante,  et  achetaient  la  paix  ,  faute  de  sa- 
voir la  dicter.  Attila  parut  sur  la  scène;  et  le 
prestige  du  nom  romain,  qu'un  reste  de  souve- 
nir soutenait  encore,  fut  entièrement  détruit. 
Théodose  II ,  Valentinien  troisième  du  nom  , 
aussi  faibles  qu'Arcadius  et  son  frère,  à  la  plus 
légère  menace  envoyaient  de  l'or  à  ce  fléau  de 
l'humanité,  qui  se  faisait  un  jeu  de  la  terreur 
qu'il  leur  inspirait.  Après  Attila  les  courses  et 
les  établissemens  des  nations  scythes  continuè- 
rent sur  les  terres  de  l'empire.  Les  Slaves,  qui 
s'étaient  déjà  montrés  en  Pannonie  au  temps  de 
Marc-Aurèle ,  parurent  en  Illyrie  vers  le  com- 
mencement du  cinquième  siècle,  et  s'y  fixèrent. 
Us  attirèrent  d'autres  migrations  d'origine  éga- 
lement gothique ,  et  de  là  celte  similitude  de 
langue  qu'on  retrouve  encore  dans  une  zone 
qui  s'étend  du  nord  au  midi  de  l'Europe  sur 
une  largeur  de  plusieurs  degrés. 

La  Scandinavie  a  servi  de  berceau  aux  na- 
tions esclavones.  De  celle  terre  natale  elles  se 


I  2a  ) 
répandirent  depuis  les  bords  de  la  Vistule  jus- 
qu'au INiéper;  gagnant  du  terrain  vers  le  midi, 
elles  contournèrent  la  Hongrie  pour  franchir  le 
Danube,  et  vinrent  chercher  les  rives  de  la 
Save.  Uu  penchant  décidé  pour  l'indépendance 
caractérisait  celle  grande  famille  dont  les  mem- 
bres, tous  remarquables  par  une  valeur  bril- 
lanic,  prenaient  le  liire  de  Slaves,  qui  répond 
dans  leur  langue  à  celui  de  valeureux  ,  d'intré- 
pide. Leur  haute  stature,  qui  s'est  conservée 
chez  leurs  descendant,  l'habitude,  perpétuée 
jusqu'à  nos  jours,  de  se  contenter  dune  nour- 
riture grossière,  contribuaient  encore  à  en  faire 
des  ennemis  fort  redoutables.  Comme  tous  les 
peuples  du  IVord,  ils  méprisaient  les  armes  dé- 
fensives, combattaient  à  pied,  n'ayant  pour 
seconder  leur  valeur  brillante  qu'une  rondache 
et  des  javelots,  lis  oovaienl  à  une  intelligence 
supérieure  et  unique;  mais  les  fleuves,  la  mer, 
les  lacs  étaient  aussi  des  objets  de  leur  culte.  S  ils 
devenaient  féroces  sur  le  champ  de  bataille,  en 
revanche  aucun  peuple  n'excrcail  avec  un  res- 
pect plus  noble  1  -s  devoirs  de  l'hospitalité ,  et 
ne  se  montrait  plus  fidèle  à  la  religion  du  sor- 
jnent. 

f  ,a  Pannonie,  qui  touchait  à  l'fllyrie,  échappa 


(  *5  ) 
à  l'empire  d'Orient.  Les  Abares  vinrent  s'y 
fondre  avec  les  Slaves,  et  commirent  de  grands 
ravages  au-delà  du  Danube,  surtout  sous  le 
règne  de  Justinien,  qui  s'écoula  dans  une  lulie 
nou-interronipue  contre  les  Esclavons  ,  les 
Bulgares-  ces  flots  de  barbares  enfin  dont  le 
Nord  regorgeait.  Ce  prince  dont  Illustration 
est  l'ouvrage  de  Tribonien  ,  de  Nurses,  de  Be- 
lisairc,  peut-être  aussi  de  Théodora  sa  femme, 
épuisa  l'Etat  et  ruina  ses  sujets  pour  hérisser  de 
places  fortes  ses  frontières.  Mais  ce  genre  de 
défense,  qui  ne  peut  avoir  de  valeur  lorsqu  il 
est  abandonné  à  lui-même  ,  ne  fut  point  capa- 
ble à  lui  seul  d'arrêter  les  barbares.  Une  armée 
aguerrie  devenait  indispensable  pour  1  appuyer, 
et  l'empire  d'Orient  n'avait  déjà  plus  de  soldais; 
il  se  renfermait  derrière  des  murailles  irertes, 
que  ses  ennemis  ne  lardèrent  pas  à  escalader. 

Les  courses  sanglantes  des  Abares,  des  Es- 
clavons et  de  leurs  alliés,  devinrent  plus  fré- 
quentes que  jamais  sous  les  règnes  de  Justin  II, 
de  Tibère  et  de  Pbocas.  Plus  d'une  fois  la  mu- 
raille élevée  par  Anaslase  en  avant  de  Conslan- 
tinople  ,  fut  emportée  d'assaut,  et  la  capitale 
menacée  de  devenir  elle-même  la  proie  des 
barbares.  Dans  l'espoir  de  prolonger  les  jours  de 


(24) 
l'empire ,  on  avait  recours  aux  deux  expédiens 
employés  depuis  que  ces  ennemis  cruels  s'étaient 
montrés  sur  les  bords  du  Danube  :  lorsqu'on 
ne  pouvait  réussir  à  les  armer  les  uns  contre  les 
autres  ,  on  assouvissait  leur  soif  pour  l'or  qu'ils 
affectionnaient  sans  connaître  sa  valeur  ni  sa 
funeste  influence.  Mais  ces  remèdes  désespérés 
s'affaiblissaient  tous  les  jours,  et  devaient  s'user 
à  la  longue. 

C'est  par  suite  de  ce  système  destructeur 
qu  Héraclius,  alarmé  du  voisinage  des  Abares, 
qui  de  la  Pannonie  se  jetaient  à  tous  les  instans 
sur  la  Dalmatie  ei  Mlyrie,  laissa  les  Chrobates, 
dont  le  nom  s'est  changé  par  corruption  en 
celui  de  Croates,  s'établir  dans  ces  provinces 
dépeuplées  qu'on  ne  pouvait  plus  d'ailleurs 
compter  dans  le  domaine  de  l'Etat.  Rangés 
parmi  les  nations  slaves,  les  Croates  habitaient 
au  pied  des  monts  K.rapaks.  Gagnés  au  christia- 
nisme, ils  s'armèrent  pour  la  défense  de  rem- 
pire  dont  ils  reconnurent  le  droit  de  propriété 
sur  les  pays  où  ils  venaient  de  se  fixer.  La  même 
politique  favorisa  à  Ja  même  époque  l'établisse- 
ment des  Serbes ,  autrement  des  Serves,  dans 
la    Mœsie.    La    contrée    connue   aujourd'hui 


(  ■«) 

sous  le  nom  de  Bosnie  se  trouva  partagée  entre 
ces  deux  migrations  slaves. 

La  naissance  de  l'islamisme  et  le  schisme  de 
l'Orient  consommèrent,  la  ruine  de  l'empire  de 
Byzance,  dont  l'existence  dès  lors  fut  chaque 
jour  à  la  veille  de  s'éteindre.  Si  même  il  se 
soutint  comme  un  agonisant  plusieurs  siècles 
au-delà  de  ces  deux  époques  funestes,  c'est  à 
sa  politique  astucieuse,  surtout  aux  dissensions 
qui  suspendirent  les  progrès  effrayans  des  dis- 
ciples de  Mahomet,  peu  après  leur  début  dans 
la  carrière,  qu'il  fut  redevable  d'une  longévité 
miraculeuse ,  mais  lout-à-fait  artificielle. 

Les  choses  étaient  arrivées  au  dernier  degré 
de  la  décadence  lorsque  Charlcmagne,  par  la 
force  de  son  génie,  par  ses  vastes  conceptions 
militaires ,  releva  le  trône  d'Occident.  Il  éten- 
dit son  sceptre  invincible  sur  la  Pannonie, 
l'Illyrie  supérieure  et  le  pays  des  Daces.  Le 
Nord,  toujours  disposé  à  se  répandre  vers  les 
contrées  occidentales,  s'arrêta  devant  lui,  et 
les  bords  de  l'Euxin  marquèrent  à  l'Orient  la 
limite  de  sa  vaste  domination.  Alors  tous  ces 
barbares,  adoucis  par  la  morale  de  l'Evangile, 
soumis  à  une  législation  uniforme,  se  dépouil- 
lèrent en  partie  de  leurs  mœurs  sauvages.  La 


;  26  ) 

fusion  s'opéra,  niais  l'Europe  entière  accepta 
le  régime  féodal;  c'est-à-dire  que  les  indigènes 
se  plièrent  à  la  forme  de  gouvernement  usitée 
chez  les  vainqueurs,  et  que  ceux-ci  en  retour 
se  rangèrent  à  Ja  croyance  des  vaincus. 

Les  Grecs  étaient  toujours  en  possession 
d'une  p;iriie  de  Ja  Dalmatic  cl  de  l'Illyrie  occi- 
dentale. Sous  le  règne  calamileux  de  Michel 
troisième  du  nom,  les  Croates,  établis  sur  le 
littoral  et  dans  la  Bosnie,  ligués  avec  les  Serves, 
levèrent  l'étendard  de  la  rébellion.  Heureuse- 
ment pour  le  trône  de  Byzance  qu'il  changea 
de  maître,  et  que  Basile,  fait  pour  l'occuper 
dans  un  moment  difficile,  succéda  à  un  prince 
dont  le  règne  n'avait  été  marqué  que  par  des 
débauches.  L'empire  d'Orient,  qui  semblait 
près  de  s'éteindre,  donna  de  nouveaux  signes 
de  vie.  Basile  fit  revenir  les  félons  à  l'obéis- 
sance. Pour  les  affermir  dans  la  soumission  on 
leur  parla  le  langage  de  la  religion,  et  les  eaux 
du  baptême  opérèrent  ce  prodige.  Divers  pri- 
vilèges, accordés  dans  le  même  temps  aux  colo- 
nies slaves,  achevèrent  de  lier  d'intérêt  celte 
nation  puissante  avec  Conslanlinople.  La  con- 
version au  christianisme,  le  feu  grégeois,  l'or 
accordé  sans  mesure  dans  les  moniens  de  dé- 


(  *7  ) 
tresse;  des  promesses  plus  brillantes  encore, 
mais  souvent  désavouées  lorsque  la  crise  était 
passée;  des  guerres  fomentées  au  milieu  de  ces 
hordes  également  avides  de  butin ,  telles  étaient 
les  armes  avec  lesquelles  les  Grecs  luttaient 
contre  des  ennemis  qui  les  tenaient  dans  un  état 
de  siège  permanent.  Il  arrivait  aussi  que  les 
circonstances  faisaient  éelore  de  loin  à  loin 
des  hommes  supérieurs  à  la  nation  et  à  leur 
siècle,  qui  maîtrisaient  les  événemens  et  réus- 
sissaient à  retarder  l'instant  de  la  catastrophe  : 
Voilà  en  abrégé  l'explication  du  phénomène 
le  plus  étonnant  de  l'histoire. 

L'Ulyrie,  partagée  entre  plusieurs  nations 
slaves,  perdit  peu  à  peu  son  nom  collectif,  et 
les  nouvelles  divisions  prirent  les  dénominations 
de  Croatie  ,  d'Ësclavonie ,  des  différentes 
hordes  qui  avaient  formé  chez  elle  des  élablisse- 
mens.  L'empire  d'Orient  continuait  à  posséder 
la  Bosnie ,  désignée  dans  ces  temps-là  sous  le 
nom  plus  général  de  Croatie.  Celui  qu'elle  porte 
aujourd'hui,  dérivé  de  la  Bosna,  qui  l'arrose, 
lui  échut  plus  tard.  Elle  était  gouvernée  par 
un  duc  que  l'empereur  nommait,  ou  du  moins 
dont  il  confirmait  l'élection.  Sous  le  règne 
de  Michel  Paphlagonien  les  exactions  soulevé- 


(  =8) 
rent  les  peuples  de  la  Croatie  el  de  la  Daimatie. 
Ils  se  réunirent  pour  former  un  Etat  particulier, 
repoussèrent  les  Grecs  et  parvinrent  à  consoli- 
der leur  puissance.  Sur  la  fin  du  règne  d'Alexis, 
Bodin  leur  roi  conquit  la  Rascie,  où  il  établit 
Bolcan  en  qualité  de  vassal.  Ce  petit  potentat 
faisait  des  courses  continuelles  sur  les  terres  de 
l'empire,  répandait  au  loin  l'épouvante  de  son 
nom  ,  défît  complètement  une  armée  ;  enfin 
l'empereur  entra  en  campagne  pour  aller  le 
combattre  en  personne.  Bolcan  demanda  la  paix, 
et  le  traité  fut  signé  à  la  grande  satisfaction 
d'Alexis,  qui  reconnut  le  droit  de  conquête, 
sauf  l'hommage  qu'il  se  réserva  en  qualité  de 
suzerain,  trop  heureux  de  pouvoir  terminer  à 
ce  prix  une  guerre  qu'il  ne  soutenait  pas  sans 
en  craindre  l'issue.  Ce  trait  donne  la  mesure  de 
l'abaissement  dans  lequel  l'empire  était  tombé 
sous  les  successeurs  de  Constantin.  Durazzo  et 
Belgrade  ,  devenus  ses  boulevarts,  marquaient 
les  limites  de  sa  domination  sur  l'Adriatique  et 
le  Danube. 

Cependant  Alexis  réussit  à  le  maintenir  de- 
bout ,  et  même  il  le  raffermit.  Pour  y  parvenir 
il  eut  aussi  souvent  recours  ,  il  est  vrai ,  à  cette 
politique    tortueuse  dont  il  connaissait,  mieux 


(39) 

que  personne  tous  les  détours ,  et  dans  lesquels 

il  égara  plus  d'une  fois  ses  alliés,  qu'au  droit  im- 
prescriptible des  armes.  Jean  et  Manuel ,  qui 
régnèrent  successivement  après  lui,  achevèrent 
son  ouvrage ,  et  l'on  vit  l'empire  d'Orient  ranimé 
briller  d'un  éclat  nouveau.  Mais  ce  jet  de  lumière 
présageait  sa  fin.  Les  choses  étaient  arrivées  au 
point  que  son  sort  dépendait  sans  modification 
des  vertus  ou  des  vices  de  celui  qui  occupait  le 
trône.  La  nation,  dégradée,  corrompue,  n'était 
plus ,  entre  les  mains  du  prince ,  qu'un  ressort  usé 
dont  l'action  tendait  encore  a  précipiter  la  ruine 
de  l'Etat  :  c'était  contre  elle  avant  tout,  que  le  prin- 
cipe de  conservation  devait  lutter.  Quelques 
mille  hommes  disciplinés,  et  conduits  par  un 
chef  habile,  auraient  décidé  le  dénoûment  de  ce 
drame  languissant;  mais  il  n'existait  pas  alors 
d'école  où  ce  chef  pût  se  former.  Byzance  pos- 
sédait à  elle  seule  le  petit  nombre  de  traditions, 
le  peu  de  lumières  qui  avaient  pu  traverser  les 
siècles  de  la  barbarie,  et  Byzance  en  était  aussi 
avare  que  du  feu  grégeois  qui  remplaçait  pour 
elle  le  feu  sacré. 

Les  Hongrois  étaient  entrés  en  scène  sous 
les  règnes  antérieurs.  Ils  eurent  de  fréquens 
démêlés  avec  Jean,  surtout  avec  Manuel.  Les 

La  Dn^ir..  o 


(3o) 
Croates,  les  Serviens,  se  trouvaient  entraînés 
eux-mêmes  à  y  prendre  un  rôle,  à  raison  de 
leur  situation  intermédiaire;  d'ailleurs,  par  ca- 
ractère ,  ils  étaient  souvent  aussi  les  agresseurs. 
Le  valeureux  Manuel  provoqué  traversa  leur 
pays,  rasant  tous  les  châteaux,  tous  les  postes 
fortifiés  qu'il  trouva  sur  sa  route.  Il  joignit 
l'ennemi  sur  la  rive  gauche  de  la  Drina,  c'est- 
à-dire  en  Bosnie,  et  remporta  une  victoire 
complète.  Cette  campagne1  glorieuse  fit  rentrer 
les  vaincus  sous  la  domination  des  Grecs. 
Manuel  ne  s'en  tint  pas  à  cet  acte  d'une  ven- 
geance éclatante  ;  il  alla  chercher  jusque  chez 
lui  le  roi  des  Hongrois ,  qui  avait  prêté  son  as- 
sistance au  prince  de  Servie  ;  il  le  battit  dans 
plusieurs  rencontres,  parcourut  ses  Etals  en 
vainqueur,  et  le  réduisit  à  demander  la  paix. 
Pendant  le  cours  de  son  règne  glorieux,  sou- 
vent il  se  montra  sur  les  bords  de  la  Save  pour 
ramener  le  prince  de  Servie  à  l'obéissance  et 
conserver  la  prépondérance  que  ses  armes  lui 
avaient  acquise  en  Hongrie ,  où  son  nom  suf- 
fisait pour  répandre  l'effroi.  La  Dalmatie  re- 
tourna aussi  à  ses  premiers  maîtres  ;  enfin  1  em- 
pire se  vit  de  nouveau  en  possession  d  une 
grande   partie  de   l'ancienne   îllyrie,   à   l'issue 


(Si  ) 

d'une  guerre  qui  se  rallumait  à  tous  les  instans 
depuis  dix-huit  années,  et  à  laquelle  mit  fin  la 
bataille  de  Zagmine  où  les  Hongrois  furent 
défaits  sans  retour. 

Aussitôt  que  Manuel  cessa  de  tenir  les  rênes 
de  l'empire,  les  germes  de  destruction  que  les 
trophées  de  la  victoire  pouvaient  tout  au  plus 
masquer,  mais  qui  continuaient  à  se  déve- 
lopper au  milieu  même  des  champs  de  ba- 
taille, reparurent  plus  effrayans  que  jamais,  et 
s'annoncèrent  dès-lors  comme  les  présages  d'une 
grande  catastrophe  qui  s'avançait  à  pas  de  géant. 
La  dissolution  existait  au  plus  haut  degré 
chez  le  peuple  ,  dans  le  clergé  ,  chez  les  grands  ; 
presque  toujours  le  chef  de  l'Etat  était  le  plus 
fortement  atteint  de  la  contagion,  et  s'offrait 
Comme  l'exemple  révoltant  du  triomphe  de  tous 
les  vices,  quelquefois  comme  le  raffinement  de 
la  cruauté,  qu'on  retrouvait  même  chez  un  sexe 
sensible  par  nature  ;  plus  que  jamais  l'usurpation 
jouissait  de  tous  les  droits  de  la  légitimité,  aux 
yeux  des  sujets,  qui  se  faisaient  un  jeu  d  accorder 
la  pourpre  et  d'en  dépouiller  celui  qui  venait 
de  l'obtenir  ;  tous  les  gouverneurs  des  pro- 
vinces, par  leurs  exactions,  rendaient  le  titre 
de  despote   aussi  odieux   que  celui    de    tyran 


(3a  ) 

pouvait  l'être  à  Syracuse,  après  que  les  Denys 
et  les  Agalhocles  les  eurent  portés;  les  dangers 
les  plus  pressans  n'étaient  pas  capables  de  sus- 
pendre les   disputes    théologiques  ;    l'intrigue 
s'emparait  de  toutes  les  affaires,  occupait  tous 
les  esprits,  et  triomphait  partout  au  détriment 
des  droits  les  mieux  acquis  :  il  ne  restait  donc 
plus  d'espoir  de  salut.  D'un  autre  côté ,  si  les 
Latins  avaient  opéré  une   puissante  diversion 
en    faveur  des    Grecs  pendant  les  premières 
croisades,  ils  étaient  réservés  à  leur  porter  le 
coup  mortel.  Plus  lard,  il  est  vrai,  les  Byzantins 
rentrèrent  en  possession  de  la  terre  natale,  mais 
jamais  existence  ne  fut  plus  éphémère  ;  d'ailleurs 
les  Ottomans  les  suivirent  de  si  près,  éprou- 
vèrent si  peu  de  difficultés  à  les  replonger  dans 
le  néant,  que  cette  dernière  apparition,  déco- 
lorée,   privée  de  vie,  pourrait    être  regardée 
comme  une  illusion. 

Avec  des  antécédens  aussi  caractérisés  on 
est  bien  excusable  de  craindre  que  les  Grecs 
de  nos  jours,  en  supposant  qu'ils  retournent  à 
l'indépendance,  ne  marchent  sur  les  traces  des 
Grecs  du  Bas-Empire.  11  esl  bien  plus  faede  en 
effet  de  prouver  leur  filiation  avec  ceux-là 
qu'avec  les  Aristide  et  les  Phoeion.  Cependant 


35) 

tous  les  jours  on  se  complaît  à  les  apparenter 
de  préférence  avec  ces  derniers,  sans  tenir 
compte  de  vingt  siècles  de  décadence ,  de  dix 
siècles  de  corruption,  et  de  quatre  cents  ans 
écoulés  dans  l'avilissement  d'une  domination 
étrangère.  Rétablissez  l'hyppodrome ,  les  fac- 
tions du  cirque  se  réveilleront;  relevez  le  trône 
de  Constantin ,  vous  verrez  Irène  et  Phocas  re- 
naître de  leurs  cendres;  rendez  au  patriarcat 
son  ancienne  splendeur ,  bientôt  ses  prétentions 
orgueilleuses  feront  rougir  de  nouveau  1  hu- 
milité chrétienne,  et  tendront  à  abaisser  le 
successeur  de  saint  Pierre.  Ces  désordres  ne 
seraient  rien ,  comparés  à  ceux  qu'engendre- 
rait chez  cette  nation  un  gouvernement  re- 
présentatif. Pour  en  avoir  la  mesure ,  il  suffit  de 
jeter  un  coup  d'œil  sur  toutes  les  intrigues 
sourdes,  sur  toutes  les  perfidies,  que  la  con- 
voitise des  principautés  de  Valachie  et  de  Mol- 
davie fait  ourdir  dans  un  seul  jour.  Observera- 
t-on  qu'on  peut  écarter  ces  présages  en  donnant 
aux  Grecs  un  prince  étranger?  s'il  ne  professe 
pas  rigoureusement  la  croyance  de  ses  sujets , 
ce  prince  vivra  déconsidéré  au  milieu  d  eux  ;  il 
sera  même  constamment  en  butte  aux  entre- 
prises hostiles  d'un  clergé  puissant  par  la  force 


(  H) 

de  l'opinion.  Pour  que  l'autorité  ne  courût  pas 
les  risques  d'être  méconnue  et  avilie ,  il  y  aurait 
donc  nécessité  absolue  à  ce  que  le  souverain 
appartînt  au  rite  grec  ;  niais  alors  l'Europe  se 
trouve  forcée  d'aller  prendre  l'élu  dans  la 
maison  des  czars ,  et  l'empire  grec  n'est  plus 
qu'un  apanage  de  l'empire  du  Nord. 

La  faiblesse  croissante  des  Grecs  ,  surtout 
l'occupation  de  Constantinople  par  les  Latins, 
déterminèrent  de  nouveaux  démembrcmens, 
et  consolidèrent  ceux  qui  s  étaient  opérés.  Des 
principautés,  des  royaumes,  des  empires  même 
s'érigèrent  de  toutes  parts  aux  dépens  d'une 
puissance  complètement  décime.  Dans  ces 
temps  plus  rapprochés  du  nôtre ,  les  Bosniaques , 
à  l'exemple  de  leurs  voisins,  avaient  des  bans, 
des  despotes  particuliers  ,  qui  prêtaient  foi  et 
hommage  aux  rois  de  Hongrie ,  auquel  ils 
pavaient  tribut,  et  dont  ils  suivaient  les  ban- 
nières en  guerre.  Souvent  le  même  prince  éten- 
dait sa  domination  sur  la  Dalmalie,  la  Bosnie, 
la  Servie  ,  et  prenait  le  litre  de  craie  ,  qui ,  dans 
\n  langue  slave,  répond  à  celui  de  roi. 

Après  que  les  Grecs  furent  rentrés  en  pos- 
session de  Constantinople,  Michel  Paléologue, 
menacé    par   Charles,    roi    de    Sicile,   fit  une. 


(  55  ) 
alliance  défensive  avec  les  princes  voisins,  et 
chercha  surtout  à  l'étendre  au  craie  de  Servie , 
à  qui  il  offrit  la  main  d'une  de  ses  filles  pour 
son  fils  aîné.  La  princesse,  escortée  de  tout  le 
luxe  asiatique,  arriva  dans  la  modeste  demeure 
du  roi  slave  :  elle  put  y  remarquer  la  reine  et 
ses  filles  occupées  des  soins  domestiques.  De 
part  et  d'autre  on  se  regarda  ;  on  s'aperçut 
aussitôt  que  l'alliance  serait  mal  assortie ,  et  la 
jeune  fiancée  revint  en  hâte  trouver  son  père. 
Ce  trait  moral  donne  à  juger  que  les  mœurs 
des  Slaves  n'avaient  point  été  influencées  par  la 
corruption  de  leurs  anciens  maîtres.  Aujourd'hui 
on  les  retrouve  encore  telles  qu'elles  étaient 
alors. 

Andronic  II,  fils  de  Michel ,  pour  changer  en 
relations  d'amitié  les  dispositions  du  craie ,  dont 
le  voisinage  était  fort  à  charge  à  l'empire,  ne  vit 
pas  de  moyen  plus  sûr  de  le  désarmer  que  de  lui 
livrer  sa  fille.  Dans  le  principe  les  empereurs  se 
contentaient  du  moins  de  donner  de  1  or  à 
leurs  ennemis  ;  par  la  suite  ils  ne  regardèrent 
plus  à  mêler  le  sang  grec  avec  le  sang  des  bar- 
bares  ;  et  même  combien  d'alliances  n  ont-ils 
pas  formées  avec  le  croissant,  qui  devenait  au 
besoin   leur    bannière  ,    lorsqu'il    s'agissait    de 


(36) 

marcher  contre  la  croix ,  ou  de  faire  triompher 
un  projet  ambitieux.  Cantacuzène  nous  en 
fournit  un  exemple  :  il  était  beau- père  d'Or- 
chan,  et  s'aida  de  ce  gendre  puissant  pour  se 
consolider  sur  le  trône  de  son  pupille.  Plus 
d'une  fois  aussi  Orchan  l'assista  dans  ses  dé- 
mêlés avec  Etienne,  craie  de  Servie,  dont  la  puis- 
sance ,  qui  grandissait  à  vue  d'oeil,  avait  déjà  fait 
des  empiélemens  alarmans  sur  les  terres  de  l'em- 
pire. On  peut  dire  même  que  Cantacuzène  n'eut 
de  soldats,  pendant  long-temps  ,  que  ceux  du 
sultan.  Au  reste,  depuis  des  siècles  l'Etat  était 
réduit  à  la  triste  condition  de  se  dépouiller 
pour  entretenir  des  mercenaires  dont  les  mal- 
heureux Grecs  devenaient  les  premières  vic- 
times. 

Lorsque  Cantacuzène  eut  déposé  la  pourpre 
pour  la  partager  im politiquement  entre  le  pos- 
sesseur légitime  ,  dont  il  avait  fait  son  gendre, 
et  son  propre  (ils ,  qui  n'avait  d'autres  titres 
que  ceux  de  l'usurpation,  le  roi  Etienne,  con- 
seillé par  l'intérêt ,  se  mêla  aux  dissensions 
domestiques  qui  ne  tardèrent  pas  à  armer  l'un 
contre  l'autre  les  deux  empereurs.  La  mort 
frappa  ce  prince  à  l'instant  où  il  méditait  de 
nom cllo  conquêtes.    Il  avait  déjà  réuni  à  ses^ 


(  57) 
Etats,  l'Albanie,  la  Thessalie,  et  une  partie  de 
la  Macédoine.  Les  Slaves,  comme  on  voit, 
étaient  devenus  fort  puissans.  Mais  cette  gran- 
deur ne  pouvait  être  que  passagère  :  l'avenir 
dévorait  le  présent  ;  une  ère  nouvelle  allait 
commencer. 

Les  choses  se  trouvaient  dans  cette  situation 
politique  et  morale ,  lorsque  les  Ottomans  s'éta- 
blirent en  Europe.  Ces  conquérans ,  aussi  avides 
de  butin  que  de  gloire,  arrivaient  sur  une  terre 
déchirée  par  lambeaux ,  morcelée  entre  des 
milliers  de  petits  tyrans  toujours  armés  les  uns 
contre  les  autres,  disposés  à  s'entre-détruire  et 
redoutés  de  leurs  propres  sujets  au  point  qu'un 
ennemi,  quelle  que  fut  sa  croyance,  pouvait  s'at- 
tendre à  être  accueilli  comme  un  libérateur. 
Il  eût  été  impossible  à  une  puissance ,  douée  de 
la  vigueur  du  premier  âge ,  de  choisir  une  con- 
joncture plus  favorable  pour  se  saisir  d'une 
proie  que  tout  contribuait  à  rendre  facile.  Les 
Grecs,  incapables  de  résister,  appelèrent  l'occi- 
dent à  leurs  secours  ;  mais  tous  les  efforts  hu- 
mains ne  pouvaient  plus  retarder  leur  dernière 
heure.  L'instant  où  elle  devait  sonner  était 
arrivé  :  Mahomet  se  présentait  armé  de  l'arrêt 
imprescriptible. 


(  38  ) 

Avant  le  règne  de  ce  prince,  Soliman,  fils 
d'Orchan,  Amurat  I,  Bajazet,Muça  et  Amu- 
rat  It  avaient  préludé  par  des  victoires  et  des 
conquêtes,  qui  niellaient  déjà  les  Osmanlis  en 
possession  d'un  domaine  immense  en  Europe  et 
dans  l'Asie.  Cependant  le  Péloponèse  ,  l'Epire, 
la  Valachie  et  la  Moldavie  n'avaient  pas  subi 
entièrement  le  joug.  Le  craie  de  Servie,  dans 
l'espoir  de  se  sauver  du  naufrage,  s'était  appa- 
renté avec  Amurat  deuxième  du  nom,  et  lou- 
voyait dans  les  guerres  sanglantes  qui  s'allu- 
maient entre  le  sultan  son  gendre  et  Ladislas, 
roi  de  Hongrie ,  que  la  chrétienté  soutenait. 
Ce  rôle  timide  retarda  sa  perte,  il  est  vrai,  mais 
il  la  rendit  plus  certaine  ,  puisqu'il  entraîna 
celle  de  ses  alliés  naturels,  et  valut  à  Amurat  la 
victoire  décisive  de  Varna. 

Mahomet  II,  après  qu'il  se  fut  emparé  de  Con- 
stant inoplc,  déposa  le  craie,  fondit  ses  Etats 
dans  sa  vaste  domination,  et  tous  les  princes 
tributaires  disparurent  pour  faire  place  à  des 
pachas.  Depuis  ce  règne  mémorable  la  Bosnie 
appartient  aux  Ottomans.  Selon  le  dire  des 
historiens  turcs,  suivis  par  Canlcmir,  celte 
province  a  été  annexée  à  l'empire  à  l'issue  d'une 
bataille  dans  laquelle  Etienne,  son  despote  par- 


•       (39) 
ticulier,  perdit  la  vie.  Ils  ajoutent  que  le  vain- 
queur fit  construire  des  forts  pour  se  rendre 
maître  des  défilés  et  s'assurer  du  pays.  Elle  fut 
le  point  de  départ  de  ce  conquérant  lorsqu'il  alla 
semer  la  terreur  jusqu'aux  portes  de  Venise,  et 
le  camp  retranché  où  il  vint  déposer  les  dé- 
pouilles de  la  riclie  Italie.  Bajazet  II  envoya  à 
son  tour  une  armée  en  Bosnie,  soit  que  les  lia- 
bitans  eussent  méconnu  le  droit  de  conquête , 
soit  qu'il  fût  question  de  l'étendre  à  la  Croatie. 
Cette  seconde  expédition  coûta  encorebeaucoup 
de  sang  aux  vainqueurs  et  aux   vaincus.  Jean 
Torqualus  commandait  ceux-ci.  Il  tomba   au 
pouvoir  des  premiers,  qui  le  présentèrent  au 
sultan  comme  le  gage  de  la  victoire  qu'ils  ve- 
naient de  remporter.  Les  nobles  les  plus  consi- 
dérables du  pays  suivirent  la  même  destinée. 
L'histoire   ne  dit  pas  si  ce  fut  en   qualité  de 
victimes  ou  comme  simples  otages  qu  on  les 
arracha  à  leur  malheureuse  patrie.  Son  silence 
doit  faire  admettre  de  préférence  la  supposition 
la  moins  défavorable. 

Il  manquait  aux  Bosniaques  d'alors,  pour 
résister  d'une  manière  victorieuse,  ce  levier 
puissant  qui  soulevaient  leurs  terribles  adver- 
saires au  moindre  effort,  du  fanatisme,  et  qui 


(40 

ébranlerait  avec  une  facilité  aussi  étonnante  les 
Bosniaques  de  nos  jours. 

Celte  contrée  limitrophe  fournissait  aux  Ot- 
tomans, dans  leur  splendeur,  une  excellente 
base  d'opérations  pour  porter  la  guerre  dans  le 
Frioul,  dont  Mahomet  II  leur  avait  enseigné  la 
route  ;  dans  la  Dalmatie ,  qui  devait  s'offrir  à 
eux  comme  une  portion  du  domaine  que  le  ciel 
leur  avait  promis;  en  Hongrie,  où  ils  ont  fini 
par  user  leur  gloire ,  dans  les  champs  mêmes 
témoins  de  son  éclat  le  plus  brillant.  Les  con- 
quêtes amènent  la  satiété,  et  la  nation  la  plus 
belliqueuse,  lorsqu'elle  est  surchargée  de  dé- 
pouilles, harassée  par  des  travaux  dont  la  diffi- 
culté va  croissant,  s'assoupit,  surtout  si  le 
prince  lui-même  sommeille  sur  le  trône;  mais, 
pour  qu'elle  se  réveille,  il  lui  suffit  d'être  avertie 
par  le  sentiment  de  sa  propre  conservation. 
Alors  elle  peut  étonner  encore,  et  forcer  la  for- 
tune à  revenir  sous  ses  étendards,  si  elle  a  con- 
servé ses  mœurs,  si  sa  croyance  religieuse  ne 
s'est  pas  affaiblie,  et  si  le  ciel  lui  accorde  enfin 
un  chef  qui  ne  craigne  pas  de  se  mesurer  avec 
le  danger  :  cette  esquisse  est  celle  des  Ottomans 
de  nos  jours. 

Une  nation  est  bien  redoutable  quand  elle 


(  4i  ) 

combat  sur  les  tombeaux  de  ses  pères.  Ses  forces 
doublent  lorsque  le  fanatisme  lui  crie  que  la  foi 
est  en  péril.  Les  annales  ottomanes  prouvent 
d'ailleurs  que  les  sultans  qui  ont  vraiment  régné, 
sont  ceux  qui  n'ont  jamais  laissé  dormir  le  glaive, 
et  qu'ils  doivent  se  faire  craindre  de  leurs  sujets 
pour  mériter  d'en  être  aimé.  Les  princes  les 
plus  absolus  sont  précisément  ceux  dont  la  mé- 
moire jouit  chez  ce  peuple  de  la  plus  grande 
vénération,  parce  qu'ils  ont  pu  entreprendre 
de  grandes  choses ,  et  qu'ils  ont  laissé  les  plus 
glorieux  souvenirs.  Mahmoud,  pénétré  de  cette 
vérité,  dure  pour  le  siècle,  plus  d'une  fois  déjà 
a  essayé  de  la  remettre  en  pratique,  et  ses  ten- 
tatives ont  prouvé  qu'elle  n'a  pas  vieilli.  Il  a 
donc  satisfait  à  la  condition  qui  donne  au  prince 
le  droit  de  tout  entreprendre  pourvu  qu'il  res- 
pecte la  coutume.  11  pourra  le  faire  à  coup  sûr 
s'il    déploie  lui-même  l'étendard  sacré.   Quel 
enthousiasme  la  vue  d'un  sultan  qui  ferait  revi- 
vre l'antique  usage  de  commander  en  personne 
ses  armées,  ne  produirait-il  pas  chez  les  Musul- 
mans ! 

Ce  serait  une  erreur  grossière  de  mesurer 
la  puissance  des  Osmanlis  sur  la  faiblesse  des 
derniers  souverains  qui  ont  occupé  le   trône 


(  4*  ) 

d'Othman.  La  nation  est  toujours  la  même  en 
Turquie;  le  prince  seul  changé  et  cesse  de  con- 
stituer l'Etat  dès  l'instant  où  il  n'est  pas  doué  de 
la  force  de  caractère  nécessaire  pour  dicter  sa 
volonté.  Une  crise  politique  l'en! raine,  mais  sans 
jamais  amener  l'anarchie  et  faire  craindre  la 
dissolution.  Tous  les  empires  qui  ont  croulé 
étaient  loin  d'avoir  celle  garantie,  qui  se  présente 
aussi  comme  la  preuve  irrécusable  de  la  persé- 
vérance des  mœurs  primitives  et  de  l'intégrité 
des  institutions. 

Aux  Mahomet,  aux  Amurat,  aux  Suleïman 
succédèrent  des  princes  en  bas  âge,  ou  dont  les 
règnes  n'offrent  qu'une  tutelle  prolongée.  Amu- 
rat quatrième  du  nom  interrompit  cet  enchaî- 
nement malheureux.  Comme  ses  illustres  aïeux 
il  s'arracha  à  la  mollesse  du  sérail,  il  brisa  les 
portes  de  celle  prison  où  l'inquiétude  veille  aux 
côtés  du  trône ,  et  voulut  montrer  lui-même  à 
ses  sujets  découragés  sans  cire  abattus,  le  che- 
min de  la  victoire  ou  de  la  mort.  Le  nom  Otto- 
man, réhabilité  en  Europe  et  dans  l'Asie, 
réveilla  les  alarmes  qui  le  devançaient  aux  épo- 
ques de  sa  gloire.  Mais  après  Amurat  le  vezir 
représenta  de  nouveau  le  sultan  à  la  tête  des 
armées,  régnait  souvent  en  son  nom,   el  tous 


(45  j 
ceux  qui  se  succédaient  dans  ce  poste  glissant 
étaient  loin  d'avoir  l'habileté,  le  désintéresse- 
ment et  la  fidélité  des  Kiuperli.  Parfois  aussi 
il  arrivait  qu'une  milice  mutinée  les  désignait 
elle-même  au  pouvoir,  à  qui  il  ne  restait  plus 
que  le  droit  de  confirmer  une  usurpation. 

Dans  le  même  temps  la  civilisation  grandis- 
sait en  Europe  ;  enseignait  aux  soldats  la  disci- 
pline ;  aux  généraux ,  l'art  de  conduire  les 
armées.  Pierre  1  semait  dans  le  Nord  des  germes 
précieux  qui  se  développaient  avec  activité  dans 
un  sol  auquel  ils  étaient  inconnus.  L'observa- 
teur exercé  lisait  dans  l'avenir  l'époque  où 
l'empire  ottoman  serait  forcé  de  recourir  à  la 
politique  de  l'Europe  pour  s'élaver  contre  ses 
voisins,  surtout  contre  une  puissance  qui  présa- 
geait au  berceau  que  dans  peu  elle  serait  un 
colosse.  II  démêlait  aussi ,  à  travers  le  caractère 
immuable  de  la  nation,  qu'elle  trouverait  dans 
son  propre  fonds  des  ressources  suffisantes  pour 
lutter  avec  éclat  dans  une  guerre  où  il  s'agirait 
de  sa  propre  conservation. 

Les  Ottomans  ne  ressemblent  en  rien  aux 
Grecs  dégénérés  du  Bas-Empire.  Ils  peuvent 
être  retardés  de  plusieurs  siècles ,  mais  à  ce  trait 
on  reconnaît   qu?ils  n'ont  point  vieilli  ,  et  qu'ils 


(  44  ) 

ne  sont  pas  usés.  Toutes  les  fois  qu'ils  restent 
au-dessous  de  leur  ancienne  réputation,  c'est 
qu'il  leur  manque  un  chef.  Après  les  revers 
mérités  qui,  sous  les  règnes  de  Mahomet  IV  et 
de  Suleïman  lî,  leur  firent  perdre  la  Hongrie  ; 
qui  ouvrirent  aux  impériaux  les  provinces  inté- 
rieures, le  dernier  des  Riuperli  les  remit  sur 
la  route  de  la  victoire  ,  et  leurs  ennemis  purent 
douter  ,  dès  la  première  rencontre,  si  c'était 
bien  eux  qu'ils  avaient  vaincus.  Une  cause 
semblable  produisit  les  mêmes  effets  dans  les 
campagnes  qui  précédèrent  le  traité  de  Belgrade. 
Au  reste  il  suffit  de  lire  l'hommage  rendu  par 
Montécuculli,  à  qui  personne  ne  contestera  le 
droit  de  les  juger.  Ce  témoignage  authentique 
est  fortifié  par  d'autres  également  appuyés  sur 
des  autorités  recommandables.  Loyd  parle  des 
Ottomans,  que  plus  d'une  fois  il  avait  vus  de 
près,  de  manière  à  prouver  qu'il  était  loin  de 
les  mépriser  comme  ennemis.  Le  maréchal  de 
Saxe,  qui  avait  aussi  acquis  sur  le  champ  de 
bataille  la  mesure  de  leurs  forces,  ne  dédaigne 
pas  d'emprunter  quelques-unes  de  leurs  insti- 
tutions pour  enrichir  sa  constitution  militaire. 
Marsigli,  leur  prisonnier,  bien  qu'il  soit  géné- 
ralement pour  eux  un  juge  sévère  cl  partial,  ne 


(45) 

les  condamne  pas  sur  tous  les  points.  Le  prince 
de  Ligne  enfin  parle  d'eux  avec  ces  sentimens 
d'estime  auxquels  on  reconnaît  un  ennemi 
généreux  qui  ne  se  fait  pas  violence  pour  payer 
tribut  à  la  valeur  des  vaincus.  11  recommande 
d'ailleurs  plusieurs  de  leurs  pratiques  en  guerre 
comme  bien  entendues  et  dignes  d'être  adop- 
tées par  la  tactique  européenne. 

Le  jour  où  les  Ottomans  seront  vraiment  dé- 
pouillés de  leurs  vertus  guerrières  sera  celui  où 
la  foi  religieuse  les  abandonnera.  Cette  intrépi- 
dité aveugle  en  présence  du  péril  ;  cette  rési- 
gnation plus  courageuse  encore  dans  l'adversité; 
cette  soumission  absolue  devant  le  pouvoir ,  et 
qui  devient  plus  passive  lorsqu'elle  s'est  démentie 
un  instant,  tout  ce  chef-d'œuvre  du  législateur 
s'anéantirait  devant  un  jet  de  lumière;  et  mal- 
heur à  ceux  qui  en  seraient  frappés  !  Avant  d'ar- 
river aux  Ottomans  nous  avons  vu  un  empire 
caduc  expirer  par  les  suites  de  ce  poison  lent 
que  distille  l'immoralité;  nous  retrouvons  sur  le 
même  sol  un  gouvernement  dégradé  que  les 
mœurs  de  la  nation  soutiennent  et  défendent  en 
dépit  de  lui-même. 

Mustapha  ÏI  aurait  pu  faire  rentrer  la  Porte 
en   possession  de    la   Hongrie,    si   ce   prince, 

La  Bosnie.  5 


(46; 

pénétré  de  la  dignité  du  nom  ottoman ,  au  point 
même  de  pousser  ce  sentiment  jusqu'à  un  or- 
gueil déréglé,  avait  eu,  pour  guider  ses  armées 
de  terre  et  diriger  ses  louables  intentions,  un 
chef  aussi  habile  que  Mezzomorto ,  son  capitan 
pacha;  mais  il  fut  mal  secondé  dans  ses  entre- 
prises. On  doit  convenir  aussi  que  jamais  l'em- 
pire ottoman  n'a  eu  à  combattre  des  ennemis 
plus  redoutables  et  aussi  nombreux.  11  suffit  de 
nommer  Pierre  I,r,  le  prince  Eugène,  et  l'élec- 
teur de  Saxe  Frédéric- Auguste.  Venise,  l'Au- 
triche, la  Pologne  et  la  Russie  formaient  une 
ligue  redoutable  qui  entamait  ses  frontières  sur 
plusieurs  points  à  la  fois. 

La  politique  européenne  chercha ,  au  congrès 
de  Carlowitz,  à  atténuer  les  pertes  de  la  Porte. 
Ce  traité,  quoiqu'il  ne  fût  pas  aussi  désavanta- 
geux pour  elle  qu'on  pouvait  s'v  attendre,  d'après 
ses  désastres,  ne  signale  pas  moins  une  époque 
de  décadence  manifeste  par  les  concessions  qu'il 
prescrivit  à  une  puissance  conquérante,  qui  con- 
sentit dès  lors  à  rétrograder,  Home,  menacée  de 
beaucoup  plus  près  ,  continua  la  guerre  et  ne 
signa  la  paix  qu'aux  portes  de  Carthage.  Les  Otto- 
mans portent  un  jugement  semblable  sur  le  traité 
de  Carlcrwitz,  qui  même  contribua  beaucoup  à 


C  ^7  ) 

la  déposition  du  sultan.  La  nation ,  en  Tur- 
quie, ne  partage  pas  toujours  les  fautes  du  gou- 
vernement, quand  il  pèche  par  le  manque 
d'énergie.  U  est  vrai  qu'il  arrive  aussi  qu'elle  lui 
en  fasse  commettre  de  graves  lorsque  son  effer- 
vescence parvient  à  l'entraîner.  Mais  le  traité 
du  Pruth  est  celui  qui  a  influé  de  la  manière  la 
plus  funeste  et  qui  influera  le  plus  long-temps 
sur  les  destinées  de  l'empire  ottoman  :  Pierre 
le-Grand,  emprisonné  dans  son  camp,  tombait 
au  pouvoir  de  ses  ennemis  sans  ce  traité  secou- 
rable,  et  la  puissance  des  czars  se  trouvait 
arrêtée  dans  son  cours. 

C'est  à  dater  de  la  paix  de  Carlowitz  que 
l'Unna  et  la  Save  établissent,  du  côté  de  la 
Croatie,  la  délimitation  du  pacbalik  de  Bosnie. 
Pendant  long-temps  celle  province  a  singu- 
lièrement favorisé  les  Ottomans  dans  le  rôle  d'a- 
gresseurs. Lorsqu'ils  furent  réduits  à  prendre 
l'attitude  défensive,  le  prince  de  Bade  y  péné- 
tra :  mais  il  se  borna  à  entamer  les  frontières , 
retenu  par  la  nature  du  pays.  Plus  lard ,  le 
prince  Eugène  s'y  mon  Ira  aussi  ;  et,  malgré  les 
succès  qui  couronnèrent  d'abord  son  entre- 
prise ,  il  renonça  à  consolider  ses  conquêtes  ; 
en  sorte  que  cetle  course  se  réduisit  à  ruiner 


U»  ) 
quelques  châteaux  cl  à  faire  du  butin  :  il  devient 
difficile  en  effet  de  se  maintenir  dans  un  laby- 
rinthe aussi  dangereux. 

Après  la  célèbre  bataille  de  Belgrade,  la  con- 
cession de  la  Servie  et  de  la  Bosnie  était  une  des 
conditions  que  le  vainqueur  mettait  à  la  paix. 
Achmet  III  occupait  alors  le  trône.  Il  se  révolta 
à  cette  proposition  offensante.  Pendant  les  négo- 
ciations, l'Espagne  produisit  une  diversion  heu- 
reuse en  menaçant  l'Autriche.  Le  traité  de  Pas- 
sarowitz,  signé  sous  ces  auspices,  respecta  les 
droits  de  la  Porte  sur  les  deux  provinces  deman- 
dées d'abord  ;  mais  il  lui  enleva  Belgrade.  Ce  bou- 
levart,  devenu  célèbre  parles  Ilots  de  sang  qu'il 
a  déjà  fait  verser,  est  destiné  à  jouer  constam- 
ment le  premier  rôle  dans  les  démêlés  de  l'Au- 
triche avec  la  Porte. 

Loin  de  reconquérir  ses  anciennes  frontières, 
l'empire  ottoman  perdait  toujours  du  terrain. 
Ses  forces,  affaiblies  par  les  grands  changemens 
politiques  et  moraux  que  l'Europe  avait  éprou- 
vés, ne  s'accordaient  plus  avec  une  aussi  vaste 
extension.  En  les  concentrant  il  tendait  à  ré- 
tablir l'équilibre.  Les  guerres  qu'il  a  soutenues 
depuis  contre  l'Autriche  confirment  celte  re- 
marque. La  Valachie  et  la  Moldavie  sont  en- 


(  *. 
core  en  dehors  de  la  ligne  qui  lui  est  tracée  par 
la  défensive  ;  aussi  rien  de  plus  précaire  que 
leur  possession.  Mais  si  les  Ottomans  ont  dé- 
cliné en  Europe  ,  ils  conservent  leur  supé- 
riorité à  l'égard  des  nations  de  l'Asie.  C'est 
même  dans  ces  contrées  qu'ils  sont  appelés  à 
réparer  leurs  pertes ,  et  à  verser  leur  trop  plein, 
si  jamais  un  concours  de  circonstances  heu- 
reuses rend  à  leur  gouvernement  sa  vigueur 
première.  Dans  la  guerre  qui  a  amené  le  traité 
de  Belgrade,  et  les  a  fait  rentrer  en  possession 
de  cette  place  indispensable  à  leur  sûreté,  ils 
retrouvèrent  incontestablement  celle  même  su- 
périorité à  l'égard  des  Autrichiens.  Battus  dans 
plusieurs  rencontres ,  ceux-ci  furent  chassés  de 
la  Bosnie  et  de  la  Servie,  où  ils  avaient  pénétré. 
Sans  le  concours  de  la  Russie,  qui  ne  jouait 
déjà  plus,  à  cette  époque,  le  simple  rôle  d'auxi- 
liaire, peut-être  même  que  le  Croissant  victo- 
rieux aurait  flotté  sur  les  murs  de  Témeswar 
et  de  Bude.  L'impulsion  était  imprimée  par 
des  chefs  enlreprenans,  et  le  succès  avait  rendu 
la  confiance  :  dans  cette  disposition  morale  , 
l'audace  et  l'opiniâtreté  doublent  les  forces  des 
Ottomans. 

Ces  hommes,  d'une  valeur  éprouvée,  d'une 


(5o) 

sobriété  rare  et  d'un  tempérament  robuste  , 
n'ont  besoin  que  de  conseils.  Le  meilleur  qu'on 
puisse  leur  donner  ,  c'est  de  suppléer  sur  le 
champ  de  bataille;  au  manque  de  discipline  et  à 
l'ignorance  en  tactique,  par  le  choix  de  posi- 
tions qui  soient  à  la  l'ois  offensives  et  défensives. 
Celte  condition  remplie  ,  qu'ils  se  montrent 
toujours  attentifs  à  retrancher  leur  camp  afin 
d'y  trouver  un  asile  en  cas  d'échec,  et  de  pré- 
venir ces  déroutes  inévitables  pour  une  multi- 
tude battue.  En  supposant  leurs  ailes  bien  cou- 
vertes ou  appuyées  par  des  reinuemcns  de  terre, 
au  défaut  d'obstacles  naturels,  qu'ils  jettent  en 
avant  de  leur  front  quelques  redoutes,  avec 
1  intention  d'accroître  leur  sécurité,  et  de  se 
ménager  le  privilège  de  l'initiative.  Cette  pre- 
mère  ligne,  munie  d'artillerie,  protégera  les 
attaques  en  colonnes  par  les  intervalles  ,  et  per- 
mettra à  ces  mêmes  colonnes  repoussées,  de  venir 
se  reformer  sous  leur  feu.  Une  pareille  tactique 
déconcerterait  singulièrement  une  armée  ma- 
nœuvrière  qui  compterait  sur  la  facilité  de  ses 
formations  en  colonnes,  sur  la  rapidité  de  ses 
déploiemeus,  sur  !<■>  mouvemens  de  flanc  déro- 
bespour  déborder  et  tourner  un  ennemi  habitué 
.m  contraire  à  we  regarder  que  devant  lui,  et  à 


(  5i   ) 

marcher  au  but  par  la  ligue  la  plus  courte. 
Elle  donnerait  à  ce  dernier  la  facilité  d'étu- 
dier son  adversaire  sur  le  champ  de  bataille 
même;  de  se  convaincre  que  ce  champ  de  ba- 
taille est  en  effet  un  échiquier  où  toutes  les 
pièces  doivent  obéir  à  un  mouvement  combiné  ; 
enfin  c'est  la  tactique  que  Pierre-le-Grand 
suivit  à  Pultawa  ,  et  qui  a  mis  les  Russes  sur  la 
route  de  la  fortune.  Quant  à  l'ouverture  des 
marches,  à  l'ensemble  des  lignes  d'opérations  , 
les  Ottomans  n'ont  pas  ,  il  est  vrai,  d'écoles  où 
l'on  enseigne  cette  science  compliquée;  cepen- 
dant ils  ont  prouvé  qu'avec  des  conseils  ils 
pouvaient  la  comprendre  et  la  suivre.  Mais 
il  est  à  regretter  que  le  sort  de  ceux  qui  sont 
appelés  chez  eux  à  commander  les  armées,  soit 
si  précaire;  que  l'expérience,  les  lalens  mili- 
taires, souvent  rendent  le  gouvernement  plus 
ombrageux  que  confiant.  Cette  politique  désas- 
treuse est  peut-être  la  principale  cause  de  la 
mauvaise  fortune  qui  s'est  attachée  à  ses  armes, 
depuis  qu'il  les  mesure  avec  la  Russie.  Ln  sultan 
qui  commanderait  en  personne,  ou  sous  les  yeux 
duquel  l'armée  agirait,  ferait  disparaître  celte 
cause  d'infériorité,  et  changerait  inopinément 
la  face  des  choses,  de  manière  à  démentir  toutes 


(52    ) 

ces  prédictions  qui  ,  depuis  un  siècle ,  se  répè- 
tent sans  s'accomplir. 

La  nation  ottomane  est  trop  virile;  elle  est 
douée  d'un  caractère  trop  prononcé,  on  peut 
dire  même  trop  absolu,  pour  toucher  à  son 
heure  dernière.  Tout,  jusqu'à  ses  révolutions 
sanglantes ,  à  ces  milliers  de  félons  qui  s'engen- 
drent à  chaque  instant  dans  son  sein,  et  vont 
héroïquement  au-devant  d'une  fin  tragique,  an- 
nonce qu'elle  est  pleine  de  vie  et  qu'elle  joue  avec 
l'idée  de  la  mort.  De  même  que  les  grands  cou- 
pables qu'elle  enfante,  tous  remarquables  par 
une  physionomie  hardiment  esquissée ,  il  fau- 
dra l'exterminer  pour  en  avoir  raison.  La  reli- 
gion seule  a  le  droit  de  la  faire  fléchir:  et  la 
religion  lui  commande  de  ne  plus  regarder  aux 
sacrifices  lorsqu'il  s'agit  de  sa  dignité.  Une 
garantie  bien  forte  encore  pour  cette  nation , 
c'est  la  persévérance  avec  laquelle  on  l'a  tou- 
jours vue  poursuivre  ses  projets,  et  l'opiniâtreté 
qu'elle  met  à  vouloir  quand  elle  oublie  d'obéir. 
Chez  elle  tout  est  ressort,  le  système  muscu- 
leux  domine  toujours,  et  ses  mouvemens  se 
trouvent  soumis  à  un  tempérament  bilieux  qui 
médite  long -temps  avant  de  manifester  sa 
pensée. 


(53) 
Monlécuculli,   en  décrivant  la  constitution 
militaire  des  Ottomans  et  la  conduite   qu'ils 
tiennent  dans  les  cas  variés  qu'on  rencontre  à 
la  guerre,   fait  une  réflexion  qui   contient  la 
révélation  de  leur  changement  de  fortune,  a  Le 
Turc ,  dit  ce  grand   capitaine ,  n'attend  point 
la  guerre  chez  lui;  toujours  il  va  la  porter  chez 
les  autres.  ))  C'était  aussi  la  maxime  des  Ro- 
mains. L'offensive  fait  essentiellement  partie  du 
caractère  musulman  ;  de  là  vient  que  les  Turcs 
combattent  avec  bien  moins  d'ardeur  pour  la 
défense  de  la  Valachie  et  de  la  Moldavie,  que 
s'il  s'agissait  encore  de  conquérir  ces  provinces. 
Cependant  il  n'est  pas  permis  de  douter  qu'ils 
n'opposent  la  résistance  du  lion  à  l'ennemi  qui 
viendra  les  attaquer  chez  eux ,  c'est-à-dire  en 
deçà  du  Danube. 

Depuis  la  paix  de  Belgrade  la  fortune  des 
Ottomans  est  toujours  allée  en  déclinant,  parce 
qu'ils  n'ont  plus  combattu  que  pour  conserver 
des  provinces  reculées  vers  le  nord,  contre 
une  puissance  qui  suivait  au  contraire  la  grande 
route  tracée  par  la  nature ,  en  s'avançant  vers  les 
contrées  méridionales.  Dès  l'instant  où  fut  sou- 
scrit le  traité  de  Kaïnargik ,  qui  mit  la  Russie 
en  possession  de  la  méritoire,  et  priva  la  Porte 


(54) 

de  cette  armée  permanente  de  Tartares  campée 
en  première  ligne,  elle   aurait  pu  prévoir  que 
plus  tard  elle    signerait   la   paix  à   Jassy  et  à 
Bultaretz,  toujours  à  des  conditions  humiliantes. 
Elle  doit  s'attendre  encore  à  ce  que  cette  dure 
épreuve  se  renouvelle  aussi  long-temps  qu'elle 
aura  des  possessions  sur  la  rive  gauche  du  Da- 
nuhe.  Ce  triste  avenir  est  d'autant  plus  certain 
que  ces  possessions  hasardées  sont  actuellement 
à  la  merci  de  la  Russie,  qui  exerce  sur  elles,  par 
anticipation,  un  patronage  ostensible  comme 
sur  un  héritage  assuré.  D^un  autre  coté  les  Ot- 
tomans, fidèles  observateurs  de  leurs  engage- 
mens  envers  les  vaincus,  ont  dérogé,  en  Valachie 
et  en  Moldavie,  au  système  de  colonisation, 
suivi  par  eux  dans  toutes  leurs  conquêtes,  et 
qui  contribuerait  puissamment   aujourd'hui  à 
leur  assurer  la  conservation  des  deux  provinces. 
La  politique  n'est  jamais  immolée  impunément  à 
la  foi  des  traités;  et  malheur  à  ceux  qui  adoptent 
la  maxime  contraire  !  L'impératrice  Catherine 
a  prouvé  à  l'Europe  que  l'autre  était  sa  maxime 
favorite.    Quelles    sont    les    armes    auxiliaires 
qu'elle  a  mises  en  jeu  pour  combattre  une  puis- 
sance bien  [dus  ignorante  en  perfidies  diploma- 
tiques qu'en  stratégie  ;  qui  attendait  son  adver- 


(  55  ) 
saire  sur  les  frontières,  tandis  qu'il  s'était  déjà 
glissé  au  cœur  de  ses  Etats,  qu'il  y  fomentait  les 
troubles,  lui  suscitait  des  ennemis  domestiques 
partout  où  il  pouvait  apercevoir  des  élémens 
d'insurrection;  enfin  qui  continuait  à  lui  faire  la 
guerre,  après  même  la  signature  delà  paix,  et 
sous  les  apparences  trompeuses  de  la  cordialité. 
Le    caractère    noble   et   élevé   de   l'empereur 
Alexandre  repousse  bien  sûrement  ces  moyens 
incompatibles  avec  sa  politique  généreuse;  mais 
son  cabinet,  familiarisé  de  longue  main  avec 
une  tactique  qui  a  secondé  si  puissamment  trois 
guerres    consécutives ,    apporte  t-il    la    même 
franchise  dans  ses  plans  de  campagne?....  Les 
armes  cessent  d'être  égales  dès  l'instant  où  la 
bonne   foi,  à  plus  forte    raison  la  bonhomie , 
se  trouve  en  présence  de  la  déloyauté  ;  et  si  les 
Ottomans  ont  été  vaincus ,  ce  n'est  pas  à  eux 
qu'on  peut  en  faire  le  reproche.  Au  reste  leurs 
ennemis  ont  payé  bien  cher  les   lauriers  qui 
parent  leurs  fronts;  et  le  sang  dont  ils  les  ont 
arrosés  ne  leur  donne  point  encore  la  mesure  de 
celui  que  leur  coûterait  la  riche  moisson  qu'ils 
se  flattent  de  faire  dans  les  murs  de  Constanti- 
nople.  Voici  en  abrégé  cet  enchaînement  d'in- 
fortunes qui  a  déconsidéré  les  Turcs  au  point 


(56) 

de  faire  regarder  leur  établissement  en  Europe 
comme  un  camp  de  Tartares  dont  l'Asie  va 
devenir  le  refuge. 

Sultan  Mustapha  1ÏI ,  doué  d'une  force  de 
caractère  conforme  aux  circonstances  ,  et 
éclairé  sur  les  vues  ultérieures  de  Catherine, 
dont  l'ambition  dévorait  déjà  la  Pologne,  avait 
déclaré  la  guerre  à  cette  souveraine  par  un 
mouvement  qu'on  peut  nommer  chevaleresque. 
Son  successeur  Abdul-Hamid,  trop  pusillanime 
pour  lutter  avec  la  mauvaise  fortune ,  n'aspirait 
qu'à  conclure  la  paix  ,  et  la  signa  contre  le  vœu 
de  la  nation.  On  dit  même  à  Constantinople 
que,  pour  vaincre  sa  répugnance  et  mettre  l'L- 
léma  dans  l'obligation  de  souscrire  à  l'éman- 
cipation des  Tartares  ,  le  grand  vezir  eut  l'in- 
struction secrète  de  se  laisser  envelopper  par  les 
Russes.  Les  1 5,ooo bourses  qui  furent  comptées 
à  l'impératrice  Catherine  à  Kaïnargik,  servirent 
à  lui  acheter  de  nouveaux  partisans  dans  l'empire 
ottoman. 

Dix  années  s'écoulèrent  ensuite  dans  un  état 
sourdement  hostile.  Le  grand  vezir  Issuf-Pa- 
cha,  devenu  tout-puissant  près  de  son  maître, 
mais  dont  la  faveur  était  menacée  par  les  intri- 
gues du  sérail .  forma  une  alliance  secrète  avec 


("57  ) 
les  ambassadeurs  de  Prusse  et  d'Angleterre. 
Dans  l'iiitention  de  se  rendre  de  plus  en  plus  né- 
cessaire ,  et  de  détourner  l'orage  qui  menaçait  ses 
trésors,  il  seconda  les  efforts  des  deux  ministres 
étrangers  près  de  la  Porte ,  pour  la  déterminer 
à  tenter  de  nouveau  le  sort  des  armes.  Abdul- 
Hamid,  habitué  à  céder,  se  laissa  persuader  sur 
le  succès  d'une  guerre  qui  allait,  lui  disait-on, 
faire  rentrer  la  Crimée  sous  sa  domination.  Jo- 
seph II  s'empressa  de  se  joindre  à  la  Russie,  coin 
vaincu  de  son  côté  que  le  moment  du  partage 
de  la  Turquie  d'Europe  était  arrivé.  Il  entra  en 
Moldavie  par  la  Buckovine,  entama  avec  beau- 
coup de  peine  les  frontières  de  la  Bosnie,  défen- 
dues par  sa  vaillante  population  ;  mais  les  Otto- 
mans, en  pénétrant  dans  la  Hongrie,  opérèrent 
une  puissante  diversion,  et  causèrent  à  leurs 
ennemis  de  plus  grands  dommages  que  ceux 
qu'ils  avaient  reçus. 

Laudhon  rappela  la  fortune  sous  les  enseignes 
autrichiennes.  ïl  parvint  à  s'emparer  de  Bel- 
grade; et  ce  coup  décisif  le  rendit  maître  en  peu 
de  temps  de  la  Servie.  Cependant  les  projets 
ambitieux  de  son  souverain  demeurèrent  sans 
résultats.  Le  traité  de  Sislow,  qui  fut  signé  sous 


(53) 

l'influence  des  cabinets  de  Londres,  d'Amster- 
dam et  de  Berlin,  par  Léopold  II  et  Selini  III, 
qui  avaien  l  succédé  sur  ces  entrefaites  à  Joseph  II 
et  à  Sultan  Abdul-Hamid ,  rétablit  les  deux  puis- 
sances belligérantes  dans  leurs  anciennes  limites. 
C'était  l'impératrice  Catherine  qui  devait  re- 
cueillir les  fruits  de  cette  lutte  sanglante.  Le 
traité  de  Jassy  l'établit  sur  la  route  de  Byzance 
que  son  ambition  se  complaisait  à  parcourir, 
et  qu'elle  montrait  déjà  à  sa  flotte. 

Ces  deux  guerres  consécutives  et.  malheu- 
reuses, en  affaiblissant  l'empire  ottoman,  en- 
gendrèrent dans  son  sein  une  nuée  de  brigands 
qui  le  déchiraient  ;  des  pachas  indépendans  qui 
le  paralysaient  sur  plusieurs  points,  dans  le 
même  temps  qu'il  faisait  tête  à  deux  puissances 
colossales.  De  leur  coté  celles-ci  trouvaient 
moyen  de  maintenir  les  autres  dans  un  système 
de  neutralité  dont  la  Porte  allait  être  victime. 
Cependant  Mustapha  avait  pris  les  armes  pour 
combattre  l'influence  qui  a  décidé  le  sort  d'une 
nation  qu'on  ne  trouve  plus  dans  la  balance 
politique  de  l'Europe,  peut  être  parce  que  ce 
prince  a  été  abandonné  à  ses  propres  forces. 
Dans  la  première  guerre,  livrés  à  eux-mêmes, 
les  Ottomans   ne   furent  secondés    que   par    la 


(59) 

Suède  pendant  la  seconde;  encore  celte  assis- 
tance fut  si  faible  qu'elle  mérite  à  peine  d'être 
comptée.  La  Prusse,  l'Angleterre  ne  leur  offri- 
rent que  des  conseils  intéressés,  et  leur  mé- 
diation armée,  quand  le  mal  était  à  son  comble. 
Au  milieu  d'un  concours  de  circonstances  si 
propres  à  décourager ,  ils  prouvèrent  que  l'en- 
thousiasme pourrait  se  réveiller  chez  eux  toutes 
les  fois  qu'il  s'agirait  du  salut  de  1  empire,  et 
qu'ils  n'iraient  pas  avec  moins  d'intrépidité  que 
leurs  pères  à  la  rencontre  de  la  mort.  La  dé- 
fense opiniâtre  qu'ils  tirent  dans  Ismaïlow, 
vient  à  l'appui  de  cette  remarque;  et,  pendant 
ces  deux  guerres,  les  armées  qu'ils  mirent  sur 
pied  présentèrent  constamment  une  masse  de 
trois  cent  mille  combattans  ;  mais  ces  hommes 
déterminés  manquaient  de  chefs» 

Dès  l'instant  où  une  condition  aussi  impérieuse 
n'est  point  remplie  ,  une  armée  n'offre  qu'un 
corps  sans  âmej;  et  plus  elle  est  nombreuse , 
plus  les  succès  de  l'ennemi  sont  brillans  et  as- 
surés. La  discipline  européenne  et  la  nouvelle 
tactique  dont  Frédéric  venait  de  fonder  la 
grande  école  sur  les  champs  de  bataille  de  la 
Silésie  ,  leur  prouvaient  plus  que  jamais  qu'ils 
devaient  se  plier  aux  mêmes  institutions ,  ou 


(6o  ) 

renoncer  aux  engagemens  généraux.  Ce  sont 
eux ,  d'ailleurs ,  qui  ont  réhabilité  une  maxime 
dont  la  victoire  a  fait  sa  devise  ,  et  qui  leur  a 
conservé  la  supériorité  aussi  long-temps  qu'ils 
l'ont  mise  en  pratique.  Mais  par  cela  même 
qu'ils  ont  donné  dans  un  temps  l'exemple  de 
la  discipline  la  plus  austère  il  est  permis  d'es- 
pérer qu'ils  sentiront  enfin  la  nécessité  absolue 
d'y  revenir. 

Selim  III,  pénétré  de  ce  besoin  impérieux, 
se  montra  animé  du  désir  bien  prononcé  de 
marcher  dans  la  roule  de  la  régénération.  Le 
corps  des  Ulémas  ,  la  généralité  de  la  classe 
aisée,  appuyèrent  ses  innovations  aussi  long- 
temps qu'elles  ne  prirent  pas  un  caractère 
alarmant,  et  que'  le  prince  respecta  les  cou- 
tumes. Mais  il  monta  sur  le  trône  pour  signer 
une  paix  honteuse  qui  dut  faire  rejaillir  sur  son 
règne  une  première  défaveur.  La  guerre  qu  il 
eut  à  soutenir  plus  tard  contre  la  France,  si, 
d'une  part,  elle  le  fit  rentrer  dans  l'entière 
possession  de  l'Egypte  .  usurpée  par  les  beys; 
de  l'autre,  elle  établit  plus  que  jamais  un  contact 
périlleux  entre  les  dignitaires  de  l'empire  et 
les  cabinets  étrangers ,  qui  profitèrent  d'une  in- 
timité   jusque   là    inconnue  ,     pour   envahir    le 


(6,  ) 
divan,  el  pour  y  semer  à  pleines  mains  la  cor- 
ruption. Surtout  elle  fournit  à  la  Russie  les 
moyens  de  jeter  les  fondemens  de  celte  puis- 
sance de  relations  intérieures  si  favorable  à  ses 
projets  ambitieux,  et  dont  les  grands  événemens 
qui  remplissent  le  présent,  qui  effraient  l'ave- 
nir, sont  la  funeste  conséquence. 

Sultan  Sélim  dans  le  même  temps  était  en  proie 
aux  inquiétudes  que  lui  donnaient  de  nombreux 
ennemis  domestiques.  Au  lieu  de  réprimer  les 
janissaires,  il  accrut  leur  audace  par  défaut 
de  caractère.  ïl  légua  à  son  successeur  une 
guerre  soutenue  sans  énergie ,  parce  que  toutes 
les  ressources  de  l'Etat,  toute  la  valeur  de  la 
nation  étaient  absorbées  dans  les  révolutions  et 
les  dissensions  intestines.  Enfin,  à  cette  époque 
calamiteuse,  le  gouvernement  français,  vers 
lequel  l'entraîna  sa  politique ,  abusée  par  l'in- 
clination, sous  le  nom  perfide  d'allié  protec- 
teur, était  son  plus  dangereux  ennemi. 

Lorsque  ce  prince  eut  été  précipité  du  trône ,  ' 
les  inquiétudes ,  légitimées  par  l'ambition  bien 
démontrée  de  Bonaparte,  firent  commettre  à  la 
Porte  une  autre  faute  également  capitale,  en 
la  décidant  à  accéder  à  la  paix  quand  son  intérêt 
plaidait  pour  la  continuation  de  la  guerre.  La 
La  Bosnie.  / 


(    62    ) 

Russie  doil  regarder  le  traité  de  Bukarelz  comme 
un  coup  de  fortune  inespéré,  bien  moins  à 
raison  des  concessions  nouvelles  qu'il  lui  a  valu  , 
que  des  concessions  anciennes  qu'il  lui  a  ga- 
ranties ,  et  qu'elle  était  en  danger  de  perdre  : 
il  est  le  résultat  de  ces  intelligences  que  nous 
avons  signalées.  Quant  à  Sultan  Mahmoud,  à 
peine  consolidé  sur  le  trône  à  l'époque  où  il  se  vit 
forcé  de  ratifier  ce  traité ,  il  n'avait  pas  encore 
réhabilité  l'autorité  de  manière  à  pouvoir  élever 
la  voix  plus  haut  qu'un  faux  principe  de  sécurité 
venu  du  dehors  et  généralement  répandu  dans  la 
nation.  Aujourd'hui  le  ressort  est  retrempé;  le 
gouvernement  ne  procède  plus  par  hésitation  ; 
le  sultan  a  réintégré  le  sceptre  dans  ses  droits, 
et  la  nation  a  repris  cette  attitude  fière  qui 
promet  une  guerre  à  mort  :  les  temps  sont  donc 
changés  ,  et  le  passé  ne  doit  plus  servir  de  règle 
pour  interpréler-4  avenir. 

Dans  ce  tableau  rapide  nous  n'avons  pas  fait 
mention  de  Mustapha  IV,  qui  ne  succéda  à 
Sélim  que  pour  descendre  du  trône  avec  humi- 
liation et  le  céder  à  Sultan  Mahmoud.  Comme 
souverain  son  existence  n'a  été  qu'éphémère. 
Il  a  vécu,  mais  a-l-il  régné  ? 


(  63  ) 


VWVYWWA.  VWVW**  vv  w  vv  a\iwv\\vvwuu\iwwvvwwwvvw\\ui  VWVWWVWl  v 


CHAPITRE   II. 


Géographie  ,    physique,    statistique  ,    situation    relative ,     et 
économie  rurale. 


.Le  pachalik  de  Bosnie  se  compose  de  la  Bosnie 
proprement  dite,  de  la  Croatie  turque,  de  l'Erzé- 
govine,  et  du  Sandjak  de  Novi-Bazar ,  autre- 
ment de  la  Rascie.Celte  province  frontière  s'élève 
comme  un  rempart  entre  le  monde  chrétien  et 
le  domaine  de  l'Islamisme;  entre  les  contrées 
soumises  au  régime  oriental  et  celles  où  les 
principes  opposés  acquièrent  au  contraire  un 
développement  alarmant  pour  l'ordre  social  ;  la 
Bosnie  enfin  présente  la  ligne  de  démarcation 
la  plus  tranchante  sous  le  rapport  de  la  phy- 
sionomie des  peuples ,  des  mœurs  et  des  usages. 
Un  Européen,  en  franchissant  cette  ligne,  se 
trouve  transplanté  comme  par  enchantement, 
au  milieu  de  la  haute  Asie;  du  moins  les  mé- 
tamorphoses qui  s'opèrent  autour  de  lui,  partout 


(64) 
où  il  porte  ses  regards,  peuvent  bien  provoquer 
et  taire  naître  chez  lui  une  illusion  que  l'élude 
morale  vient  ensuite  justifier. 

La  Bosnie,  a  raison  de  son  étendue,  de  sa 
population  belliqueuse,  de  sa  position  géogra- 
phique ,  des  nombreux  cours  d'eau  qui  la  tra- 
versent et  des  aspérités  qui  la  couvrent,  tient 
le   premier  rang    parmi   les    provinces    de    la 
Turquie  d'Europe.   C'est  un  boulevart  où  la 
puissance  des  Ottomans  trouverait  un  dernier 
refuge,  pourrait  se  retrancher  et  vendre  chère- 
ment son    dernier   soupir.    Au  nord  elle    est 
bornée  par  l'Unna  et  par  la  Save,  qui  la  séparent 
de  la  Croatie  autrichienne  et  de  la  Hongrie.  A 
l'ouest  le  Likaner  et  leProloke  lui  fournissent 
une  excellente  barrière  relativement  à  la  pre- 
mière de  ces  deux  provinces  et  à  la  Dalmatie; 
elle   touche  au  sud  à  l'Albanie;  à  l'est  elle  est 
en  contact  avec  la  Servie  el  la  ïloumélie,  dont  la 
Drinaetla  Mitrovitza  la  détacheht.  Sa  position 
géographique  est  entre  le  i3e  <  !    le  19"  degi  < 
de  longitude  du   méridien  de   Paris;  entre  le 
42e  et  le  t5'  degré  de  latitude. 

Le   Likaner  présente  une  chaîne  fortement; 
exprimée,  qui  est  la  principale  ramification  des 
'•  Ipes  Juliennes.  Elle  se  partage  en  deux  autri 


(  fifi  ) 

sur  les  frontières  de  la  Botnie  et  de  la  Croatie 
autrichienne  ,  au  point  de  relèvement  où  la 
Zermagna  et  l'Urina  prennent  leurs  sources.  La  / 
chaîne  proprement  dite  continue  à  courir  du 
nord-ouest  au  sud-est  ;  coupe  la  Bosnie  en 
longueur;  traverse  l'Albanie  dans  le  même  sens; 
jette  des  contreforts  nombreux  dans  la  Roumélie, 
la  Macédoine, et  va  finir  en  Morée.  L'autre,  qui 
n'est  qu'un  appendice  de  la  première ,  continue 
à  servir  de  délimitation  à  la  Bosnie  du  côté  de 
l'ouest;  se  dirige  parallèlement  au  littoral  de 
l'Adriatique ,  et  s'en  rapproche  de  manière  à  se 
confondre  souvent  avec  lui.  Entre  ces  deux 
remparts  est  comprise  l'Erzégovine ,  autrement 
la  Bosnie  méridionale. 

La  chaîne  du  Proloke  est  hérissée  de  rochers 
que  les  eaux  diluviennes  et  pluviales  ont  minés 
et  mis  à  nu.  On  n'y  remarque  qu'une  végé- 
tation rare  et  souffrante,  contrariée,  en  hiver 
par  des  vents  impétueux ,  en  été  par  un  soleil 
brûlant,  et  qui  n'est  guère  rafraîchie  que  par 
ces  abondantes  rosées  inhérentes  aux  climats 
chauds.  Les  couches  calcaires  qui  entrenl 
dans  son  organisation,  par  une  suite  de  leur 
inclinaison  et  du  dérangement  que  leur  ordon- 
nance primitive  a  éprouvé,   favorisent  Finfil- 


(66) 

tration  des  eaux.  Dans  la  saison  des  pluies,  ou 
bien  à  la  suite  d'un  orage  ,  on  voit  ces  mêmes 
eaux  sourdre  inopinément  dans  l'Erzégovine  et 
la  Dalmatie.  Pendant  quelques  instans  elles 
coulent  à  la  surface  du  sol ,  et  vont  de  nouveau 
se  perdre,  à  la  faveur  des  entonnoirs  qu'on  y 
rencontre  fréquemment ,  surtout  dans  la  plaine 
de  Livno,  où  sans  le  secours  de  ces  issues  sou- 
terraines elles  se  trouveraient  emprisonnées. 

Celte  chaîne  ou  plutôt  cet  appendice  donne 
naissance,  sur  son  versant  ouest,  à  la  Zermagna, 
à  la  Kerka  el  à  la  Cettina ,  qui ,  après  un  cours 
rapide  à  travers  la  Dalmatie,  se  jettent  dans 
l'Adriatique.  Plus  loin  il  est  interrompu  par  la 
Narrenla  dont  il  forme  la  berge  droite  près  de 
son  embouchure.  Son  versant  occidental  fournit 
quelques  médiocres  affluons  à  ce  cours  d'eau 
principal  ,  et  donne  naissance  à  des  bassins 
fermés ,  qui  forment  anomalie  dans  le  plan  ré- 
gulier de  la  nature. 

C'est  bien  moins  sous  le  rapport  de  l'élévation 
que  relativement  à  l'aspérité,  qu'on  doit  regarder 
cette  chaîne  comme  une  défense  excellente  pour 
la  Bosnie.  Le  Proloke,  qui  est  un  de  ses  points 
cùlminans ,  n'a  guère  que  700  toises  au-dessus 
■  lu  niveau  de  la  mer;  mais  ce  passage",  1  un  crels 


(  6?) 
plus  fréquentés  par  les  Dalmales  el  les  Turcs, 
est  hérissé  d'obstacles  naturels ,  que  les  habitans 
et  les  chevaux  du  pays  ont  eux-mêmes  de  la 
peine  à  surmonter.  Les  routes ,  partant  de  Kuin, 
d'Inioski,  de  Vergoratz  et  de  Raguse  pour  pé- 
nétrer dans  l'Erzégovine  ,  sont  moins  difficul- 
tueuses  il  est  vrai  ;  cependant  elles  se  bornent 
également  à  des  sentiers  tracés  péniblement  par 
les  bêtes  de  somme  à  travers  les  rochers.  Ces 
remparts  défendent  bien  mieux  les  deux  pro- 
vinces contre  leurs  tentatives  réciproques ,  que 
les  obstacles  créés  par  l'art  sur  leurs  territoires 
respectifs.  Pourtant  les  Bosniaques  plus  d'une 
fois  ont  franchi  cette  barrière.  Dans  un  temps 
même,  ils  faisaient  fréquemment  des  courses 
sur  les  terres  de  leurs  voisins ,  comme  l'attestent 
encore  les  tours  défensives  et  les  murailles  éle- 
vées à  la  gorge  des  péninsules ,  qu'on  trouve 
à  chaque  pas  en  parcourant  la  Dalmatie. 

La  grande  chaîne,  sur  son  versant  sud-ouest , 
présente  à  quelques  différences  près  le  même 
caractère  que  le  Proloke  :  les  rochers  s'y  mon- 
trent à  nu  ;  le  sol  paraît  frappé  de  stérilité  ; 
mais  à  mesure  qu'on  approche  du  plateau  qui 
la  couronne ,  la  végétation  se  réveille ,  et  la 
culture,  mettant  à  profit  les  vallées  ,  rentre  peu 


(68) 

a  peu  dans  ses  droits.  Ce  versant  donne  nais- 
sance à  la  Narrenta,  qui  arrose  la  campagne 
de  Mostar,  et  va  se   perdre  dans  l'Adriatique 
près  du  fort  Opus;  à  la  Moracca,  qui  coule  dans 
une  vallée  supérieure,  traverse  le  lac  de  Scu- 
tari ,  et  se  rend  à  la  mer  au-dessous  de  Dulcigno; 
à  Ja   Rama  et    au  Mostar-Blato  ,   qui  sont  les 
afïluens  principaux  de  la  Narrenta  j  enfin  à  la 
rivière  de  Trebigne ,   qui  rassemble  les  eaux 
d'une  vallée  inférieure ,  dont  la   direction  est 
parallèle  à   celle  où  coule  la  Moracca.    Après 
Sugliaka  ou  Kupris ,  qui  est  un  point  culminant, 
on  trouve,  en  descendant  vers  le  sud  ,  le  mont 
Ivan,  autre  point  de  relèvement  plus  prononcé 
que  le  premier  ,  au  pied  duquel  la  Narrenta, 
la  Moracca,  d'une  part;  la  Bosna,  la  Migliaska, 
de  l'autre ,  prennent  leurs  sources.  Les  mon- 
tagnes qui  forment  le  bassin  de  la  Narrenta  près 
de  son  origine  sont  nues  à  leur  sommité  ,  mais 
boisées  à  leur  base.  Le  mont  Ivan  est  couvert 
de  forets  et  de  pâturages;  En  continuant  à  des- 
cendre, on  observe  que  la  chaîne  reprend  le 
caractère   âpre  des  aspérités  de  la  Dalmatie; 
et  cette  nudité  paraît  plus  sensible  encore  dans 
les  contreforts  qui  se  développent  tant  au  nord 
pfau  sud  deMôsiar.  Ces  montagnes  dégradées 


(  «9  ) 
annoncent,  par  les  écarts  qu'on  y  remarque, 
qu'elles  ont  été  tourmentées  par  les  eaux  plus 
long-temps  et  plus  tard  que  les  autres  parties 
du  globe.  Leurs  couches  calcaires  présentent, 
de  même  qu'au  Proloke,  une  inclinaison  pro- 
noncée, et  sûrement  des  cavités  profondes  qui 
servent  de  récipiens  aux  eaux  pluviales.  De  ces 
masses  sortent  tout  formés  des  cours  d'eaux 
considérables ,  que  souvent  d'autres  réservoirs 
absorbent  à  une  médiocre  distance  du  lieu  qui 
les  a  vus  naître.  Les  monts  où  la  Rama  prend 
sa  source  montrent  encore  des  parties  boisées,* 
mais  plus  bas  les  deux  contreforts  qui  dessinent 
le  bassin  de  la  Narrenta  sont  complètement  dé- 
pouillés. La  campagne  deTrebigne,  surtout  en 
se  rapprochant  du  littoral,  présente  sans  adoucir, 
ce  tableau  qui  attriste  si  souvent  l'œil  en  Dal- 
matie.  Ce  sont  ici  des  amas  de  pierre  disposés 
en  gradins ,  et  parallèlement  à  la  grande  chaîne  ; 
là  des  plaines  entières  hérissées  de  rochers;  à 
chaque  pas  on  remarque  le  travail  opiniâtre 
des  eaux  aidées  du  temps,  pour  se  creuser 
des  entonnoirs  où  vont  se  perdre  celles  qu'on 
rencontre,  de  loin  en  loin,  dans  cette  contrée 
dévorée  aujourd'hui  par  un  soleil  brûlant.  Tel 
est  l'aspect  général  du  pays  depuis  Trebigne  et 


(  ?o) 
même  depuis  Blagai  au-dessous  de  Mostar, 
jusqu'au  littoral;  seulement  le  fond  des  vallées 
oflVe  ça  et  là  quelques  traces  de  culture  dont 
l'œil  est  d'autant  plus  avide  quelles  sont  très- 
rares.  La  plaine  de  Glubigne  est  dans  ce  cas; 
il  en  est  de  même  du  Campo-Propovo  et  du 
petit  vallon  de  la  Bigova,  où  les  eaux  ont  formé 
desdépôts  déterre  végétalearrachéeauxversans 
Mais  sur  la  rive  droite  de  Narrenta,  la  nature 
se  montre  moins  sévère  :  la  plaine  de  Livno  , 
par  exemple,  qui  peut  avoir  deuxlieuresen  lon- 
gueur, sur  trois  heures  de  largeur  moyenne, 
généralement  est  productive.  Il  en  est  de  même 
des  cantons  de  Sevitza  et  de  Kupris. 

La  Bosnie  septentrionale  forme  avec  l'Erzé- 
govine  une  opposition  tranchante.  Sur  le  versant 
nord-ouest  de  la  grande  chaîne  on  trouve  sans 
interruption  de  belles  forêts ,  de  gras  pâtu- 
rages, des  eaux  abondantes;  l'humus  partout 
\  forme  une  couche  épaisse  :  en  deux  mots  .  la 
végétation  nulle  part  n'est  pins  florissante  et 
aussi  vigoureuse.  Denombreui  contreforts  cou- 
ronnés de  bois  se  détacheni  de  la  crête  .  et 
tendent  en  s'abaissant  graduellement  vers  la 
Save  et  la  Morava  de  Servie.  Parmi  les"  vallées 
multipliées  dont   ils  établissent  la  séparation, 


(  7i  ) 
celles  où  coulent  l'Urina,  la  Verbalz,  la  Bosna, 
la  Drina  ,  la  Lim,  l'Ibar,  la  Mitrovilza ,  tien- 
nent le  premier  rang,  formant  autant  de  bassins 
distincts.  Des  affluons  souvent  abondans,detous 
côtés  viennent  grossir  ces  rivières  principales , 
qui  sont  rapides  et  encaissées  pendant  une 
grande  partie  de  leur  route.  La  Save  reçoit 
les  cinq  premières;  les  deux  autres  joignent 
leurs  eaux  à  celles  de  la  Morava ,  qui  les  porte 
au  Danube.  La  Drina ,  dans  laquelle  la  Lim 
afflue,  est  la  plus  considérable  de  toutes.  Elle 
coule  longtemps  entre  la  Bosnie  et  la  Servie. 
Les  autres,  si  l'on  en  excepte  la  Lim  et  flbar, 
présentent  aussi  une  masse  d'eau  imposante; 
cependant  elles  sont  guéables  par  endroits  dans 
la  belle  saison ,  mais  torrentueuses  et  sujettes 
à  des  crues  subites.  Celte  remarque  me  con- 
duit à  observer  qu'en  été  les  orages  sont  très- 
fréquens  dans  celte  contrée  ;  qu'au  printemps 
la  fonte  des  neiges  est  abondante  et  ne  s'o- 
père que  lentement  :  d'où  l'on  conclura  qu'une 
armée  envahissante  ne  pourrait  guères  compter 
sur  la  facilité  trompeuse  de  passer  sans  équi- 
pages de  ponts  ,  les  nombreux  cours  d'eaux 
qui  arrosent  la  Bosnie.  Les  principaux  en  gé- 
néral sont  navigables  jusqu'à  des  distances  plus 


(7»  ) 
ou  inoins  grandes  de  leurs  embouchures;  et 
ceux  à  qui  la  nature  a  refusé  un  avantage 
également  précieux  sous  le  rapport  militaire 
et  le  rapport  commercial ,  pourraient  l'obte- 
nir sans  beaucoup  de  peine.  La  défense  tire- 
rait d'ailleurs  une  grande  ressource  de  leur 
cours,  dessiné  circulairement  et  de  manière  à 
opposer  sa  partie  convexe  à  l'extérieur.  La 
Verbatz,  la  Bosna  et  même  l'Unna  qui  trace 
la  ligne  frontière,  jouissent  à  un  degré  très- 
prononcé  de  cette  propriété  défensive.  Il  est 
vrai  aussi  qu'une  ligne  d'opérations  assise  sur  la 
Save ,  tournerait  ces  rivières  par  leurs  embou- 
cbures ,  et  fournirait  les  moyens  de  prendre 
en  flanc  les  positions  qu'elles  couvrent,  dans  le 
même  temps  quelles  seraient  attaquées  de 
front.  Cette  remarque  n'a  pas  échappé  à  l'Au- 
triche. 

A  leur  origine  et  même  à  une  distance  assez, 
considérable  de  leurs  points  de  départ ,  tous  les 
contreforts  successifs  qui  découpent  la  Bosnie 
septentrionale  dans  le  sens  de  sa  largeur,  sont 
d'un  accès  difficile,  sans  offrir  cependant  des 
obstacles  insurmontables.  Ils  s  abaissent  et  pré- 
sentent des  pentes  plus  douces  à  mesure  qu'ils 
s'éloignenl  de  la  grande  chaîne.  Par  une  coh- 


(73) 
séquence  naturelle,  les  vallées  qu'ils  dessinent , 
toujours  très-étroites  et  profondes  à  leur  nais- 
sance, s'élargissent  et  deviennent  d'autant  plus 
praticables  qu'on  se  rapproche  davantage  de 
leur  débouché. 

Celte  contrée  est  remarquable  surtout  par  les 
belles  forêts  sous  lesquelles,  en  grande  partie, 
elle  est  encore  ensevelie.  Tout  le  versant  orien- 
tal de  la  grande  chaîne  présente  un  massif  con- 
tinu, composé  de  sapins  et  de  mélèzes  qui 
s'étend  très-avant  sur  les  contreforts  et  descend 
même  dans  le  fond  des  vallées.  Aux  arbres 
verts  succèdent  dans  la  seconde  région,  les 
chênes,  les  hêtres,  les  frênes,  les  trembles,  les 
peupliers,  qui  achèvent  de  couronner  les  hau- 
teurs et  forment  dans  la  plaine  des  taillis  mul- 
tipliés. Les  pâturages  occupent  avec  les  bois,  la 
meilleure  part  du  sol  de  la  Bosnie.  Arrosés 
dans  tous  les  sens  par  des  eaux  fraîches  et 
limpides  ;  soumis  précisément  au  degré  de 
température  qui  invite  les  (leurs  à  éclore ,  ces 
pâturages  ne  peuvent  manquer  d'être  très-pro- 
ductifs, et  supérieurs  en  qualité.  Mais  faute  de 
population  et  d'encouragement,  il  en  est  beau- 
coup qui  n'ont  pas  de  maîtres  reconnus;  qui 
même  sont  délaissés,  et  dont  les  herbes  aroma- 


(  7*  ) 

tiques  périssent  sur  pied.  Cependant  Ja  Bosnie 
est  très-riclie  en  troupeaux  de  bétes  à  cornes 
et  de  moutons ,  remarquables  par  leur  beauté. 
Elle  possède  aussi  un  grand  nombre  de  chevaux 
qui  se  rapprochent  beaucoup  des  races  hon- 
groise et  transil vaine.  Ces  chevaux,  d'une  taille 
médiocre,  sont  pleins  de  cœur,  sobres,  infa- 
tigables, et  font  à  chaque  pas  preuve  d'adresse, 
dans  les  chemins  du  pavs ,  dont  eux  seuls  ont  le 
secret.  Un  voyageur,  on  peut  le  dire,  leur 
confie  son  existence.  En  route  il  suffit  de  les 
débrider  une  heure  vers  le  milieu  du  jour  dans 
la  première  prairie  qu'on  rencontre ,  pour  leur 
rendre  tonte  la  vigueur  qu'ils  avaient  au  départ. 
On  les  emploie  comme  bêtes  de  somme,  mais  ils 
n'ont  point  l'habitude  de  tirer.  Ce  genre  de  ser- 
vice est  réservé  exclusivement  aux  bêtes  à  cornes. 
Les  produits  de  la  culture  consistent  en 
froment,  orge,  sarrasin,  maïs,  en  grains  de 
toutes  espèces  enfin  ,•  et  la  récolte  fournil  bien 
au-delà  des  besoins  de  la  consommation.  Les 
melons ,  tous  les  fruits  des  climats  tempérés 
sont  également  très-abondans  et  fort  bons  en 
Bosnie.  Le  prunier  est  l'arbre  de  prédilection 
des  vergers.  Les  habitans  chrétiens  obtiennent, 
parla  fermentation  du  fruit,  une  liqueur  qui 


(75) 

remplace  le  vin ,  dont  ils  sont  dépourvus.  1 1 
faudrait  que  le  soi  fût  dégarni,  pour  corriger 
l'humidité  du  climat  et  pouvoir  se  prêter  à  la 
culture  de  la  vigne,  qui  réussirait  alors  indubi- 
tablement. 

En  général  on  peut  dire  que  la  culture  est 
suffisamment  soignée  dans  les  cantons  où  la  po- 
pulation  est   en    rapport    avec    la    superficie. 
D'abord  le  Bosniaque  n'est  rien  moins  qu'indo- 
lent ,  et  l'on  peut  ajouter  que  le  sol  ne  demande 
qu'à  produire,  que  même  il  nourrirait,  sans  de 
grands  efforts ,  une  population  trois  fois  plus 
nombreuse.  On  forcerait  la  proportion  si  l'on 
disait  davantage ,  puisqu'une  partie  de  la  con- 
trée est  destinée  à  rester  en  nature  de  bois  et  en 
pâturages,  quel  que  soit  le  mode  d'administra- 
tion rurale  qui  la  régisse.  Quant  à  ces  bois  ré- 
sineux, à  ces  bois  blancs  et  durs  qui  couvrent 
le  pays  ,  ils  périssent  pour  la  plupart  sur  pied. 
L'exploitation    n'a    pas  d'autre    objet    que   le 
chauffage ,    les   constructions    particulières    et 
l'approvisionnement  de  quelques  fourneaux  de 
forges.  Cependant  ces  forêts  antiques  sont  peu- 
plées de  bois  propres  à  la  mâture,  aux  construc- 
tions navales  ;  et  les  grands  cours   d'eaux    qui 
découlent  de  la  chaîne  pourraient  singulière- 


(76  ) 

ment  favoriser  leur  transport.  Ceux  qui  ne 
recevraient  pas  cette  destination  seraient  em- 
ployés à  alimenter  des  usines  de  toute  espèce, 
auxquelles  le  pays  fournirait  avec  abondance 
les  matières  premières.  Ses  montagnes  doivent 
receler  presque  tous  les  métaux  Gonnus.  Au 
temps  des  Romains  il  possédait  des  mines  d'or. 
L'abandon  où  la  Bosnie  est  restée  pendant  une 
longue  suite  de  siècles ,  autorise  à  croire  que 
cette  source  n'est  pas  tarie.  Ses  mines  de  fer 
sont  très-riches,  mais  d'un  produit  bien  médio- 
cre comparé  à  celui  qu'obtiendrait  une  exploi- 
tation active.  La  récolte  que  la  botanique  trou- 
verait à  faire  sur  un  sol  varié  à  l'infini,  ne  serait 
pas  moins  précieuse,  ou  pas  moins  abondante. 
La  floraison  y  est  retardée  d'un  grand  mois 
comparativement  à  celle  des  environs  de  Paris. 
Dans  les  vallées  supérieures  ce  n'est  guère  qu'à  la 
lin  de  juillet  que  la  fenaison  peut  se  faire.  Il  est 
facile  de  calculer  l'époque  des  moissons  d'après 
cette  donnée. 

Le  climat  de  la  Bosnie  proprement  dite,  le 
plus  souvent  est  froid,  même  en  été  ,  et  d'au- 
tant plus  variable  qu'on  se  rapproche  de  la 
chaîne.  Les  nombreuses  forêts  qui  couvrent  Je 
sol,  et  les  eaux  abondantes  qui  l'arrosent,  don- 


(77  ) 
nent  l'explication  de  ce  phénomène.  L'hiver  y 
commence  de  bonne  heure ,  se  prolonge  et 
amène  une  grande  quantité  de  neige.  Quant  au 
printemps,  il  n'existe  guère  dans  un  pays  où  les 
orages  succèdent  presque  immédiatement  au 
froid  aquilon. 

L'Erzégovine  semble  placée  sous  un  autre 
ciel.  L'olivier  et  la  vigne  croissent  et  se  plaisent 
dans  ses  vallées  inférieures ,  soumises  à  la  tem- 
pérature de  la  Dalmatie.  On  y  trouve  la  même 
végétation  et  le  même  genre  de  culture  que  dans 
cette  province  limitrophe  ;  mais  elle  est  autant 
qu'elle  dans  l'indigence  sous  le  rapport  des 
grains,  et  dans  l'obligation  d'en  tirer  delà  Bosnie 
septentrionale.  Ici  le  système  d'amélioration  ne 
pourrait  obtenir  qu'un  médiocre  résultat  sous 
le  rapport  de  la  culture,  puisque  le  sol  porte 
généralement  l'empreinte  d'une  aridité  invinci- 
ble ,  et  par  nature  se  refuse  à  fournir  aux  pre- 
miers besoins  de  la  vie.  Cependant  quelques 
cantons  seraient  susceptibles  d'une  culture  mieux 
entendue ,  et  pourraient  offrir  une  plus  grande 
variété  de  productions.  Cette  remarque  s'appli- 
que à  plus  forte  raison  à  la  Bosnie. 

Mais  l'Erzégovine,  par  sa  position  intermé- 
diaire à  l'égard  de  la   Dalmatie  et  de  l'Italie  , 

I.A     BOS.ME.  5 


(  7»  ) 
(1  une  part;  de  l'autre  avec  Ja  Bosnie  propre, 
trouverait  dans  le  commerce  d'échange  ou  même 
dans  le  simple  commerce  de  transit,  à  s'indem- 
niser des  privations  qui  lui  sont  imposées  sous 
le  rapport  des  richesses  agricoles.  La  Narrenta 
s'offre  d'elle -même  à  favoriser  des  relations  dont 
l'économie  politique  partout  ailleurs  s'empres- 
serait de  profiter.  Mostar  deviendrait  alors  un 
entrepôt  considérable ,  et  l'industrie  ferait  pren- 
dre à  la  population,  les  accroissemens  qu'on  ne 
peut  pas  attendre  de  l'agriculture. 

Le  pachalik  de  Bosnie  présente  une  super- 
ficie de  3200  lieues  carrées.  Sa  population 
peut  être  éva-îuée  à  820,000  âmes,  ce  qui  fait 
256  individus  par  lieue  carrée.  Elle  se  décom- 
pose ainsi  qu'il  suit  :  47°?00°  musulmans  f 
190,000  Grecs  ;  i5o,ooo  Latins,  2,000  Juifs, 
le  reste  en  Zinganis  ou  Bohémiens.  Les  Turcs 
seuls  occupent  les  forteresses.  On  les  trouve 
encore  mélangés  dans  les  villes  ouvertes  et  dans 
les  campagnes,  avec  les  chrétiens  des  deux  rites. 
Les  Juifs  en  Bosnie,  comme  partout  ailleurs, 
n'ont  d'autre  industrie  que  le  négoce.  Ils  sont 
établis  à  Traunik,  mais  surtout  à  Bosna-Serajo. 
Parmi  les  Zinganis,  quelques-uns  ont  des  domi  - 
nies  fixes;  les  autres  composent  des  bandes  de 


(79) 
Scénites  qui  promènent  clans  la  contrée,  les 
tentes  sous  lesquelles  ils  naissent  et  meurent. 
Ces  familles  errantes  sont  fort  nombreuses.  Les 
maies  exercent  des  professions  mécaniques,  et 
de  préférence  celles  de  potier,  de  chaudron- 
nier, d'ouvrier  en  fer;  les  femmes  se  réservent 
de  révéler  l'avenir ,  et  les  deux  sexes  ,  privés  , 
comme  ils  le  sont,  de  l'éducation  religieuse, 
n'offrent  de  garantie  que  par  la  crainte  des 
châtimens.  Heureusement ,  pour  le  bon  ordre 
et  le  respect  dû  à  la  propriété  ,  que  les  peines  en 
Turquie  sont  calculées  d'après  l'intention  de 
rétablir  1  équilibre,  ou  de  manière  du  moins  à 
atténuer  les  pernicieux  effets  que  l'indifférence 
morale  du  gouvernement,  le  manque  d'analogie 
dans  les  élémens  de  la  société  tendent  nécessai- 
rement à  engendrer. 

Possesseurs  exclusifs  des  forteresses,  les  Mu- 
sulmans dominent  le  pays  du  haut  de  leurs 
murailles  délabrées,  et  commandent  d'un  ton 
absolu  aux  malheureux  chrétiens.  Les  arts  mé- 
caniques et  surtout  la  profession  de  métayer 
forment  le  lot  de  ces  derniers ,  ce  qui  ne  veut 
pas  dire  qu'ils  soient  privés  de  la  faculté  de 
posséder  :  l'exemple  du  contraire  se  présente 
même  dans  plusieurs  cantons.  Mais  leur  part 


(  8o  ) 
dans  Jes  biens-fonds  n'est  point  en  rapport  avec 
leur  nombre ,  et  ne  peut  se  comparer  à  l'ample 
portion  dont  jouit  l'autre  croyance.  Les  agri- 
culteurs chez  eux  tiennent  donc  le  plus  souvent 
en  affermage,  les  terres  des  Turcs  qui  sont  assez 
aisés  pour  vivre  de  leurs  revenus.  Cette  classe 
de  propriétaires  est  très-nombreuse  en  Bosnie, 
où  les  besoins  sont  plus  limités  que  nulle  part. 
Tous  les  ofliciers  militaires  et  civils,  la  presque 
totalité  des  tenanciers  de  fiefs,  donnent  aussi 
leurs  terres  à  bail  aux  rayas. 

Les  colons  dépendans  du  même  maître  vivent 
rassemblés  autour  de  lui  dans  le  même  hameau. 
Ils  composent  des  villages  plus  ou  moins  consi- 
dérables dans  les  cantons  où  la  propriété  est 
hachée  en  petites  portions.  La  part  qui  leur 
revient  est  déterminée  d'après  les  avances  qui 
leur  sont  laites  en  bestiaux  ou  bien  en  inslru- 
mens  aratoires;  dans  tous  les  cas  elle  est  au 
moins  aussi  forte  que  celle  de  nos  fermiers  en 
France  après  le  prélèvement  du  tiers.  Le  pro- 
priétaire reçoit  toujours  la  sienne  en  nature. 
Quelquefois  il  lui  arrive,  à  l'exemple  des  gou- 
vernails,  de  recourir  aux  avanies  pour  grossir 
son  revenu;  du  reste  ce  mode  vexntoire  m 
fournil  que  dos  exemples  isolés,  el  ne  peut  êir< 


(  3i  ) 
pris  pour  la  coutume  j  on  doit  dire  même  que 
le  maître  est  le  protecteur  né  du  colon.  Mais 
ce  qui  devient  pour  ce  dernier  un  motif  con- 
stant de  spoliation  ,  c'est  l'acquittement  de 
l'impôt  foncier,  qui,  tombant  d'habitude  à  sa 
charge,  le  rend  tributaire  à  la  fois,  et  du  fisc  et 
de  ses  préposés. 

La  condition  des  rayas  bosniaques  avec  toutes 
les  vexations  qui  la  menacent  et  l'accablent,  est 
moins  rigoureuse  encore  que  celle  des  Dalmates 
l'était  dans  le  temps  où  Venise  appesan- 
tissait sur  eux  sa  main  de  fer.  L'administration 
et  les  administrés  avaient  poussé  le  système  de 
spoliation  à  un  point  tel  que  des  émigrations 
fréquentes  eurent  lieu  delà  Dalmatie  en  Bosnie, 
et  qu'il  en  est  résulté  dans  la  première  un  dé- 
ficit de  population  très-sensible  dont  l'autre  a 
profité.  Aujourd'hui  même  les  riverains  dal- 
mates quittent  encore  la  terre  qui  les  a  vus 
naître,  sans  s'effrayer  du  régime  turc,  parce 
qu'en  effet  les  colons  en  Dalmatie  sont  traités 
avec  trop  peu  de  ménagement  par  leurs  maîtres  ; 
que  la  mince  portion  qu'ils  ont  conservée  dans  la 
propriété  foncière  n'est  pas  suffisante  pour  les 
attacher  au  sol;  enfin  parce  que  leur  éducation  est 
tellement  négligée  que  le  sentiment  de  la  patrie 


(82    ) 

doit  leur  être  inconnu.  En  les  examinant  de 
près  on  ne  trouve  pas  même  en  eux  les  qualités 
de  l'animal  domestique  :  comment  cela  serait-il 
différemment?  la  classe  des  possidenti  ne  fait 
rien  pour  se  les  attacher,  rien  pour  adoucir  leur 
naturel  sauvage. 

Les  Turcs  campagnards,  dont  les  moyens 
d'existence  sont  bornés ,  vivent  du  produit  de 
leurs  champs,  et  le  labourent  eux-mêmes  :  ils 
forment  une  classe  assez  nombreuse  en  Bosnie. 
Parmi  ceux  qui  résident  dans  les  villes,  plusieurs 
s'adonnent  an  commerce  de  détail  et  aux  pro- 
fessions d'artisans.  Bagna-Lucka,Mostar,Trau- 
nik,  Scrajo,  Novi-Bazar  ont  toutes  des  bazars 
et  des  tchiartchi  où  l'on  voit  presque  autant  de 
musulmans  que  de  Grecs  et  de  Juifs.  La  grande 
abondance  et  le  manque  de  débouchés  entre- 
tiennent la  vie  animale  à  très-bas  prix  dans 
cette  contrée. 

C'est  dans  les  capitaineries  de  Bagna-Lucka 
et  de  Fognilza ,  dans  l'Erzégovine ,  Ja  Croatie 
turque  et  la  vallée  de  la  Scopia,  que  les  chré- 
tiens du  rite  latin  sont  les  plus  multipliés.  Ils 
composent  même  dans  certains  arrondissemens 
la  masse  de  la  population.  Ceux  qui  appartien- 
nent au  rite  £voc  sont  répandus  on  général  dans 


(83) 
toute  la  province  ;  mais  on  les  trouve  plus  par- 
ticulièrement dans  le  canton  de  Serajo  et  dans  la 
ville   même;    dans  la   contrée  arrose'e   par  la 
Drina ,   dans  la  Rascie ,  et  le  long  de  la  Save. 

Les  saints  mystères  s'y  célèbrent  en  plein  air, 
sous  les  ombrages  ,  comme  dans  les  premiers 
siècles  du  christianisme.  Mais  la  ferveur  des  as- 
sistans  et  leur  recueillement  ne  laissent  rien 
à  regretter  de  la  pompe  qui  accompagne  chez 
nous  les  cérémonies  religieuses.  Le  culte,  en- 
core à  l'état  primitif,  dépouillé  de  tous  ces 
stimulans  auxquels  la  foi  chancelante  a  forcé  de 
recourir,  est  le  meilleur  témoignage  en  faveur 
de  la  piété  des  fidèles  qui  savent  s'en  contenter. 
La  simplicité  des  mœurs  se  retrouve  jusque 
dans  les  cérémonies  du  culte  ,  et  la  simplicité 
modeste  du  culte  à  son  tour  réagit  sur  les 
mœurs.  Comme  exemple  de  cette  double  réac- 
tion, on  pourrait  citer  aussi  la  loi  de  Mahomet 
et  les  nations  qui  la  suivent. 

Les  Latins  sont  placés  sous  la  juridiction  d'un 
évêque.  Il  existe  quelques  églises  et  un  petit 
nombre  de  couvens  dans  les  cantons  habités  pât- 
eux. Les  chrétiens  du  rite  grec  ont  une  église 
à  Serajo  ,  mais  c'est  la  seule  qu'ils  possèdent 
dans  la  Bosnie  proprement  dite.  Cet  effort  de 


(  84  ) 

tolérance  aura  sûrement  été  payé  bien  cher  à 
l'autre  croyance.  Il  est  juste  de  dire  cependant 
qu  ils  comptent  dans  l'Erzégovine  plusieurs  cou- 
vens,  où  d'ailleurs  ils  ont  un  évéque  avoué,  qui 
fait  sa  résidence  à  Moslar.  Quant  aux  Juifs , 
on  est  moins  sévère  à  leur  égard  pour  l'établis- 
sement de  leurs  temples. 

La  nation  conquérante  a  adopté,  à  l'égard  de 
la  Bosnie  ,  le  système  de  colonisation  suivi  par 
elle  dans  la  plus  grande  partie  des  contrées 
que  les  armes  lui  ont  soumises.  11  faisait  aussi 
partie  de  la  politique  des  Romains,  et  ce  rappro- 
chement n'est  pas  le  seul  qu'on  pourrait  établir 
entre  les  deux  peuples.  Tous  les  Bosniaques  qui 
obéissent  à  la  loi  de  Mahomet,  ne  sont  cepen- 
dant pas  à  beaucoup  près  d'origine  étrangère. 
Dans  le  nombre  on  trouverait  beaucoup  d'in- 
digènes dont  les  pères  se  sont  laissé  persuader 
d'abjurer  leur  croyance,  d'après  cet  article  du 
Koran  ,  tout  à  la  fois  astucieux  et  entraînant , 
qui  prescrit  à  l'infidèle  de  se  soumettre  ou  de 
se  préparer  à  périr  par  le  sabre  ;  et  dans  le  cas 
oi.  le  vaincu  donne  au  premier  parti  la  préfé- 
rence, qui  lui  offre  l'islamisme  comme  un  re- 
fuge contre  la  persécution  ,  ou   plutôt  comme 


(85) 
le  seul  moyen  de  conserver  l'exercice  des  droits 
politiques. 

Cet  article,  profondément  pensé,  a  contribué 
singulièrement  aux  progrès  de  l'islamisme,  sur- 
tout en  Europe ,  où  la  loi  de  Mahomet  a  du  faire 
plus  de  prosélytes  par  la  force  que  par  la  per- 
suasion ,  eu  égard  à  la  différence  tranchante 
que  celte  plante  exotique  a  rencontrée  dans  le 
sol  et  le  climat.  On  se  trompe  donc  lorsqu'on 
avance  journellement  que  les  Turcs  se  sont  re- 
fusés à  tout  point  de  contact,  à  toute  espèce 
de  fusion  avec  les  nations  vaincues.  Les  races 
au  contraire  ne  sont  croisées  nulle  part  autant 
que  dans  la  Turquie  d'Europe ,  et  les  mu- 
sulmans que  cette  contrée  compte  aujourd'hui 
tirent  pour  la  plupart  leur  origine  de  ses  anciens 
habitans.  Relativement  aux  droits  politiques  , 
c'està  la  croyance  qu'il  fauts'en  prendre,  s'ils  re- 
fusent d'en  partager  l'exercice  avec  les  autres  re- 
ligions. Mais ,  encore  une  fois ,  sans  celte  clause 
savamment  calculée,  le  sabre  de  Mahomet  au- 
rait-il été  aussi  persuasif?  Ceci  est  dit  dans  l'in- 
tention d'expliquer  le  secret  du  législateur,  et 
tout  au  plus  tend  à  le  justifier  sous  le  rapport 
de  l'étude  approfondie  qu'il  avait  faite  du  coeur 
humain . 


(86) 

INous  avons  vu  que  lu  population  en  Bosnie 
est  loin  d'être  proportionnée  ù  la  superficie  du 
sol,  surtout  ù  sa  nature  éminemment  produc- 
tive. Dans  les  vallées  inférieures  cette  disparate 
est  bien  moins  choquante  que  dans  le  voisinage 
de  la  grande  chaîne,  où,  pendant  des  jours  en- 
tiers, on  ne  rencontre  que  des  habitations  situées 
à  de  grandes  distances  les  unes  des  autres.  Le 
voyageur  qui  promène  sur  cette  contrée  l'œil 
de  l'observation ,  ne  peut  manquer  de  se  sentir 
attristé  à  l'aspect  de  ces  immenses  forêts,  aussi 
anciennes  que  le  monde,  et  qui  empiètent  sur 
l'agriculture,  en  rencontrant  à  tous  les  pas  de 
vastes  pâturages  qui  devraient  rentrer  dans  le 
domaine  de  la  charrue,  puisqu  ils  produisent  en 
pure  perle  de  véritables  aromates.  11  se  de- 
mande pourquoi  les  nombreux  cours  d'eaux 
qui  s'opposent  à  son  passage  ne  sont  pas  utilisés 
par  le  commerce  ou  l'industrie;  comment  il  se 
fait  que  tous  en  général  ne  tournent  pas  au 
profit  de  la  culture.  Pensif  et  absorbé  .  il 
suit  ces  communications  dégradées  ,  souvent 
même  impraticables,  qui  caractérisent  si  bien 
L'esprit  du  gouvernement  sous  lequel  végètent 
tant  de  provinces  jadis  florissantes.  Ce  même 
voyageur,  ■>  i I  vient  de  dire  adieu  à  la  patrie  de 


(  «7  ) 
la  civilisation,  ne  pourra  se  défendre  d'un  sen- 
timent pénible  ,  d'un  serrement  de  cœur  ,  de 
mouvemens  fréquens  d'indignation ,  provoqués 
par  l'état  d'abandon  qu'il  remarque  dans  tout 
ce  qui  l'entoure  ? 

Ce  tableau  critique  de  la  Bosnie,  qui  pré- 
sente en  masse  ses  ressources  et  les  minces  efforts 
qu'il  faudrait  faire  pour  la  rendre  opulente,  doit 
expliquer  les  regards  de  convoitise  que  Bona- 
parte, maître  des  provinces  illyriennes ,  dirigeait 
sur  elle  chaque  fois  qu'il  rêvait  l'empire  du 
monde.  D'abord  la  Bosnie  faisait  partie  de  F II- 
lyrie  des  anciens ,  et  cette  considération  ne 
pouvait  pas  manquer  d'être  d'un  grand  poids 
aux  yeux  d'un  homme  dont  l'ambition  était 
subordonnée  à  la  vanité  dans  une  foule  de  cir- 
constances ;  en  second  lieu  il  aurait  vu  les  limites 
mobiles  de  sa  puissance,  transplantées  au-delà 
de  ces  monts  qui  l'offusquaient;  enfin  la  Bosnie 
est  sur  la  route  de  Constantinople  ,  et  quelle 
perspective  plus  séduisante  pour  un  autre  Pyr- 
rhus, qui  aurait  écouté  avec  bien  moins  de  dou- 
ceur que  son  modèle,  les  sages  représentations 
de  Cinéas. 

Sans  songer  à  justifier  celte  ambition  dévo- 
rante qui  a  coûté  si  cher  à  l'humanité  dans  un 


(88) 
laps  de  tems  fort  court,  on  est  ibreé  de  convenir 
que  la  Bosnie  ,  réunie  à  la  Croatie  et  à  la  Dal- 
matie ,  doublerait  la  valeur  de  ces  possessions 
autrichiennes.  D'abord  elle  les  affranchirait  de 
la  dépendance  étrangère  à  laquelle  leur  indi- 
gence les  condamne  ,  du  moins  la  Dalmalie  ; 
par  conséquent  les  relations  que  cette  province 
est  forcée  d'avoir  avec  sa  voisine  s'établiraient 
de  manière  à  n'être  jamais  interrompues.  Ces 
relations  deviendraient  plus  fréquentes;  l'indus- 
trie nationale  acquerrait  un  nouveau  débouché 
et  accroîtrait  la  consommation  en  faisant  con- 
naître au  pays  conquis,  des  besoins  qu'il  ignore. 
Un  autre  avantage  au  moins  aussi  important 
que  procurerait  cette  précieuse  aquisilion  au 
royaume  d'Illyrie,  ce  serait  de  le  délivrer  d'un 
voisinage  inquiétant  parfois,  et  naturellement 
dangereux  :  les  considérations  militaires  con- 
courent  donc   avec   les   principes  d'économie 
politique  pour  suggérer  à  l'Autriche  des  vues 
d'agrandissement  sur  la  Bosnie.  Mais  ici,  comme 
dans  un  grand  nombre  de  questions,  il  existe  un 
revers  de  médaille.  Pour  que  la  Bosnie  passe  sous 
la  puissance  de  l'Autriche  il  faut  que  l'empire 
ottoman  ne  conserve  plus  une  pouce  de  terre  en 


(»9) 

Europe  :  en  effet  celte  province,  hérissée  d'obsta- 
cles, habitée  par  une  nation  éminemment  guer- 
rière, est  le  réduit  de  sûreté  de  la  Turquie,  et 
serait  la  dernière  à  recevoir  la  loi  du  vainqueur. 
A  présent  je  demanderai  quel  pourrait  être  ce 
vainqueur  assez  puissant  pour  décider  une  si 
grande  catastrophe?  On  me  répondra  :  la  Russie 
et  l'Autriche  réunies.  J'accorde  encore  que 
celte  alliance  redoutable  parvienne  à  effacer 
l'empire  ottoman  de  la  liste  des  Étals  eu- 
ropéens ;  reste  à  savoir  si  l'Autriche  pourrait 
se  croire  bien  sûre  de  ses  conquêtes,  et  même 
d'une  partie  de  ses  possessions  anciennes,  avec 
des  points  de  contact  aussi  périlleux  et  multipliés 
que  ceux  qui  s'établiraient  entre  elle  et  la  Rus- 
sie?.... Elle  ne  doit  pas  ignorer  que  la  similitude 
des  mœurs,  de  croyance,  de  langage  et  d'o- 
rigine influe  puissamment  sur  les  inclinations 
des  peuples,  et  favorise  beaucoup  les  rapproche- 
mens  que  la  politique  cherche  à  établir  entre 
eux.  L'histoire  lui  a  appris  en  outre  que  le  nord 
dans  tous  les  temps  a  été  funeste  aux  contrées 
méridionales  ;  que  les  nations  de  la  Scythic  et 
de  la  Scandinavie  ont  toujours  été  des  présages 


(go) 

sinistres  pour  les  autres  :  il  est  donc  per- 
mis de  conclure  que  l'agrandissement  de  la 
monarchie  autrichienne  aux  dépens  de  la  Tur- 
quie ne  serait  que  momentanée,  et  provoquerait 
même  le  démembrement  de  plusieurs  provinces 
de  son  ancien  domaine. 


(9'   ) 


«VV\\VV>V\\«AWVl\**W\V\M>AAiW\V«'\VWVWWtVWVi\WVW^\VVVWiV»«.'VWWV\XVW 


CHAPITRE  III. 


Caractères,  mœurs  et  usages. 

!_JE  Bosniaque  musulman  ou  chrétien  presque 
toujours  est  d'une  belle  stature  et  annonce  une 
constitution  robuste.  Mais  le  premier  a  une  at- 
titude fière ,  un  regard  déprisant ,  farouche 
même  ,  qu'on  ne  trouve  jamais  chez  le  raya  , 
dont  le  regard  humble  et  l'attitude  mal  assurée 
semblent  au  contraire  solliciter  la  commiséra- 
tion. La  sobriété,  la  tempérance,  l'austérité  des 
mœurs  et  la  piété  religieuse  se  rencontrent 
chez  tous  deux,  avec  cette  différence  cependant, 
que  le  musulman  pousse  la  foi  jusqu'au  fana- 
tisme le  plus  outré ,  et  nulle  part  n'est  aussi 
intolérant  à  l'égard  des  autres  croyances,  tandis 
que  la  dévotion  du  chrétien  dégénère  en  une 
superstition  stupide.  Le  musulman  accorde  une 
place  d'honneur  dans  ses  affections  à  ses  armes 
qu'il  ne  quitte  guère  que  pendant  son  sommeil, 


(9>) 

et  à  son  cheval  favori  dont  il  fait  son  compa- 
gnon fidèle.  Le  timide  raya.,  accablé  sous  le 
poids  d'une  supériorité  tranchante  qui  ne  l'of- 
fense plus;  dégradé  par  l'éducation  jusque 
dans  les  sources  de  la  pensée,  se  persuade 
qu'il  est  né  en  effet  pour  arroser  de  sueur  le 
champ  de  son  maître  orgueilleux  ,  et  ne  lève 
qu'avec  un  respect  servile  les  yeux  sur  lui. 
L'ignorance  est  poussée  aussi  loin  chez  le  mu- 
sulman que  chez  le  chrétien ,  et  rend  le  premier 
intraitable  dans  le  même  temps  qu'elle  façonne 
l'autre  au  joug.  L'oisiveté  est  également  incon- 
nue à  tous  deux  ;  mais  pendant  que  le  chrétien 
exerce  son  caractère  laborieux  comme  agricul- 
teur ou  comme  artisan  ,  le  musulman  ,  si  l'état 
de  sa  fortune  le  dispense  de  recourir  au  tra- 
vail, chasse  à  outrance  la  bête  fauve,  fatigue 
son  cheval ,  s'applique  à  se  servir  de  ses  armes , 
surtout  se  complaît  dans  le  tir  de  la  carabine , 
et  fait  preuve  d'une  adresse  rare  dans  tout  ce 
qui  est  du  domaine  de  la  guerre.  S'il  est  simple 
artisan  ou  cultivateur  il  consacre  également  ses 
loisirs  à  ces  délassemens  dont  il  apporte  l'in- 
clination en  naissant.  Le  jeu  du  dgirite  ,  qui 
s'exécute  a  cheval  avec  un  balon  en  guise  de 
lance  ou   plutôt  de  javelot ,  est  l'exercice  de 


(  93) 

prédilection  des  deux  classes.  Enfin  l'éducation 
du  musulman,  loulc  militaire,  contribue  autant 
à  le  rendre  redoutable  que  celle  de  son  affranchi 
se  montre  ennemie  déclarée  des  vertus  guer- 
rières. 

On  ne  peut  se  dissimuler  que  ce  contraste 
frappant  entre  la  nation  dominante  et  la  nation 
soumise,  rendrait  la  conque  le  de  la  Bosnie  très- 
épineuse,  d'autant  plus  que  celle  province  pour- 
rait mettre  sur  pied  cent  quarante  mille  com- 
battons, en  prenant  la  population  maie  depuis 
1  âge  de  seize  ans  jusqu'à  soixante  ,  selon  que  le 
prescrit  la  loi  de  Mahomet.  Une  autre  crainte 
devant  laquelle  F  humanité  recule  d'effroi ,  et 
qui  n'est  que  trop  fondée ,  c'est  le  sort  qui  serait 
réservé  à  ces  milliers  de  chrétiens,  inhabiles  au 
maniement  des  armes ,  et  vivant  sans  défense  au 
milieu  d'une  population  belliqueuse,  à  laquelle 
le  fanatisme  donnerait  infailliblement  un  conseil 
atroce.  Cette  pensée,  qui  glace,  ne  devrait-elle 
pas  arrêter  les  bras  homicides  des  prétendus 
libérateurs  de  la  nation  grecque  ? 

Le  Bosniaque  esi  hospitalier,  quelle  que  soit  sa 
croyance.  Cette  vertu  est  plus  apparente  chez 
le  musulman ,  par  la  raison  toute  naturelle  qu'elle 
setrouve  favorisée  dans  ce  cas-ci  par  une  aisance 

Li   Bosnie  Q 


(  94) 
dont  le  raya  généralement  ne  jouit  pas.  Il  peut 
arriver  aussi  qu'elle  soit  contenue  par  un  certain 
air  de  défiance ,  justifié  du  reste  par  cette  cu- 
riosité  mystérieuse    qui    signale   une   arrière- 
pensée  aux  yeux  du  Turc ,  et  qu'il  lit  en  gros 
caractère  sur  le  visage  de  tous  les  étrangers. 
Sous  ce  rapport  nous  ne  pouvons  g»uère  le  blâ- 
mer sans  injustice ,  car  enfin  il  n'ignore  pas  que 
sa  présence  en  Europe  choque  le  monde  chré- 
tien; d'un  autre  côté  il  n'est  point  assez  borné 
pour  ne  pas  reconnaître  des  envoyés  politiques 
dans  ces  voyageurs  travestis,  qui  parcourent  sa 
terre  natale  sous  différens prétextes,  mais  dont 
le  but  notoire  est  d'observer  l'état  des  routes, 
les  ressources  du  pays,  et  la  marche  que  de- 
vrait tenir  une  armée  envahissante.  La  Pvussie 
et  Bonaparte  ont  usé  plus   d'une  fois  de  ces 
moyens   perfides    envers  leur   fidèle  alliée    la 
Turquie.  Si  l'on  ouvre  les  traités,  le  premier 
article  est  toujours  rédigé  de  manière  à  écarter 
jusqu'à  la   pensée  du  soupçon;  cependant  la 
paix  est  consacrée,  chez  les  nations  policées,  à 
méditer  la  guerre  ,  sous  les  apparences  de  la 
cordialité.  D'ailleurs,  en  France,  en  Autriche, 
surtout  en  Angleterre, se  montre-t  on  plus  civil 
que  chez  les  Ottomans  envers  les  étrangers  qui 


(95) 
cherchent  à  voir  de  près  les  défenses  d'une 
place,  ou  seulement  qui  demandent  à  inspecter 
une  machine  à  l'usage  de  l'industrie?  Soyons  sé- 
vères, mais  sans  cesser  d'être  équitables,  et  ne 
citons  pas  à  titre  de  reproche  les  inquiétudes, 
les  défiances,  que  des  intentions  dissimulées 
justifient  aussi  pleinement. 

J'ai  recueilli,  en  Bosnie  même,  plusieurs  re- 
marques qui  me  guident  dans  cette  esquisse. 
Il  est  de  mon  devoir  de  dire  que  dans  tous  les 
gîtes  nous  avons  trouvé  l'accueil  de  l'hospi- 
talité; que  les  hommes  en  place,  les  notables 
nous  ont  reçus  même  avec  la  distinction  orien- 
tale la  plus  noble.  Quant  aux  gens  du  peuple , 
s'ils  laissaient  percer  cette  défiance  qui  est 
naturelle  au  Turc  à  l'égard  du  chrétien  ,  du 
moins  ils  ne  l'annonçaient  jamais  d'une  manière 
offensante.  À  Serajo,  qu'on  peut  citer  comme  le 
foyer  de  l'intolérance  et  la  capitale  du  fanatisme, 
nous  n'avons  eu  à  nous  plaindre  que  de  l'ado- 
lescence :  pendant  que  les  chefs  de  famille ,  sortis 
à  notre  rencontre,  nous  guidaient  vers  leur  ville 
avec  tous  les  égards  auxquels  on  peut  prétendre 
de  la  part  des  hôtes  les  plus  débonnaires ,  les 
enfans  ,  retranchés  derrière  des  haies ,  nous 
lançaient  des  pierres.  Leurs  pères  irrités  se  met- 


(96  ) 

taient  à  leur  poursuite  el  les  châtiaient  sans 
ménagement  ;  niais  à  peine  avaient- ils  repris 
place  dans  le  cortège  ,  que  les  pierres  volaient 
de  nouveau  vers  nous.  Quelques  femmes  aussi 
nous  adressaient  dans  les  rues  des  épithètes  peu 
gracieuses;  voilà  au  total  les  griefs  que  nous  pou- 
vons citer  contre  les  Bosniaques.  En  revanche 
notre  bote  de  Bagna-Lucka  a  tenu  caché  dans 
sa  maison,  pendant  plusieurs  mois,  et  rendu  à 
leur  patrie  ,  deux  malheureux  Français  qui 
étaient  tombés  entre  les  mains  des  Turcs,  dans 
le  temps  où  nous  étions  en  guerre  avec  eux. 
Mais  si  les  vei  îus  hospitalières  semblent  appar- 
tenir plus  particulièrement  au  sol  de  la  Bosnie, 
on  doit  convenir  aussi  que  le  régime  rigoureux 
auquel  les  rayas  y  sont  condamnés,  souvent  fait 
ombre  au  tableau.  L  insurrreclion  des  Ser 
viens,  la  dernière  guerre  contre  les  Busses,  le 
voisinage  momentané  des  Français,  toutes  ces 
causes  d'inquiétude  réunies  oui  singulièrement 
contribué  à  faire  empirer  leur  condition.  C'est 
depuis  ce  concours  de  circonstances,  contraire 
à  leur  repos,  qu'on  a  cessé  de  tolérer  le  port 
d'armes  dont  ils  jouissaient,  au  moins  de  fait  . 
el  que  tous  les  génies  d  humiliations  ont  re- 
doublé d'énergie  à  leur  égard.  Aujourd'hui  nue 


(97  ) 
les  craintes  sont  réelles,  el  le  danger  imminent, 
la  situation  de  celle  classe  in  foi  lunée  doit  être 
insupportable. 

Le  gouvernement  patriarcal  qui  servit  de 
modèle  au  kalifat,  se  retrouve  intact  dans  le 
régime  domestique  des  nations  musulmanes. 
Les  chefs  de  famille  chez  les  Ottomans  jouis- 
sent d'un  respect  sans  égal  de  la  part  de  leurs 
compagnes ,  de  leurs  enfans ,  de  ceux  qui  sont 
à  leur  service.  Les  cadets  usent  aussi ,  envers 
leurs  aînés,  de  cette  déférence  recommandable 
qui  achève  de  reporter  en  souvenir  aux  temps 
antiques  dont  la  Genèse  conserve  la  peinture 
fidèle.  En  retour  de  ce  respect  sans  bornes,  qui 
prend  sa  source  dans  le  cœur  où  la  religion  va 
l'inculquer ,  les  chefs  de  famille  en  Turquie  se 
montrent  très-attentifs  comme  époux,  laissent 
apercevoir ,  sans  rougir  ,  toutes  ces  faiblesses 
auxquelles  on  reconnaît  les  bons  pères ,  et  trai- 
tent leurs  esclaves  avec  une  douceur  que  les  ser- 
viteurs à  gages  ne  rencontrent  pas  toujours  dans 
les  contrées  civilisées;  enfin  le  malheureux,  privé 
de  laliberté,  peut  se  persuader  qu'il  est  membre 
de  la  famille.  Ce  même  Bosniaque,  le  plus  in- 
traitable de  tous  les  musulmans  sur  l'article  de 
la  croyance  et  des  préjugés  nationaux ,  pousse 


(9«) 

plus  loin  aussi  qu'aucun   musulman  les   vertus 
dont  je  viens  d'offrir  Rémunération  consolante. 

Il  se  rapproche  de  l'Albanais  dans  la  coupe 
de  ses  vètemens ,  qui  sont  moins  amples  que 
ceux  de  l'Asiatique.  Cependant,  comme  ce  der- 
nier ,  il  porte  des  pelisses ,  des  benicbes ,  des 
antéris  lorsqu'il  est  en  tenue  de  cérémonie  ; 
mais  la  vie  qu'il  mène  étant  plus  active ,  ses  pan- 
talons sont  plus  appropriés  à  la  marche.  Sa  cein- 
ture ,  en  tous  temps ,  est  garnie  d'une  paire  de 
pistolets  et  d'un  sgandard.  Ces  armes  sont  in- 
crustées de  cuivre,  d'argent,  de  vermeil,  de 
pierres  vraies  ou  factices  ,  selon  ses  facultés. 
Elles  pourraient  même  faire  tirer  de  fausses 
inductions  à  cet  égard,  car  le  Turc,  en  Bosnie 
surtout,  place  son  luxe  dans  ces  objets-  de  pré- 
dilection, et  dans  la  composition  de  son  écurie. 
Chez  tous  les  gens  aisés  on  voit  des  chevaux  de 
race  noble ,  que  le  maître  montre  avec  orgueil 
à  son  hôte. 

Le  costume  des  chrétiens  cultivateurs  est,  à 
quelques  différences  près ,  le  même  que  celui 
des  Dalmates.  11  se  compose  d'un  pantalon 
hongrois,  coupé  dans  une  étoffe  grossière;  d'un 
gilet,  d'une  veste  à  manches,  taillés  aussi  à  la 
hongroise;   d'une  calotte  de  laine,   qui  forme 


(  99  ) 
loul  l'ornement  de  son  chef,  et  d'une  ceinture  en 
poil  de  chèvre.  Pour  les  temps  froids  il  a 
un  manteau  d'un  drap  imperméable.  L'habil- 
lement des  femmes  musulmanes  est  le  même 
que  celui  usité  à  Constantinople,  dans  la  Tur- 
quie d'Europe  et.  dans  l'Asie-Mineure.  II  se 
compose  d'étoffes  de  soie  plus  ou  moins  riches, 
de  fourrures  plus  ou  moins  rares ,  de  cachemires 
dont  la  valeur  se  règle  sur  les  facultés.  On 
comprend,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de  le  dire, 
que  les  femmes  de  la  classe  commune  sont 
mises  avec  moins  de  recherche  dans  leur  inté- 
rieur ;  mais  toutes  indistinctement  ne  peuvent 
paraître  en  public  qu'affublées  d'un  ample  sur- 
tout en  drap  qui  les  couvre  depuis  les  épaules 
jusqu'aux  talons,  et  d'une  voile  blanc  qui  leur 
enveloppe  la  tête  à  l'exception  des  yeux.  La 
compagne  du  raya  campagnard  a  une  mise 
analogue  à  celle  de  son  mari.  Tout  en  se  rap- 
prochant encore  de  la  Morlaque  sur  ce  point , 
elle  est  cependant  mieux  vêtue  qu'elle. 

Les  femmes,  quelles  soient  chrétiennes  ou 
musulmanes,  sont  comptées  pour  peu  de  chose , 
par  une  suite  de  l'influence  de  l'opinion  qui 
constitue  la  loi  en  Turquie.  Si  même  il  existe 
une  différence,  elle  est  à  l'avantage  des  musul- 


(  10°  ) 

mânes  ;  du  moins  le  sort  dont  elles  jouissent  est 
incomparablement  plus  doux.  Leurs  devoirs  se 
bornent  aux  soins  domestiques  dans  la  seconde 
classe.  Celles  de  la  première  en  sont  déchargées , 
et  font  de  leurs  enfans  un  délassement  plutôt 
qu'une  occupation.  La  toilette ,  les  visites  ,  les 
parties  de  bain  ,  les  promenades  champêtres 
achèvent  d'absorber  leur  temps  et  de  leur  per- 
suader qu'elles  sont  heureuses.  La  compagne  du 
raya  au  contraire  partage  tous  les  travaux  pé- 
nibles de  son  époux  ,  qui ,  de  son  côté ,  n'use 
pas  toujours  envers  elle  des  égards ,  des  pro- 
cédés dont  la  femme  du  musulman  est  l'objet. 

Le  législateur  a  condamné  les  femmes  à  la 
nullité  politique,  à  vivre  à  part  dans  la  société, 
à  ne  se  montrer  qu'enveloppées  d'un  voile  qui 
les  signale  constamment  à  la  morale  publique , 
et  lui  recommande  de  veiller  sur  elles  ;  mais  en 
dédommagement  des  entraves  dont  il  les  a  char- 
gées de  la  tête  aux  pieds ,  il  attire  sur  elles  les 
respects  de  leurs  époux,  de  leurs  enfans,  de  la 
société  entière.  Il  leur  garantit  la  foi  conjugale, 
sous  la  condition  cependant  que  cette  foi  pourra 
s'étendre  à  quatre  épouses  légitimes,  et  même 
qu'il  n'\  aura  pas  infraction  quand  encore  le 
mari  contenterait  un  goûl  passager  avec  la  fille 


(  101  ) 
esclave,  pourvu  qu'elle  soit  sa  propriété.  Enfin 
si  Mahomet  leur  impose  des  sacrifices  énormes, 
il  en  tempère  l'amertume  par  tous  les  prestiges 
capables  d'abuser.  Il  se  montre  attentif  aussi  à 
régler  leurs  droits  civils  avec  plus  de  générosité , 
comme  un  autre  dédommagement  qu'il  veut 
leur  offrir.  De  son  côté  l'Osmanlis  est  toujours 
magnifique  envers  le  harem  ;  les  cadeaux  de  va- 
leur dont  il  le  comble ,  et  les  commodités  de 
la  vie  qu'il  lui  prodigue,  absorbent  une  partie 
de  son  avoir. 

Dès  le  berceau  l'éducation  prédispose  le  cœur 
des  femmes  chez  les  musulmans  à  se  soumettre 
sans  murmurer  à  la  condition  qui  les  attend.  En 
donnant  sa  main  la  jeune  fiancée  connaît  d  a- 
vance  les  clauses  du  contrat.  Ajoutons  qu'en 
Bosnie,  comme  dans  toute  la  Turquie  d'Eu- 
rope, un  petit  nombre  d'individus  seulement  use 
du  droit  d'avoir  plus  d'une  femme  ;  il  est  rare 
même  qu'on  l'é tende  au-delà  de  deux.  Quant 
au  privilège  d'associer  aux  épouses,  des  concu- 
bines prises  dans  la  classe  des  esclaves,  le  Bos- 
niaque s'en  prévaut  plus  rarement  encore  :  ces 
deux  remarques  sont  une  conséquence  du  cli- 
mat, qui,  dans  cette  contrée,  est  en  opposition 
manifeste  avec  la  polygamie.  Un  contraste  aussi 


(    iO2     ) 

choquant  conduit  à  se  demander  comment  une 
croyance  que  le  ciel  brûlant  de  l'Arabie  a  fait 
éclore  ,  a  pu  jeter  des  ramifications  jusque  sur 
les  bords  brumeux  de  la  Save,  et  dans  les  froides 
vallées  que  les  Alpes  recèlent  ? 

En  dépit  de  toutes  les  précautions  prises  par 
le  législateur  arabe ,  les  femmes  chez  les  Otto- 
mans, comme  parmi  les  autres  nations,  obtien- 
nent souvent  une  influence  dangereuse  dans  les 
affaires ,  et  trouvent  moyen  de  diriger  l'empire 
sans  en  tenir  visiblement  les  rênes.  Suleïman 
lui-même  n'a-t-il  pas  été  l'esclave  enchaîné 
d'une  femme,  et  le  sang  de  ses  fils  lui  coùtait-il 
à  répandre  lors  que  cet  être  atroce  avait  parlé? 
11  est  rare  que  le  harem  n'ait  pas  sa  voix  au 
divan ,  et  combien  ne  pourrait-on  pas  citer  de 
Validé  -  sultan  qui  ont  régné  sous  le  nom  de 
leurs  fils. 

Les  Bosniaques  ,  à  l'exemple  de  tous  les 
musulmans  ,  se  marient  presqu'aussitôt  qu'ils 
ont  pris  la  robe  virile.  Celle  pratique  sage 
doit  influer  puissamment  sur  la  conservation 
des  mœurs;  aussi  les  trouve- t-on  chez  eux 
dans  leur  clat  de  pureté  primitive.  Placées, 
parmi  les  musulmans  ,  sous  la  sauvegarde  de 
ions  ,  ce  soni   les   hommes   qui   véilîeril  à  leur 


(  ïo3  ) 
maintien  :  sous  ce  rapport  la  loi  Jes  rend  réel- 
lement solidaires- l'un  à  l'égard  de  l'autre.  Une 
anecdote  scandaleuse  ,  loin  d'apprêter  à  rire  , 
attirerait  d'une  manière  grave  l'attention,  et  ne 
manquerait  pas  d'être  dénoncée  officiellement 
à  celui  dont  l'honneur  se  trouverait  compromis. 
Cela  dit  assez  que  l'autre  sexe  n'est  point  en 
droit  de  s'attribuer  une  part  réelle  dans  le  mé- 
rite d'une  situation  morale,  peut-être  unique. 
Mais  aussi  l'éducation  que  ce  même  sexe  reçoit , 
les  sacrifices  qu'on  lui  demande ,  la  défiance 
que  les  lois  et  les  coutumes  lui  montrent  sans 
aucun  palliatif,  ne  sont  point  faits  pour  le  con- 
tenir par  le  sentiment  de  la  persuasion,  et  ren- 
dent indispensable  l'état  de  suspicion  légal  dans 
lequel  il  passe  ses  jours. 

La  langue  bosniaque  est  un  dialecte  illyrique 
mitigé  par  le  turc,  par  le  grec  moderne,  et 
qui  rentre  dans  cette  famille  nombreuse  connue 
sous  le  nom  générique  de  langues  slavonnes. 
La  langue  mère  a  des  règles,  une  prosodie, 
une  littérature  ;  mais  ses  dérivés ,  surtout  le  bos- 
niaque, ne  peuvent  guère  se  larguer  des  mêmes 
avantages.  En  Bosnie  d'ailleurs  tous  les  actes 
publics  sont  rédigés  en  turc ,  qui  est  aussi  la 
langue  du  pouvoir.  Les  habitairs   des  villes  la 


(  iq4  ) 

comprennent  dans  l'éducation  bornée  qu'ils 
daignent  recevoir.  Les  rayas  de  leur  coté  se 
trouvent  dans  l'obligation  d'acquérir  la  con- 
naissance des  expressions  qui  se  rattachent  à 
leurs  intérêts.  L'intelligence  de  ce  vocabulaire 
fiscal  leur  revient  bien  cher  ! 

L'empire  ottoman  présentant  l'assemblage 
de  plusieurs  nations  étrangères  les  unes  aux 
autres,  nécessairement  on  y  parle  un  gratta 
nombre  de  langues  entre  lesquelles  il  n'existe 
aucune  parenté ,  ou  qui  n'ont  que  des  rapports 
éloignés.  L'arabe,  l'hébreu,  l'albanais,  l'ar- 
mérien,  le  grec,  le  slavon,  le  cophte,  forment 
autant  de  divisions  principales  dans  lesquelles 
viennent  se  classer  d'autres  langues  et  une  série 
innombrable  de  dialectes.  Le  voyageur  eu- 
ropéen doit  donc  s'attendre  à  de  fréquentes 
contrariétés,  qui  entraveront  à  chaque  pas  son 
esprit  observateur.  De  son  côté  le  lecteur  àe 
doit  pas  s'étonner  si  les  notions  qui  lui  arri- 
vent de  toutes  paris  sur  celle  contrée  pré- 
sentent de  si  fréquentes  contradictions. 

Eu  Bosnie  la  propriété  frontière  se  compose, 
de  même  que  dans  toute  1  étendue  de  l'empire , 
de  biens  mulk  ,  autrement  de  fonds  libres 
ei  patrimoniaux;  d'autres,  cor  culte 


(  io5) 

ou  Lien  à  l'utilité  publique  par  clés  âmes  bien- 
faisantes cl   pieuses,   soil  clans  l'intention  de 
venir  au  secours  de  l'humanité  souffrante  ,  soil 
pour  la  commodité  de  tous.  Ces  biens ,  cpii  por- 
tent la  dénomination  de  vakouf ,  sont  très-mul- 
tipliés  dans  toutes  les  provinces.  Elle  compte  en- 
core un  nombre  considérable  de  fiefs  militaires, 
désignes  sous  le  nom  de  zaùnëts  et  de  timares. 
Les  grandes  forets,  qui  sûrement  appartenaient 
au  domaine  à  l'époque  de  la  conquête ,  et  aux 
fendataires    de  la   classe  élevée,   ont   reçu  en 
partie  cette   destination.   D'autres    fiefs ,    dis- 
tingués des   premiers  par   le  nom  d'arpalik , 
mais   dont  l'origine  est  la  même ,  forment  l'a- 
panage de  l'ordre  judiciaire,  sans  préjudice  pour 
lesépices  qui,  en  vertu  d'un  droit  abusif,  vien- 
nent grossir  encore  ses  revenus.  Enfin  il  existe 
aussi  en  Bosnie  une  certaine  masse  de  ces  ri- 
chesses de  convention  ,  dont  on  est  toujours 
avide  dans  les  gouvernemens  arbitraires,    pat 
une  suite  du  peu  de  stabilité  des  fortunes  ap- 
parentes. Cependant  comme  le  pays   n'a  qui' 
des  relations  faiblement  suivies  avec  le  dehors; 
que  jusqu'ici  le  luxe  n'a  trouvé  moyen  d'y  faire 
que  des  progrès  lents  ,  cl  que  la  classe  aisée  pro- 
fesse un  esprit  d'indépendance  qui  commande  la 


(  io6  ) 
circonspection  au\  agens  du  pouvoir,  le  pen- 
chant à  thésauriser  est  moins  sensible  chez  ses 
habitans  que  dans  certaines  provinces.  Parmi 
les  rayas  il  n'y  a  guère  que  les  négocians  qui 
soient  en  situation  de  mettre  à  profit  ce  conseil 
de  la  prudence.  En  général ,  c'est  même  dans 
cette  classe  exposée  aux  avanies,  et  chez  les 
délégués  du  gouvernement,  qu'on  trouve  à  faire 
cette  remarque.  La  restriction  à  laquelle  on  la 
voit  soumise  s'explique  d'elle-même  :  en  effet 
la  rapacité ,  condamnée  à  user  de  réserve  envers 
les  musulmans ,  doit  se  venger  sur  les  rayas  de 
cet  état  de  contrainte  ;  à  son  tour  le  gouver- 
nement, sous  le  prétexte  de  redresser  des  torts, 
de  punir  des  abus  d'autorité ,  dépouille  le  spo- 
liateur, ou  plutôt  exprime  les  éponges  taci- 
tement employées  par  lui  à  boire  la  sueur  et 
jusqu'au  sang  des  malheureux  tributaires.  Celte 
consolation  est  la  seule  que  les  opprimés  puis- 
sent espérer  en  Turquie. 

Dans  mon  Voyage  à  Constanlinople  j'ai  dé- 
montré, en  produisant  les  preuves,  que  le  sou- 
verain ne  pouvait  ou  plutôt  ne  se  permettait 
de  contester  le  droit  de  succession  aux  héritiers 
nommés  par  la  loi,  qu'à  l'égard  de  ses  délégués. 
i  let  abus ,  qui  prend  sa  source  dans  un  autre ,  et 


(   io7  ) 
que  la   coutume  voudrait  légitimer,  mais  qui 
n'en  porte  pas  moins  le  caractère  de  l'infraction 
manifeste  ,  a  donné  lieu  à  une  méprise  qui ,  de 
Montesquieu,  a  passé  de  bouche  en  bouche, 
et  confirme  dans  la  persuasion  que  le  sultan  est 
l'héritier  légal  de  tous  ses  sujets.  Le  Koran  et  les 
explications   indispensables   dont  les   docteurs 
orthodoxes  ont  accompagné  ce  code  universel , 
beaucoup  trop  succinct  ,   loin   d'instituer  un 
privilège  aussi  inique,  règlent  avec  un  soin  pa- 
ternel le    droit  de  succession ,  en   passant  en 
revue  tous  les  degrés    de  la  parenté ,   jusqu'à 
entière  extinction.  D'un  autre  côté,  il  n'est  pas 
d'exemple  que  le  sultan  se  soit  porté  héritier 
d'aucun  individu  de  la  classe  privée;  et  même, 
à  l'égard  de  ses  agens,  il  n'use  guère  dans  sa 
plénitude  de  ce  droit  usurpé  :  presque  toujours 
il  abandonne  aux  enfans  une  partie  de  la  suc- 
cession. Quant  au  prétendu  principe  dont  il 
s'appuie ,  voici  comment  il  faut  l'entendre  :  le 
délégué  était  un  concussionnaire  ;    le  sultan , 
comme  grand  juge,  le  condamne  à  restitution, 
et  se  présente  en  place  et  lieu  du  fisc  pour  re- 
cueillir l'amende.  A  présent  la  législation  élé- 
mentaire demandera  s'il  ne  serait  pas  bien  plus 


(  'OS  ) 
naturel,  en  ne  consultant  que  l'intérêt  des  ad- 
ministrés, de  réprimer  cette  sangsue  dès  les 
premiers  indices  de  concussion,  que  d'attendre 
en  silence  qu'elle  soit  gorgée?  La  réponse  me 
paraît  délicate,  et  je  laisse  à  Sa  Hautesse  le  soin 
de  la  prononcer. 


(  io9) 


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CHAPITRE  IV. 


Du  commerce  et  de  l'industrie  en  Bosnie  et  dans  l'empire 
>ttonian. 


.L'industrie  est  très-bornée  en  Bosnie.  Elle 
y  est  même  plus  retardée  que  dans  la  plupart 
des  autres  provinces  de  l'empire  ottoman.  Ce- 
pendant cette  contrée  n'est  point  placée ,  à 
beaucoup  près  ,  en  dehors  de  la  sphère  des 
affaires,  puisque  le  rivage  de  l'Adriatique  n'est 
qu'à  une  distance  médiocre  de  ses  frontières  ; 
d'un  autre  côté ,  que  la  route  du  commerce  ne 
se  refuse  point  à  la  traverser  pour  établir  une 
grande  relation  entre  la  Macédoine ,  la  Roumélie 
et  les  Etats  autrichiens.  D'ailleurs  elle  possède 
des  matières  premières ,  telles  que  des  laines , 
qui  pourraient,  avec  des  soins,  gagner  en  qua- 
lité ,  et  sortir  de  son  territoire ,  converties  en 
produits  manufacturés.  Nous  avons  déjà  signalé 
ses   mines  de  fer  comme  une  autre  source  de 

La  Bosme.  7 


(  UD  ) 
richesses,  où  elle  puise  avec  une  réserve  qui 
annonce  l'indolence.  L'industrie  bosniaque  se 
borne  donc  à  la  culture ,  à  l'éducation  des 
chevaux  et  des  troupeaux  de  toute  espèce  ; 
à  la  fabrication  des  étoffes  grossières  à  l'usage 
de  la  classe  commune  ;  à  la  préparation  des 
cuirs  et  à  leur  mise  en  œuvre  ;  enfin  à  1  exploi- 
tation de  quelques-unes  des  mines  riches  et 
multipliées  que  ses  montagnes  recèlent. 

Bosna  Serajo  est  le  grand  marché  de  la  pro- 
vince. Ses  bazards,  ses  thiartchis,  ses  béseslins 
approvisionnent  ceux  de  Bagna-Lucka  ,  de 
Traunik  ,  de  Mostar ,  généralement  de  toutes 
les  villes ,  de  tous  les  bourgs  ,  qui  à  leur  tour 
répandent  dans  les  campagnes  les  différons 
objets  de  consommation  à  l'usage  du  pays.  Celte 
capitale  opulente  compte  dans  sa  population 
un  grand  nombre  d'ouvriers  de  toute  espèce, 
qui  travaillent  sur  cuir  et  sur  maroquin.  Ces 
deux  articles  donnent  lieu  à  une  immense  con- 
sommation en  Turquie  ,  à  raison  des  emplois 
variés  auxquels  on  les  consacre.  A  Visoka ,  sal- 
les bords  de  la  Bosna ,  on  voit  des  tanneries 
d'où  sortent  des  produits  considérable».  On 
trouve  à  Fognitza  des  forges  ,  qui  sont  les  plus 
actives  du  pays,  et  fournissent  un  fer  estimé. 


(  111  ) 

On  exploite  aussi  les  mines  abondantes  qui 
existent  dans  la  capitainerie  de  Mandan ,  entre 
Novi  et  Sitniza;  celles  non  moins  riches  qui 
remplissent  la  plus  grande  partie  du  pays  situé 
entre  Boutzovatz  et  Visoka,  où  l'on  trouve 
en  outre  des  eaux  minérales  accréditées.  Stari- 
Medun,  dans  l'arrondissement  de  Bagna-Lucka, 
est  en  possession  du  minerai  le  plus  abondant , 
le  plus  chargé  de  métal ,  et  qui  donne  un  fer 
de  qualité  supérieure.  Traunik  a  une  manu- 
facture de  lames  de  sabres  ,  réputée  pour  la 
trempe.  Pendant  l'insurrection  de  la  Servie  on 
avait  établi  dans  cette  ville  une  fonderie  ;  mais 
cet  établissement  précaire  depuis  plusieurs  an- 
nées a  totalement  suspendu  ses  travaux.  Enfin 
nous  aurions  dû  citer  Novi-Bazard  comme  le 
marché  le  plus  important  après  Sérajo ,  à  raison 
de  sa  position  limitrophe  avec  les  provinces 
voisines.  Voilà  à  peu  près  tout  ce  qui  con- 
stitue l'industrie  et  le  commerce  intérieur  de  la 
Bosnie. 

Ses  relations  avec  le  dehors  sont  moins  actives 
encore,  et  la  balance  ne  peut  guère  pencher 
en  sa  faveur,  condamnée ,  comme  elle  l'est ,  à 
tirer  de  Constantinople  et  des  Etats  européens 
tous   ses  articles  de  luxe  ,  et  même  plusieurs 


(  '12  ) 

articles  de  première  nécessité.  Cependant  le 
commerce  d'échange  qu'elle  entretient  avec  la 
Dalmatie  est  à  son  avantage.  Elle  lui  donne 
des  grains,  des  bêtes  à  cornes,  de  la  laine,  du 
miel,  de  la  cire,  du  beurre  et  du  fer.  La  Dal- 
matie lui  fournit  en  retour  du  sel ,  dont  elle 
manque  totalement;  de  l'huile,  des  fruits  secs, 
et  achève  de  s'acquitter  avec  des  métaux  mon- 
noyés.  Une  autre  partie  du  produit  de  ses  forges 
trouve  des  débouchés  dans  l'empire  même. 
A  l'époque  où  nous  possédions  les  provinces 
Illyriennes ,  elle  recueillait  les  bénéfices  d'un 
commerce  de  transit  considérable.  Les  colons 
de  Macédoine  arrivaient  à  dos  d'animaux  par 
Scrajo  à  Coslanitza,  pour  être  dirigés  ensuite 
sur  Triesle  ,  et  traversaient  la  Bosnie. 

Dans  l'empire  ottoman  le  commerce  avec 
l'étranger  et  les  arts  industriels  sont  entre  les 
mains  des  Grecs  et  des  Arméniens.  Les  Juifs, 
dans  certaines  places,  prennent  aussi  leur  part 
des  profils  immenses  que  procurent  les  relations 
avec  l'Inde,  le  nord  de  l'Europe,  laFrance,l'Al- 
lemagneetl' Angleterre.  Le  commerce  de  la  Tur- 
quie avec  ces  trois  puissances  consiste  à  échan- 
ger les  matières  premières  dont  elle  abonde, 
mais  qu'elle  ne  s'entend  pas  à  mettre  en  œuvre, 


(  n5  ) 
contre  des  objets  manufacturés  à  son  intention  , 
c'est-à-dire  pour  la    fabrication   desquels   on 
consulte  ses  inclinations  propres.  Elle  paie  gé- 
néreusement ces  articles  d'industrie  étrangère  ; 
cependant  l'arrêté  de  comptes  présente  à  son 
profit  un  reliquat  en  espèces  fort  considérable, 
qui  doit  être  plus  que  suffisant  pour  l'acquitter 
avec  l'Inde  et  le  Nord,  où.  ses  produits  n'entrent 
pas  dans  la  balance  de  manière  à  former  con- 
trepoids. Mais  les  concessions  qu'elle  a  faites  à 
la  généralité  des  Etats  européens,  déterminée  par 
la  bienveillance  à  l'égard  des  uns  ,  par  la  néces- 
sité avec  les  autres^  forment  un  contraste  cho- 
quant avec  le  principe  de  prohibition ,  les  droits 
d'entrée  exhorbitans ,   adoptés  par  ces  mêmes 
gouvernemens ,  auxquels  la  Porte  ne  demande 
en  retour  aucune  prérogative.  Les  capitulations 
enfin  accordent  aux  francs  des  avantages  tels 
que  les  régnicoles  ne  peuvent  soutenir  la  con- 
currence.   De  là  vient  que  les  spéculateurs  en 
grand  donnent  de  préférence  essor  à  leur  génie 
vers  les  contrées  asiatiques  ;   et  que  ceux  qui 
entretiennent  des  relations  avec  l'Europe  n'y 
trouvent  un  avantage  réel  qu'autant  qu'ils  ont 
la  protection  d'une  des  puissances  liées  avec  la 
Porte  par  les  traités  de  commerce.  Comment 


(  u4) 

un  gouvernement  peut-il  se  laisser  abuser  par 
un  calcul  aussi  faux,  et  persévérer  si  long-temps 
dans  son  erreur?  Cet  aperçu  rapide,  tout  en 
relevant  une  faute  matérielle  ,  l'ait  voir  combien 
la  plus  grande  partie  de  l'Europe  est  intéressée 
à  la  conservation  de  l'empire  ottoman. 

Sous  le  rapport  des  tribulations  les  babitans 
de  l'Archipel  font  exception  à  la  règle.  Dans 
plusieurs  îles  on  ne  voit  des  Turcs  qu'à  l'époque 
où  le  capilan- pacha  vient  lever  le  tribut  annuel; 
et  les  charges  légales  se  réduisent  en  Turquie  à 
une  redevance  minime  ,  qui  ne  peut  être  com- 
parée à  celles  qui  accablent  le  contribuable 
dans  la  plupart  des  Etats  européens.  De  la  diffé- 
rence de  régime  résulte  une  situation  générale- 
ment supportable  ,  florissante  même  dans  cer- 
taines places  ,  où  l'industrie  et  le  commerce  ont 
pris  un  développement  dont  les  gouvernemens 
les  plus  perfectionnés  tireraient  vanité.  Mais  les 
enco.uragemens  se  bornent  ici  à  ne  pas  entraver  ; 
en  sorte  que  le  mérite  de  cette  activité  honora- 
ire reste  tout  entier  aux  individus. 

Cette  situation  toute  particulière  conduit  a  se 
demander  ce  qui  a  pu  déterminer  les  insulaires 
à  renoncer  spontanément  à  des  avantages  réels, 
pour  courir  après  un  bonheur  imaginaire^ •««  • 


(  "5) 
L'inconstance,  la  légèreté  grecques  répondent  à 
cette  question  bien  excusable.  Le  mot  de  liberté, 
prononcé  inconsidérément  au  milieu  d'une 
nation  destinée  à  caresser  des  chimères,  échauf- 
fera les  esprits  et  produira  toujours  chez  elle  un 
embrasement,  partout  oùil  pourra  être  entendu. 
Les  insulaires  doivent  s'apercevoir  déjà  de  sa 
viduité ,  et  des  sacrifices  énormes  qu'impose 
1  espoir  ,  souvent  trompeur  ,  dont  il  berce  les 
esprits  crédules;  surtout  ils  devraient  se  défier 
de  l'acception  dangereuse  qu'ils  paraissent  dis- 
posés à  lui  donner.  S'ils  changeaient  de  domi- 
nation ils  ne  tarderaient  pas  à  se  convaincre  que 
leurs  anciens  maîtres ,  avec  la  gangue  asiatique 
qui  les  enveloppe ,  sont  préférables  encore  aux 
libérateurs  qu'ils  attendent  des  bords  du  Don 
et  de  la  Newa.  Ils  les  regretteraient  même  après 
les  avait  comparés  à  certains  prolecteurs  qui  ont 
appris  à  l'école  de  la  civilisation  l'art  d'enve- 
lopper les  peuples  dans  un  réseau  de  soie,  très- 
souple  à  la  vérité,  mais  qui  se  resserre  pour  peu 
qu'il  éprouve  de  contraction.  Oublient-ils  que  les 
pères  de  ces  Péloponésiens  de  nos  jours  ont  aidé 
les  Turcs  à  chasser  les  Vénitiens  de  chez  eux  , 
et  à  rentrer  en  possession  de  leur  péninsule; 
que  l'île  de  Chio  même  a  tenu  une  conduite 


(  >'6) 
toute  semblable  en  pareilles  circonstances?  Les 
Grecs  modernes  seraient- ils  aussi  versatiles  que 
les  Grecs  anciens? 

Si  les  Ottomans  n'étendent  pas  leurs  spécu- 
lations jusque  cbez  l'étranger,  ils  ne  cèdent  pas 
leurs  droits  au  commercesintérieur,  dans  lequel, 
on  doit  le  dire ,  ils  apportent  un  grand  fonds  de 
probité.  Us  s'adonnent  aussi  au  cabotage  ,  mais 
sans  sortir  de  cbez  eux;  ou,  s'ils  enfreignent 
cette  habitude  ,  c'est  pour  visiter  les  établisse  «- 
mens  russes  de  la  mer  Noire.  D'ailleurs  ils  ont 
des  concurrens  dangereux  en  la  personne  des 
Grecs ,  qui  sont  bien  plus  qu'eux  hommes  de 
mer,  incomparablement  plus  actifs,  et  qui  mê- 
lent aux  transactions  commerciales  une  adresse 
que  les  autres  ne  connaissent  pas.  Les  Turcs 
s'adonnent  aussi  aux  arts  mécaniques.  En  Asie 
ils  conduisent  de  préférence  la  charrue.  Celte 
inclination  patriarcale  se  remarque  moins  en 
Europe,  où  il  existe  un  grand  nombre  de  sujets 
tributaires,  réduits  aujourd'hui  à  être  les  mé- 
tayers des  sujets  privilégiés. 

Depuis  long-temps  on  dit  et  l'on  répète  que 
l'industrie  est  bannie  de  l'empire  ottoman  :  sur 
ce  point  les  voyageurs  les  plus  modernes  s'ac- 
cordent ,  sans  la  moindre  dissidence,  avec  les 


(  II?  ) 

anciens.  Le  Turc  néglige  celle  source  de  pros- 
périté, par  une  suite  de  son  apathie  naturelle. 
Fort  de  l'exemple  de  ses  ancêtres ,  il  donne 
toujours  la  préférence  au  métier  des  armes, 
sans  s'apercevoir  qu'il  n'existe  plus  de  contrées 
nouvelles  qui  produisent  pour  lui  des  lauriers. 
Celui  qui  par  sa  fortune  pourrait  former  des 
entreprises  vastes  et  généreuses,  regarde  comme 
au-dessous  de  lui  la  profession  de  négociant  ou 
de  manufacturier.  Il  se  lance  dans  la  carrière 
périlleuse  des  honneurs  ,  ou  Lien  il  coule  ses 
jours  dans  un  repos  absolu.  Voilà  pourquoi 
on  ne  trouve  chez  cette  nation  que  des  mar- 
chands proprement  dits,  des  artisans  et  des 
cultivateurs.  L'éloignement  qu'elle  témoigne 
par  principes  pour  ceux  qui  n  ont  pas  sa 
croyance;  l'état  de  stagnation  où  ses  préjugés 
l'entretiennent  sous  le  rapport  des  lumières, 
achèvent  de  la  frapper  d'inertie.  Cependant 
l'Osmanlis  est  doué  d'une  grande  judiciaire, de 
cette  probité  qui  commande  la  confiance;  et 
s'il  daignait  réformer  des  préventions  onéreuses, 
ses  tentatives  seraient  couronnées  infaillible- 
ment du  succès.  Ensuite  il  est  très-possible  que 
des  relations  étendues  le  conduisent  à  échan- 
ger ses  mœurs  austères  contre  les  vices  d'une  civi- 


(  >>8) 

lisalion  trop  avança-.  En  y  réfléchissant  Lien,  je 
suis  même  tenté  de  L'absoudre  du  reproche,  que 
tous  les  jours  on  lui  fait,  d'éviter  le  contact, 
d'autant  plus  qu'il  se  conforme  en  cela  aux 
préceptes  du  législateur.  Moïse  et  Lycurgue 
ont  placé  de  même  leurs  nations  à  l'écart. 

Le  raya,  de  son  côté,  est  contenu  par  des 
gouvernails  portés  par  inclination  à  le  dé- 
pouiller, lorsque  l'industrie  l'a  conduit  à  la  for- 
tune, tellement  que  c'est  toujours  en  tremblant 
qu'il  cède  à  ses  inspirations.  Dans  la  capitale  et 
dans  tous  les  pacbaliks,  où  les  propriétés  trouvent 
protection,  il  témoigne  plus  d'assurance,  et  se 
console  (Je  la  privation  déshonneurs  on  amassant 
de  l'or.  Certes  il  ne  faut  pas  moins  que  le  frein 
désespérant  de  l'arbitraire ,  pour  empêcher  les 
Grecs,  les  Arméniens  et  les  Juifs  de  se  livrer 
avec  abandon  à  1  esprit  spéculatif  qui  caracté- 
rise leurs  nations.  Il  est  même  tellement  actif 
que  les  étincelles  jaillissent  jusque  sous  les  yeux 
redoutables  de  l'autorité.  On  peut  juger  des 
résultats  dont  il  serait  capable,  par  les  développe- 
mens  rapides  qu  il  avait  pris  sous  le  règne  pro- 
tecteur de  Selim  III.  Ce  prince  avait  accordé 
aux  sujets  tributaires  la  facilité  d'acquérir  les 
privilèges  commerciaux   «les  lianes.  Mais  agis- 


(  H9) 
sait-il  aussi  prudemment  en  travaillant  de  tous 
ses  moyens  à  réformer  les  principes ,  ou  ,  si  l'on 
veut,  les  préjugés  qui  éloignent  sa  nation  du 
commerce  avec  l'étranger...?  Dans  le  nombre 
des  grands  de  l'empire,  ceux  qui  cédèrent  à  ses 
inductions  le  firent  plutôt  par  complaisance, 
comme  courtisans,  que  par  inclination;  et  ce 
règne,  beaucoup  trop  court  d'ailleurs  pour  opérer 
un  aussi  grand  changement,  fut  à  peine  à  son 
terme,  que  les  habitudes  de  l'éducation  ramenè- 
rent dans  l'ancienne  roule  tous  ceux  qui  avaient, 
feint  de  s'en  écarter. 

Jusqu'alors,  sous  le  prétexte  de  se  pourvoir  de 
drogmans,  les  différentes  légations  jouissaient 
du  privilège  de  délivrer  des  barates  ,  autrement 
des  brevets  d'affranchissement,  qui  valaient  aux 
ministres  étrangers  des  sommes  d'autant  plus 
considérables  que  ces  diplômes  investissaient  le 
barataire  de  toutes  les  prérogatives  attachées  à 
la  qualité  de  franc.  D'une  générosité  aussi  peu 
réfléchie  résultaient  de  grands  abus.  La  Russie 
fut  de  toutes  les  puissances  celle  qui  les  poussa 
le  plus  loin.  Elle  se  servit  de  ce  témoignage  de 
cordialité  pour  accroître  considérablement  le 
nombre  de  ses  créatures,  dans  le  temps  où  son 
alliance  offensive  et  défonsivo  avec  la  Porte  bu 


(    120    ) 

donnait  une  influence  illimitée  près  de  ce  cabi- 
net. Les  autres  puissances  durent  en  concevoir 
de  l'ombrage.  La  France  surtout  était  autorisée 
à  s'alarmer  d'un  pareil  empiétement,  et  jugea 
prudent  de  sacrifier  de  minces  avantages  à  des 
craintes  réelles.  Elle  proposa,  par  l'organe  du 
général  Sébastiani  son  ambassadeur ,  l'abandon 
de  la  prérogative.  L'Angleterre,  qui  n'y  voyait 
qu'un  médiocre  bénéfice,  et  dont  la  politique 
alors  tendait  à  complaire  à  la  Porte,  s'accorda 
sur  ce  point  avec  le  gouvernement  français.  Les 
diplômes  au  profit  des  puissances  amies  retour- 
nèrent à  la  Porte  ,  au  fur  et  à  mesure  des  ex- 
tinctions. Mais  Sultan  Selim  trouva  l'idée  heu- 
reuse en  elle-même.  11  calcula  qu'elle  pouvait 
l'aider  à  grossir  les   revenus   de  sa  caisse  du 
Nizamé-dgédid,  destinée  à  l'entretien  des  trou- 
pes  permanentes  de  nouvelle  création.  L  in- 
stitution, modifiée  par  lui,  accorda  au  raya  la 
faculté  d'acheter  les  privilèges  du  franc,  sous 
le  rapport  du  commerce  seulement.  11  continua 
à  compter  dans  la  classe  des  sujets  tributaires  ; 
et  même,  pour  qu'il  ne  l'oubliât  pas,  sa  capi- 
lation  fut    doublée.   Sultan  Sélim  avait  avant 
tout  l'intention  de  rétablir  autant  que  possible 
l'égalité  de  concurrence  entre  ses  sujets  et  les 


(  wi  ) 
étrangers,  faute  Je  pouvoir  retirer  à  ces  derniers 
des  privilèges  abusifs.  Cependant,  on  doit  en 
convenir,  le  correctif  porte  aussi  le  cachet  de  la 
fiscalité  :  car  enfin  c'est  vendre  aux  premiers  ce 
qui  a  été  accordé  gratuitement  aux  autres. 

Ce  sont  surtout  les  Grecs  qui  ont  acheté  des 
barates.  lîs  forment  une  compagnie  qui  a  près  de 
la  Porte  un  kapi  kéaïa,  autrement  un  fondé  de 
pouvoirs  ,  chargé  de  défendre  ses  intérêts  lors- 
qu'il y  a  lésion.  Mais  la  révolution  qui  a  renversé 
les  institutions  de  Selini,  nécessairement  a  rendu 
languissante  cette  compagnie  dont  le  recrute- 
ment a  souffert  beaucoup.  Depuis  des  années  elle 
ne  fait  point  sensation ,  et  l'insurrection  grec- 
que lui  aura  porté,  selon  toute  apparence,  le 
coup  de  la  mort. 

Pourquoi  le  gouvernement  ne  continuerait-il 
pas  à  suivre  la  même  direction  à  l'égard  des  tri- 
butaires? C'est  véritablement  à  eux  qu'appar- 
tiennent l'industrie  et  les  grandes  spéculations 
conmicrciales  dans  l'empire  ottoman  :  d'abord 
en  vertu  du  principe  de  compensation,  ensuite 
d'après  le  respect  dû  aux  intentions  du  législa- 
teur. En  adoptant  franchement  ce  système  dune 
intelligence  facile,  il  atteindrait  deux  buts  vers 
lesquels  il  doit  tendre  :  les  rayas  oublieraient  , 


(  122  ) 

au  sein  des  richesses,  que  les  honneurs  leur  sont 

interdits;  les  régnicoles,  selon  le  voeu  du  droit 
naturel,  enlèveraient  aux  étrangers  une  exploi- 
tation dont  la  meilleure  part  tourne  au  profit 
des  Etals  voisins.  Le  Grec  avec  son  esprit  inventif 
et  pénétrant,  l'Arménien  avec  sa  persévérance 
froide  et  cet  amour  du  gain  qui  le  domine, 
feraient  fleurir  partout  les  arts  industriels,  et  suf- 
firaient pour  enrichir  l'Etat  ;  d'un  autre  côté  , 
l'austérité  du  musulman  ressortirait  mieux  en- 
core par  l'opposition.  L'air  d'aisance  et  de  bon- 
heur de  son  tributaire  le  ferait  aimer  lui-même, 
autant  que  sa  simplicité  lui  donnerait  des  droits 
à  l'estime  des  nations;  à  cette  condition  enfin  il 
pourrait  conserver  ses  mœurs  tartares  à  côté  de 
la  civilisation  européenne. 

La  Porte  a  fait  une  concession  énorme  en 
accordant  successivement  aux  pavillons  étran- 
gers le  libre  passage  du  Bosphore.  11  n'y  a  pas  de 
doute  que  toute  autre  puissance,  établie  dans  la 
brillante  position  dont  elle  tient  la  double  clef,  se 
réserverait  le  droit  exclusif  d'opérer  les  échanges 
entre  la  mer  Noire  et  la  Méditerranée.  C'est 
même  encore  un  motif  pour  l'Europe  de  crain- 
dre un  changement  et   «le  le  prévenir.   Si  les 


(  123  ) 
Ottomans  n'avaient  pas  été  absorbés,  d'abord 
par  l'esprit  de  conquête,  plus  tard  parles  inquié- 
tudes de  la  conservation,  ils  auraient  réfléchi  sur 
leur  position  brillante  et  mis  à  profit  les  im- 
menses avantages  qu'elle  offre  à  l'économie  po- 
litique. Galatz,  Varna,  Sinope,  Trébizonte, 
Constantinople ,  Smyrne,  Salonique  seraient 
aujourd'hui  de  grands  entrepôts  où  l'étranger 
pourrait  venir  puiser,  tandis  que  le  régnicole 
conserverait  le  privilège  exclusif  d'établir  des 
relations  entre  les  deux  mers.  Une  méprise  plus 
choquante,  parce  que  la  Porte  l'a  commise  de 
son  propre  mouvement,  c'est  celle  qu'on  re- 
trouve d'un  bout  à  l'autre  de  ses  capitulations. 
Elles  sont  dictées  comme  s'il  y  avait  réciprocité  ; 
comme  si  les  Grecs  et  le  petit  nombre  de  Turcs 
qui  sont  en  possession  du  commerce  extérieur, 
fréquentaient  autant  les  ports  des  nations  amies, 
que  celles-ci  se  montrent  empressées  à  faire  voir 
leurs  pavillons  dans  les  mers  du  Levant,  et  à 
venir  jouir  en  Turquie  des  droits  de  l'hospita- 
lité la  plus  généreuse.  Les  États  européens  se 
bornent  même  à  accorder  aux  sujets  de  l'em- 
pire ottoman,  que  le  commerce  amène  chez 
eux,  les  conditions  dont  jouit  la  nation  la  plus 


(  «4  ) 
Favorisée  ,    sans    établir    une    catégorie    pour 
die  (i). 

L'empire  d'Orient  sur  son  déclin  se  laissa 
ravir  aussi  la  possession  exclusive  des  détroits, 
et  céda  de  même  tous  les  avantages  du  com- 
merce à  des  colonies  italiennes,  qui  ne  tardèrent 
pas  à  le  mettre  dans  une  absolue  dépendance. 
Mais  l'empire  d'Orient  n'existait  plus  alors  que 
de  nom,  et  quelques  marchands  suffisaient  pour 
l'intimider.  La  Porte,  bien  qu'elle  se  soit  trou- 
vée dans  des  situations  critiques,  est  loin  de 
pouvoir  s'appuyer  d'une  justification  aussi  légi- 
time. Si  elle  lisait  d'autres  annales  que  les  siennes 
et  celles  des  kalifs,  elle  verrait  que  les  Athé- 
niens, c'est-à-dire  les  habilans  de  ce  coin  de 
terre  qui  ne  forme  qu'un  point  dans  ses  im- 
menses possessions,  s'établirent  les  douaniers  du 


(1)  La  France,  à  l'époque  de  ses  relations  d'intimité  avec 
la  Porte,  c'est-à-dire  sons  le  règne  de  François  Ier,  ensuite 
sons  Louis  XIV ,  obtint  des  capitulations  tellement  avanta- 
geuses, que  les  autres  puissances  européennes,  à  mesure  que 
les  circonstances  les  ont  favorisées  à  l'égard  de  la  Porte,  ont 
réclamé  les  mêmes  prérogatives,  (est  à  dater  du  traité  de 
Raïnargit  que  le  Bosphore  es!  ouvert  aux  Russes.  Les  Autri- 
chiens jouissent  aussi  du  même  avantage  depuis  cette  époque. 
La  France  se  l'est  réservé  par  le  traité  de  Paris.  Il  avait  été 
accordé  antérieurement  à  l'Angleterre  et  à  la  Hollande. 


(  "5  ) 
Bosphore,  et  mettaient  à  contribution  tous  les 
bâlimens  qui  allaient  chercher  les  rivages  du 
Pont-Euxin;  elle  verrait  encore  que  les  empe- 
reurs de  Byzance  en  ont  usé  de  même,  aussi 
long-temps  qu'ils  ont  conservé  une  ombre 
d'autorité.  Celle  conduite  financière,  qui  du 
reste  sert  de  règle  à  toutes  les  nations  éclairées 
sur  leurs  intérêts,  contraste  avec  le  modeste 
tribut  levé  sur  les  bâtimens  qui  viennent  jeter 
l'ancre  dans  le  port  de  Constantinople  (i). 

Le  gouvernement  ottoman,  uniquement  oc- 
cupé à  se  créer  des  ressources  pécuniaires  aux 
dépens  de  ses  sujets,  sans  réfléchir  que  la  ri- 
chesse des  particuliers  est  la  fortune  la  plus 
sûre  de  l'Etat,  établit  indistinctement  ses  droits 
d'importalion  et  d'exportation  sur  tous  les  ob- 
jets ;  ne  tient  aucun  compte  des  considérations 
qui  déterminent  les  autres  puissances  dans  la 
fixation  de  ces  droits.  L'introduction  d'aucun 
article  manufacturé  n'est  prohibée  ou  soumise 
à  une  taxe  plus  forte,  quand  encore  cet  article, 


(i)  Le  droit  d'ancrage  se  réduit  à  la  somme  modique  de 
3oo  aspres  (2  piastres  1/2),  comme  si  les  encouragemens 
étaient  nécessaires  pour  y  appeler  le  commerce.  Dans  toutes 
les  Echelles  on  se  conduit  d'après  le  même  principe  ,  stipulé 
dans  les  capitulations. 

La.  Bosms.  y 


(  w6) 
apporté  du  dehors,  entre  en  concurrence  avec 
les  produits  du  pays.  La  sortie  de  ceux-ci  n'est 
point  favorisée  parmi  allégement  dans  les  droits. 
Il  lui  importe  peu  que  les  manufactures  prospè- 
rent, ou  que  les  objets  d'origine  étrangère  ob- 
tiennent sur  elles  l'avantage  du  débit.  Son  but 
est  de  remplir  ses  coffres ,  sans  réfléchir  qu'il 
tarit  la  source  au  lieu  de  l'alimenter,  et  sans 
s'inquiéter  si  les  espèces  que  lui  comptent  ses 
bureaux  de  douanes,  proviennent  du  dehors 
ou  de  la  bourse  des  régnicoles. 

Le  commerce  intérieur,  par  cela  même  que 
les  sujets  en  sont  presque  seuls  en  possession , 
rencontre  à  chaque  pas  des  entraves.  Il  est  ex- 
posé aux  avanies,  autrement  aux  droits  de  tran- 
sit que  les  ayams,  en  général,  prélèvent  de 
leur  pleine  autorité,  sous  le  titre  de  protection 
promise,  de  sûreté  garantie,  sur  tout  ce  qui 
passe  dans  l'étendue  de  leur  commandement. 
Le  négociant ,  livré  en  quelque  sorte  à  leur 
discrétion ,  n'a  rien  de  mieux  à  faire  que  de 
payer  la  rançon  de  sa  marchandise.  Mais  s  il  la 
tire  des  serres  d'un  ravisseur,  c'est  pour  en 
rencontrer  un  autre  un  peu  plus  loin;  et  jamais 
il  n'arrive  à  destination  sans  avoir  subi  plu- 
sieurs épreuves  du  même  genre,  qui  le  forcent 


(  127  ) 
à  élever  d'autant  ses  prix.  A  leur  tour  les  bu- 
reaux de  douanes,  aussi  souvent  qu'il  en  trouve 
sur  sa  route,  exigent  qu'il  acquitte  les  droits, 
tandis  que  l'étranger  y  satisfait  une  fois  seule- 
ment ,  et  que  le  tarif  suivi  à  son  égard  ne  s'é- 
lève pas  même  au  tiers  de  celui  que  la  percep- 
tion consulte  lorsqu'il  s'agit  du  premier,  surtout 
si  c'est  un  sujet  tributaire  (1). 

(i)  D'après  les  capitulations,  les    franes  n'acquittent  que 
le  3  pour  ioo,   une  fois  payé;  le  même  droit  s'élève  au  10 
pour  les  sujets,  et  peut  aller  au  20  au  3o,  selon  le  nombre 
de  bureaux  par  lesquels  ils  sont  obligés  de  passer.  Pour  les 
francs  ,  lorsque  les  articles  ne  sont  point  compris  sur  le  ta- 
bleau ,  et  que  le  négociant  ne  peut  fournir  les  lettres  de  fac- 
ture, on  fait  l'estimation  sur  le  prix  de  la  place,  en  défalquant 
de  ce  prix  le  20  pour  100,  après  quoi  la  douane  perçoit  son 
droit  du  3.  Mais  c'est  pure  bienveillance ,  et  seulement  en 
vertu  d'une  convention  tacite,  si  les  avantages  accordés  par 
les  capitulations  au  commerce  extérieur  s'étendent  au  com- 
merce intérieur,  c'est-à-dire  aux  produits  indigènes  transportés 
d'une  échelle  à  une  autre.    Depuis  la  guerre  d'Egypte  ce  pri- 
vilège est  contesté  à  nos  négocians  ;   souvent  même   il  leur 
arrive  d'être  contraints  de  se  soumettre  aux  conditions  impo- 
sées aux  régnicoles.  La    question   était  encore  en  litige   en 
181 5,  et  l'on  attendait  une  circonstance  favorable  pour  la 
faire  juger  définitivement.  On  avait  aussi  des  craintes  relati- 
vement  au  tarif  suivi  pour  les   articles   d'importation  ,   au 
point  que  les  paiemens  n'étaient  plus   reçus  par  les   bureaux 
de  douanes  qu'à  titre  d'à  -  compte.  Pour  demander  la   révi- 
sion  du  tarif,  la  Porte  s'appuie  de    la   baisse   considérable 
que  ses  monnaies  ont  éprouvée,  et  des  diflVrens  accroissement 


(  "8) 

Ces  désordres,  du  reste,  ne  tournent  point 
au  profit  de  l'Etat.  Comme  les  fermiers  achètent 
toujours  à  un  prix  très-élevé  la  préférence  dans 
les  adjudications,  par  les  pots  de  vin,  les  ca- 
deaux qui  précèdent  et  suivent  la  signature  du 
contrat,  ils  s'emploient  de  tous  leurs  moyens 
à  se  couvrir  de  leurs  déboursés  ;  et  l'œil  de  la 
surveillance,  qui  fait  cause  commune  avec  eux , 
se  détourne  pour  se  promener  sur  d'autres 
désordres  qu'il  regarde  encore  sans  les  voir, 
ou  sans  paraître  les  remarquer.  Mais  on  doit 
ajouter  que  les  vexations  de  tout  genre  sont 
bien  moins    accablantes    quand   le   prince   est 


que  la  valeur  des  articles  tarifés  a  pris  dans  le  même  temps. 
Le  tarif  pour  les  antres  nations  esl  plus  moderne;  par  consé- 
quent il  offre  moins  d'avantages  aux  négocians.  En  résumé  . 
la  Porte  ne  touche  réellement  le  droit  de  3  pour  100,  stipule 
par  les  capitulations  ,  que  sur  les  marchandises  d'estime  , 
moyennant  les  garanties  qu'elle  s'est  réservées  dans  l'inten- 
tion de  parer  aux  fausses  appréciations.  Elle  est  encore  le 
jouet  des  puissances  européennes  ,  quand  les  circonstances 
politiques  la  mettent  dans  le  cas  de  prononcer  un  embargo. 
Alors  tout  ce  qui  tombe  en  son  pouvoir,  d'après  les  lois  «le 
la  guerre ,  lui  échappe  en  passant  subitement  sous  la  pro- 
tection d'une  puissance  amie.  Les  nombreux  cosmopolites 
qui  vivent  à  ses  dépens,  et  s'enrichissent  des  dépouilles  de  ses 
sujets,  sont  impunément  Anglais,  Français,  Russes,  Autri- 
chiens, selon  que  l'intérêt  et  les  circonstances  les  conseillent. 


(  *29  ) 
maître  chez  lui.  Les  oppresseurs  se  montrent 
moins  entreprenans  alors,    et  l'opprimé  n'est 
plus  sans  protection  ni  refuge. 

Le  commerce  intérieur  rencontre  une  autre 
espèce  de  gêne  dans  les  prix  que  le  gouverne- 
ment fixe  lui-même ,  pour  un  certain  nombre 
d'articles  qui  appartiennent  évidemment  à  l'in- 
dustrie. Au  lieu  de  s'en  remettre  à  la  concur- 
rence pour  ramener  el  entretenir  les  choses  à 
leur  juste  valeur,  selon  sa  coutume  favorite  il 
préfère  recourir  aux  moyens  qui  fournissent 
des  armes  à  la  vexation  :  d'un  calcul  aussi  faux 
résulte  souvent  la  pénurie. 

Malgré  cette  inégalité  tranchante,  établie  en 
Turquie  au  profit  de  l'étranger,  sans  égard 
pour  les  principes  les  plus  élémentaires  de  l'é- 
conomie politique ,  il  s'élève  cependant  dans  la 
classe  des  négocians,  surtout  chez  les  tribu- 
taires, des  fortunes  colossales.  Cette  contradic- 
tion prouve  seulement  combien  sont  abon- 
dantes en  Turquie  les  sources  où  le  commer- 
çant va  puiser;  elle  donne  aussi  à  juger  de  la 
prospérité  qu  elles  répandraient  dans  la  société 
entière,  si  elles  étaient  soumises  au  système 
d'irrigation ,  et  si  les  régnicoles  jouissaient  du 


(  i5o  ) 

droit  de  préséance  ,  au  lieu  d'avoir  à  craindre 
sans  cesse  de  nouvelles  avanies. 

Le  système  des  tribulations  ne  s'arrête  pas 
là,  et  la  comparaison  persiste  jusqu'au  bout  à 
paraître  de  plus  en  plus  mortifiante  pour  le 
raya.  Pendant  qu'il  voit  d'un  œil  d'envie  l'é- 
tranger regagner  sa  chère  patrie,  emportant 
les  dépouilles  de  la  sienne ,  il  ne  peut  céder 
au  désir  de  briser  la  chaîne  qui  le  lient  attaché 
au  sol  natal ,  sans  compromettre  son  avoir  et 
même  son  existence.  On  conçoit  du  reste  que, 
dans  un  gouvernement  de  cette  nature,  û  ne 
doit  pas  être  permis  de  réaliser  sa  fortune  pour 
se  transplanter  sur  une  autre  terre;  mais  aussi 
pourquoi  l'étranger  est-il  à  la  condition  du 
colon  qui  vient  s'enrichir,  tout  en  se  réservant 
d'aller  Taire  jouir  la  métropole  des  trésors  qu'il 
amassera  ?  Constantinople  et  les  différentes 
échelles  du  Levant  sont  autant  de  colonies  fon- 
dées au  profit  de  l'Europe. 

Voici  le  tableau  modeste  de  l'industrie  otto- 
mane. La  capitale  a  quelques  manufactures  de 
mousselines  peintes,  dirigées  par  des  Armé- 
niens; mais  les  produits  qu'elles  donnent  restent 
bien  au-dessous  des  mêmes  articles  d'origine 
étrangère  ,  pour  l;i  finesse  du  tissu  etja  solidité 


(  «Si  ) 

des  couleurs  ;  eh  sorte  que  le  débit  les  lient 
forcément  à  bas  prix.  On  fabrique  à  Brousse 
des  mousselines  unies ,  propres  à  faire  des 
voiles  à  l'usage  des  femmes.  Elles  ne  soutien- 
nent qu'à  la  même  condition  la  concurrence 
avec  celles  qui  viennent  de  la  Saxe.  L'île  de 
Chypre  fournit  à  la  consommation  une  grande 
quantité  d'indiennes  peintes,  qu'on  emploie  à 
couvrir  ces  divans  qui  entourent  les  apparte- 
mens  en  Turquie.  Alep  et  Damas  produisent 
des  étoffes  de  soie,  d'autres  en  soie  et  coton, 
qui,  à  raison  de  leur  consistance,  de  la  variété 
des  dessins  et  de  l'usée  t  trouvent  un  grand  dé- 
bit en  Levant  et  en  Russie;  il  en  passe  même 
quelques  ballots  dans  les  autres  Etats  européens. 
La  guerre  d'Egypte ,  en  forçant  les  sujets  à  se 
passer  des  étoffes  de  Lyon,  de  Florence  et  de 
Venise,  a  beaucoup  contribué  à  donner  de  la 
vogue  à  ce  produit  de  l'industrie  nationale.  De 
son  côté,  le  manufacturier,  qui  a  les  matières 
premières  sous  la  main,  peut  tenir  les  prix  à 
un  taux  modéré,  et  soutenir  avec  avantage  la 
concurrence  étrangère.  On  fabrique  encore  à 
Brousse  des  étoffes  soie  et  coton  ,  une  es- 
pèce de  velours  pour  garniture  de  sophas,  et 
quelques  autres  articles  du  même  genre.  I/Ar- 


(  -50 
chipel  présente  aussi  un  grand  nombre  d'éta- 
blissemens  qui  s'alimentent  avec  le  coton  et  la 
soie.  On  fait  à  Angora  une  étoffe  de  poil  de 
chèvre,  connue  dans  le  commerce  du  Levant 
sous  le  nom  de  chaly.  Elle  est  très-belle  quand 
on  la  prend  dans  la  première  qualité  ,  et  son 
débit  est  fort  considérable  :  on  l'emploie  pour 
vètemens. 

L'empire  ottoman  met  donc  lui-même  en 
œuvre  une  partie  de  ces  trois  articles  indigènes , 
et  s'entend  à  en  tirer  un  parti  assez  avantageux; 
il  n'en  est  pas  de  même  des  laines  dont  ses  pro- 
vinces abondent.   Si   l'on  excepte  une   étoffe 
commune ,  qui  porte  le  nom  d'abba  ;  quelques 
autres  qu'on  fabrique  dans  l'Archipel;  les  cou- 
vertures de  Snryrnc  ,    dont  il  passe  une  bonne 
quantité  dans  le  commerce  d'exportation  ;   les 
tapis  qui  sortent  des  manufactures  de  celte  ville 
et  de  Salonique  ,   préférés  les  uns  et  les  autres, 
à  raison  du  prix  ,  aux  tapis  de  Perse  ,   il  a  re- 
cours à  l'étranger  pour  tous  les  articles  de  cette 
nombreuse  catégorie. 

L'Asie  donne  de  la  toile  à  voiles,  des  toiles 
communes,  et  ce  tissu  soie  et  lin,  que  les  Orien- 
taux emploient  à  faire  des  chemises.  L'usage 
de  la  perkale  commence  à  s'introduire  dans  les 


(  '35  ) 
différentes  échelles  pour  le  même  genre  de 
service  ,  et  finira  par  faire  tort  à  l'industrie 
nationale  s'il  continue  à  se  propager.  La  vallée 
d'Andrinople  et  quelques  cantons  delà  Roumé- 
lie  versent  dans  le  commerce  l'essence  de  rose 
et  toutes  ces  pâtes  parfumées  qui  reçoivent  la 
forme  de  pastilles ,  ou  dont  on  fait  des  chape- 
lets. Non-seulement  ces  articles  ont  un  grand 
débit  dans  le  pays  ,  mais  encore  il  en  passe 
à  l'étranger  pour  une  somme  considérable. 

Où  les  sujets  ottomans  brillent ,  c'est  dans  la 
manière  de  corroyer  le  fer  et  l'acier.  Il  est  pos- 
sible qu'on  connaisse  en  effet  leur  procédé 
en  Europe  ;  mais  ,  quoi  qu'on  dise  ,  l'on  ne 
s'entend  pas  à  le  mettre  en  pratique.  Les  belles 
lames  ,  connues  sous  le  nom  de  damas  ,  celles 
qu'on  fabrique  à  Constantinople  et  dans  quel- 
ques autres  parties  de  l'empire ,  s'offrent  comme 
la  preuve  matérielle  que  cette  branche  de  l'in- 
dustrie est  poussée  plus  loin  chez  eux  que  nulle 
part ,  si  l'on  excepte  la  Perse.  Ce  produit  d'ori- 
gine orientale  ne  se  répand  guère  à  l'étranger, 
à  raison  de  la  valeur  exorbitante  dont  il  jouit 
dans  le  pays  même  ,  et  qui  est  hors  de  toutes 
proportions  avec  les  prix  que  nous  sommes 
accoutumés  à  mettre  dans  ces  sortes  d objets. 


(  >34) 

Un  sabre  de  mille  ,  de  trois  mille  ,  de  dix  mille 
piastres  ,  renverse,  chez  nous  ,  toutes  les  idées 
reçues.,  d  autant  plus  que  le  luxe  a  inventé, 
à  notre  intention  ,  une  foule  de  fantaisies  qui 
ont  le  pas  sur  celle-là  dans  nos  goûts.  Du 
reste  ,  les  précautions ,  souvent  infructueuses , 
que  l'ouvrier  est  obligé  d'apporter  dans  la  fabri- 
cation d'une  lame  soignée  ,  fait  disparaître  en 
partie  la  disproportion  du  prix  avec  la  valeur 
réelle.  Vient  ensuite  la  valeur  idéale  ,  qui 
appartient  au  terroir,  et  que  les  préjugés  natio- 
naux soutiennent. 

Les  Turcs  n'obtiennent  pas  les  mêmes  succès 
dans  la  fabrication  des  armes  à  feu.  Sur  ce 
point  ils  sont  sensiblement  inférieurs  aux  Fran- 
çais et  aux  Anglais  ;  aussi  recherchent-ils  les 
fusils ,  les  pistolets  et  les  carabines  qui  sortent 
des  manufactures  européennes  ,  autant  qu  ils 
dédaignent  les  armes  blanches  qui  ne  tirent 
pas  leur  origine  de  Damas  ou  de  la  Perse.  Cette 
branche  d'exportation  mérite  l'attention  du 
gouvernement  et  du  commerce  français. 

En  Egypte  ,  l'industrie  lait  des  progrès  depuis 
que  celte  province  est  gouvernée  par  Mehemel- 
Ali.  Ce  vice-roi ,  qui  s'annonce  avec  des  vues 
élevées  ,    aura   sûrement   recueilli  les  germes 


(  i35  ) 
que  les  Français  ont  laisses  dans  une  terre 
féconde  ,  où  la  civilisation  a  pris  naissance.  Il 
lait  même  voyager  en  Europe  des  émissaires  ? 
chargés  d'étudier  les  différons  procédés  suivis 
dans  les  arts. 

A  ces  principaux  articles  de  l'industrie  na- 
tionale ,  il  faut  encore  ajouter  :  les  camelots 
d'Angora  et  du  Caire,  les  sandales  de  Chio  , 
les  indiennes  de  Tokath  ,  la  gaze  pour  che- 
mises ,  de  Brousse  et  de  Salonique  ;  le  savon 
de  Candie  ,  la  préparation  des  maroquins  ;  les 
broderies  en  soie,  or  et  argent,  qui  emploient 
un  grand  nombre  de  bras  dans  toute  l'étendue 
de  l'empire,  et  ne  trouvent  rien  qui  les  égale 
en  Europe.  L'industrie  ottomane,  comme  on 
peut  en  juger,  suffirait  sans  doute  à  un  Etal  qui 
n  aurait  qu'une  faible  population  ,  et  des  ma- 
tières premières  en  petite  quantité  ;  mais  elle 
fait  la  condamnation  de  celui  qui  est  dans  la 
situation  diamétralement  opposée.  Ses  diffé- 
rentes relations  achèveront  de  mettre  au  grand 
jour  les  immenses  lacunes  qui  existent  dans  son 
système  commercial. 

Une  des  branches  de  commerce  qui  produit 
le  plus  en  Turquie  ,  c'est  le  change  ,  par  cela 
même  qu'il   n'est  pas  d'Etat    où   les  monnaie- 


(  i56) 
aient  éprouvé  une  aussi  grande  altération  ;  où, 
par  conséquent ,  elles  soient  plus  sujettes  aux 
variations  de  la  bourse.  Leur  valeur  nominale  , 
purement  de  convention,  subit  nécessairement 
toutes  les  alternatives  de  la  bonne  et  mauvaise 
fortune  du  gouvernement.  La  piastre  ,  par 
exemple  ,  qui  représentait ,  il  y  a  trente  ans  , 
quatre  livres  tournois  ,  réduite  aujourd'hui  à 
moins  d'un  franc  ,  attend  sa  valeur  réelle  de 
l 'opinion ,  et  marque  toutes  les  hausses ,  toutes 
les  baisses  de  la  confiance.  De  la  grande  alté- 
ration du  titre  résulte  encore  que  les  monnaies 
étrangères  ont  beaucoup  d'avantage  sur  celles 
de  l'Etat  ,  et  bravent  tous  les  tarifs  auxquels 
le  gouvernement  prétend  les  astreindre. 

Si  d'un  autre  côté  la  valeur  nominale  de  la 
piastre  se  maintient  à  l'égard  des  unités  mo- 
nétaires, prises  pour  terme  de  comparaison  à 
l'étranger  ,  c'est  une  suite  des  exportations.  En 
effet  le  papier  ,  avec  lequel  elles  s'acquittent 
assez  généralement  ,  peut  d'autant  moins  sou- 
tenir la  concurrence  ,  que  l'émission  est  plus 
forte.  Ainsi  la  piastre  suit  le  cours  de  1  fr.  , 
1  fr.  10  c.  ,  l  fr.  25  c.  ,  selon  la  quantité  de 
papier  qui  existe  sur  la  place.  Mais  aussi  les 
espèces  monnayées  étrangères  reprennent  sur 


(  »37  ) 
cette  même  piastre  l'avantage  que  le  papier  perd 
à  son  égard,  et  le  franc,  représenté  en  espèces, 
jouit  dans  le  même  temps  de  la  valeur  de 
1  piastre  10  paras  ,  de  1  piastre  i5  paras  , 
c'est-à-dire  ramène  à  peu  près  les  monnaies 
à  leur  titre.  Cette  double  manière  d'être  de  la 
piastre  fournit  matière  à  spéculations  aux  négo- 
cians  étrangers  :  au  lieu  d'acquitter  leurs  obli- 
gations avec  du  papier  ,  plusieurs  envoient  de 
l'or,  et  font  le  bénéfice  de  la  différence  entre 
la  valeur  nominale  et  le  litre.  Les  sequins  de 
Venise  et  les  ducats  de  Hollande  se  prêtent  très- 
bien  à  ce  calcul  lucratif. 

L'argent  peut  être  considéré  en  Turquie 
comme  la  marchandise  de  premier  ordre  :  nulle 
part  .,  en  effet  ,  il  ne  produit  autant.  D'après 
la  loi  mabométane  l'intérêt  est  défendu  ;  le 
gouvernement ,  de  son  côté  ,  n'a  pas  l'air  de  le 
tolérer  ;  cependant  dans  aucun  pays  l'usure 
n'est  poussée  aussi  loin.  Le  prêteur  retire  le 
dix  ,  le  quinze  ,  le  vingt  pour  cent  ,  et  sou- 
vent même  il  exige  encore  des  objets  de  prix 
pour  nantissemens  ,  car  le  droit  d'hypothèque 
sur  les  immeubles  formerait  contradiction  avec 
le  Code.  Le  peu  de  stabilité  de  certaines  for- 
tunes ,  principalement  de  celles  qui  tirent  leur 


(  i58) 
origine  des  dignités  ,  ou  qui  reposent  sur  le 
commerce  ;  le  caractère  craintif  que  ce  dernier 
doit  contracter  au  milieu  d'un  si  grand  nombre 
de  chances  inconnues  ailleurs  ;  la  répugnance 
que  le  capitaliste  éprouve  naturellement  à  chan- 
ger ses  espèces  contre  des  immeubles ,  dont  la 
propriété  ne  lui  paraît  jamais  aussi  bien  assurée; 
les  risques  qu'il  court  comme  prêteur,  par  l'im- 
possibilité où  il  est  d'invoquer  la  loi  en  celte 
qualité  ,  sont  autant  de  causes  qui  portent  l'in- 
térêt à  un  taux  exorbitant.  Elles  entravent 
aussi  les  transactions  et  remplissent  le  com- 
merce de  fraudes  et  de  défiances  ;  enfin  , 
elles  entretiennent  ce  penchant  à  thésauriser 
qui  enlève  à  la  circulation  ,  en  Turquie  ,  une 
masse  incalculable  de  métaux  et  d'objets  pré- 
cieux. 

Ce  sont  principalement  les  Arméniens  qui 
font  la  banque ,  ou ,  si  l'on  veut ,  le  commerce 
de  l'argent.  Placés  près  des  grands  dans  la 
capitale  ,  ils  ont  toujours  des  fonds  à  leur 
offrir  pour  affermer  les  malikianés  ,  les  diffé- 
rentes branches  des  revenus  de  l'Etat,  moyen- 
nant des  bénéfices  énormes  sur  l'exploitation 
qu'ils  dirigent ,  et  contribuent  les  premiers  à 
rendre  aussi  profitables  que  possible.   Ils  sont 


(  l59  ) 
encore  les  gérans  du  grand -vezir ,  et  de  tous  les 
hommes  importans  par  le    rang  ou  l'avoir.  En 
cette  qualité  ils  administrent  les  fortunes  parti- 
culières ,    et  doivent  apporter  dans  la  gestion 
un  fonds  de  probité  inépuisable  ,   à  en  juger  , 
du  moins ,  par  la  confiance  sans  borne,  aveugle 
même  ,    avec  laquelle   leurs   patrons   s'aban- 
donnent à  eux.    Cependant   on    compte   dans 
cette  nation  plusieurs  millionnaires  ,   qui   ont 
puisé  leurs  trésors  à  cette  source,  dans  laquelle 
il  n'est  rien  moins  que  facile  de  voir  clair.  Les 
Grecs  et  les  Juifs  ont  été   supplantés  par  eux 
dans  cette  profession  lucrative,  qui  fait  donner 
le  titre  de  saraffe  à  celui  qui  l'exerce,  et  l'en- 
toure d'un  grand  crédit ,    quand  sa  fortune  est 
liée  à  celle  d'un  dignitaire  du  premier  ordre. 
Le  système   des    compensations    existe   donc 
aussi  dans  l'empire  ottoman  ;    et  si  les  Turcs 
profitent  souvent  de  l'autorité  pour  dépouiller 
les  rayas  ,  ceux-ci  à  leur  tour  s'insinuent  dans 
la  bourse  des  concussionnaires  ,    et  réparent 
les  pertes  qu'a   pu  essuyer  la  classe  à  laquelle 
ils  appartiennent.   C'est  comme    cela    que  les 
Arméniens  s'emparent  in  visiblement  de  la  partie 
financière  et  attirent  à  eux  les  deniers  publics, 
tandis  que  les  Grecs ,  avec  bien  plus  d'adresse 


(  Mo  ) 

encore  ,  se  rendent  maîtres  du  maniement 
des  affaires  politiques.  Cette  autre  vérité  est 
mise  au  grand  jour  dans  la  Notice  que  j'ai 
publiée  sur  la  Valachie  et  la  Moldavie  (1). 

Le  commerce  intérieur ,  abandonné  presque 
en  entier  aux  régnicoles  ,  établit  des  relations 
continuelles  entre  Smyrne  ,  Salonique  ,  Con- 
stantinople  ,  les  ports  de  la  Syrie ,  ceux  de 
l'Egypte  ,  de  l'Archipel  et  de  la  Mer  Noire  ; 
entre  les  places  de  l'intérieur,  telles  que  Bagdad, 
Bassora  ,  Alep,  Erzerum,  Andrinople  et  les 
bords  du  Danube  ,  au  moyen  des  caravanes  , 
qui    généralement    ont    pour    conducteurs  , 


(i)  Il  y  a  au  plus  quatre  années  qu'une  famille  arménienne 
était  encore  à  la  tête  de  l'hôtel  des  monnaies,  et  moyennant 
six  cent  cinquante  bourses  qu'elle  rendait  chaque  mois  au 
miri,  elle  pouvait  frapper  autant  d'espèces  d'or  et  d'argent 
qu'elle  le  jugeait  convenable.  Une  opulence  scandaleuse  a  fini 
par  occasionner  sa  perle.  C'est  un  juif,  le  basiriam-bachi  (chef 
des  négocians)  qui  a  en  maniement  tous  les  fonds  et  l'admi- 
nistration du  corps  des  janissaires;  qui  établit  les  rôles  de  la 
solde,  et  à  qui  s'adressent,  pour  leur  servir  de  caution  près 
du  gouvernement,  ceux  qui  se  mettent  sur  les  rangs  pour 
obtenir  des  emplois  supérieurs  dans  le  corps.  Ces  deux  exem- 
ples, choisis  parmi  un  grand  nombre  d'autres,  sont  la  preuve 
que  les  sujets  tributaires  jouent  dans  l'empire  ottoman  un  rôle 
beaucoup  plus  sérieux  qu'on  ne  le  croit  :  mais  le  grand  art 
c'est  de  conserver  ce  qu'ils  ont  acquis. 


(  *4i  ) 
des  Turcs  en   Europe  ,   ainsi  que  dans  l'Asie 
mineure,  et  des  Arméniens  dans  la  haute  Asie. 
Le  commerce  extérieur  met  les   différentes 
échelles  en   rapport  avec  les  quatre  parties  du 
monde.  Les  habitans  de  l'Archipel  se  répan- 
dent dans  tous  les  ports  de  l'Adriatique  ,  de  la 
Méditerranée  et  de  la  mer  Noire.  Les  Alexan- 
drins fréquentent  Livourne  ,  Gênes ,  Marseille  ; 
les  Asiatiques  étendent  leurs  relations  dans  la 
Perse;  les  Arabes  qui  habitent  sur  les   côtes, 
visitent  les  établissemens  voisins  ,    dans  la  mer 
des  Indes.   Les  négocians   de  Valachie   et  de 
Moldavie  trafiquent  avec  le  Nord  et  en  Alle- 
magne. Constantinople  centralise  toutes  ces  opé- 
rations, fait  un  commerce  d'échange  immense 
entre  l'Europe  ,  l'Asie  ,  l'Afrique  et  le  Nou- 
veau-Monde. Sa  propre  consommation  ,   il  est 
vrai ,   reverse    dans   la    circulation   intérieure 
une  partie  des  métaux  qu'elle  attire  de  toutes 
les  provinces  de  l'empire  ,   bien  moins  cepen- 
dant comme  grand  marché  ,   qu'en  sa  qualité 
de  capitale;  mais  les  articles  de  luxe,  d'origine 
étrangère  ,  en  enlèvent  une  masse  plus  consi- 
dérable. Combien  son  rôle  serait  brillant  si  l'in- 
dustrie animait  les  bras  de  son  immense  popu- 
lation ,  de  manière  à  se  passer  du  dehors  el  à 

La  Bosms.  q 


(  i£a  ) 
pourvoir  aux  besoins  des  provinces  ,  qui  s'é- 
puisent au  contraire  pour  subvenir  aux  siens, 
sans  parvenir  à  apaiser  ce  chancre  dévorant. 
L'empire  tout  entier  est  ici  dans  la  capitale;  or 
on  sait  que  Montesquieu  a  signalé  cette  calamité 
comme  la  plus  grande  qui  puisse  accabler  un 
Etat. 

L'Egypte  envoie  à  Conslanlinople  des  grains, 
du  riz,  du  mais  et  du  sucre.  Cette  contrée  four- 
nit à  l'exportation  du  lin,  des  dattes,  des  dro- 
gues, de  la  soude  et  plusieurs  autres  articles 
qui  prennent  aussi ,  pour  une  part ,  la  route  de 
la  capitale.  L'Archipel  verse,  dans  le  commerce 
extérieur,  des  huiles,  des  vins,  des  fruits  secs, 
des  limons,  des  oranges  et  de  la  soie.  Ces  pro- 
duits sont  principalement  expédiés  pour  la  mer 
Noire,  où  ils  subissent  un  échange  très- avan- 
tageux. La  Morée  et  l'Albanie  envoient  au  de- 
hors des  huiles  et  une  grande  quantité  de  soie 
qui  passe  en  France ,  en  Angleterre  et  en  Al- 
lemagne. Elles  produisent  aussi  en  abondance 
des  tabacs  à  fumer  fort  estimés,  non-seulement 
dans  le  Levant,  mais  dans  la  généralité  de  l'Eu- 
rope. C'est  la  Russie  qui  en  reçoit  la  plus  forte 
part;  il  s  en  introduit  aussi  en  France  malgré 
la   prohibition.  La  Macédoine   fournit  à  l'ex- 


(  '43) 

portation  une  glande  quantité  de  coton,  pour 
laquelle  la  France  et  l'Allemagne  entrent  en 
concurrence.  La  première  l'achetait  presque  en 
totalité ,  dans  le  temps  que  la  guerre  maritime 
paralysait  son  commerce  avec  l'Inde,  et  que 
le  système  continental  la  réduisait  à  ce  moyen 
pour  alimenter  ses  fabriques  :  Salonique  était  le 
grand  dépôt.  Des  maisons  françaises  avaient 
formé  des  établissemens  dans  les  différentes 
places  marquées  comme  points  de  station  aux 
caravanes,  qui  le  transportaient  à  Costanitza. 
Trieste  recueillait,  à  titre  d'indemnité,  les  bé- 
néfices du  transit.  Smyrne,  dont  la  campagne  est 
aussi  très- productive  en  colons,  expédiait  alors 
son  excédant  sur  Salonique,  pour  recevoir  la 
même  destination  que  ceux  de  la  Macédoine. 
Aujourd'hui  il  est  enlevé  directement  par  les  ba- 
limens  de  Marseille,  de  Trieste  et  des  ports  mar- 
chands de  l'Italie.  Smyrne  répand  encore  à  l'étran- 
ger de  la  soie  brute  fort  estimée,  que  les  Anglais 
achètent  en  grande  partie;  des  fruits  secs  qui 
l'emportent,  pour  la  qualité,  sur  ceux  de  l'Ar- 
chipel, et  qui  passent  en  Europe,  surtout  dans 
la  mer  Noire.  L/Asie,  en  outre  du  coton  et  des 
soies  qu'elle  fournil  au  commerce  d'exportation, 
y  verse  des  drogues,  de  la  cire,  des  peaux  de 


(  i44  ) 

lapins,  des  laines,  des  poils  de  chèvre,  des 
noix  de  galle  que  les  différentes  nations  euro- 
péennes se  partagent. 

L'exportation  des  grains,  du  riz  ,  du  savon, 
des  munitions  de  guerre  et  de  quelques  autres 
articles,  est  prohibée.  Cette  mesure  de  sûreté 
contre  la  pénurie,  jointe  à  la  nécessité  de  re- 
courir souvent  à  l'étranger  pour  subvenir  aux 
besoins  les  plus  impérieux  de  la  vie,  dénote 
assez  l'état  d'indolence,  la  langueur  de  l'agri- 
culture, dans  un  empire  qui  possède  l'Egvptc , 
la  Roumélie,  la  Valachie  et  tant  d'autres  pro- 
vinces célèbres  par  leur  fertilité.  Mais  la  prohi- 
bition et  les  visites  auxquelles  sont  astreints  aux 
Dardanelles,  les  bâtimens  qui  viennent  de  la 
mer  Noire ,  n'empêchent  pas  que  le  commerce 
étranger  n'enlève  beaucoup  de  grains  indigènes. 
Il  suffit  pour  cela  de  falsifier  les  certificats  d'ori- 
gine; et  l'intimité  des  possessions  russes  avec 
les  provinces  ottomanes  facilite  cette  fraude^ 
D'ailleurs  le  négociant  a  encore  la  ressource  de 
l'or,   et  les  préposés  des   douanes  turques  ne 
sont  pas  à  l'épreuve  de  la  séduction.  De  son 
côté  i'Eg^  pic  '    »uvc  plus  de  profil  à  verser  dans 
les  greniers  de  Malle  son  immense  superflu, 
que  de  le  réserver  scrupule  jsement  pour  l'ap- 


(  i45  )' 

provisionneraient  de  la  capitale.  Ces  infractions 
réunies  contribuent  à  l'état  de  pénurie  où  le 
pays  se  trouve  souvent.  Tout  du  reste  semble 
concourir  à  le  provoquer.  Le  gouvernement 
fixe,  de  sa  propre  autorité,  le  prix  d'achat  des 
grains  qu'il  se  réserve  :  ce  droit  odieux  aug- 
mente nécessairement  le  nombre  des  délin- 
quans.  Si  l'on  réfléchit  ensuite  que  le  port  de  la 
capitale  est  le  grand  entrepôt  des  grains  qui 
proviennent  de  la  Russie ,  on  comprendra  sans 
peine  que  le  privilège  accordé  à  cette  marchan- 
dise étrangère  >  de  passer  le  Bosphore  pour  se 
répandre  en  Europe ,  doit  être  singulièrement 
favorable  à  la  contrebande.  Enfin  arrive-t-il 
parfois  au  gouvernement  d'autoriser  l'exporta- 
tion des  grains,  c'est  toujours  par  le  même 
principe  de  fiscalité.  Dans  ce  cas-ci  il  se  tourne 
contre  le  consommateur,  car  il  amène  la  disette; 
et  cette  situation  malheureuse  fournit  encore 
matière  à  spéculations  aux  monopoleurs.  Ce 
sont  principalement  les  Anglais  qui  font  la  con- 
trebande. 

On  va  voir  que  le  commerce  d'importation 
de  l'empire  ottoman  consiste  en  effet,  pour  une 
part  considérable,  en  objets  manufacturés  avec 
les  matières  premières  que  nous  avons  passées 


(  46  ) 

en  revue  à  l'article  de  l'exportation.  Les  étoffes 
de  la  Perse  et  de  l'Inde,  telles  que  cachemires, 
tapis,  mousselines,  étoiles  brochées  or  et  soie, 
constituent  une  des  branches  les  plus  ruineuses 
de  ses  achats  à  l'étranger  :  Conslantinople  y  est 
inscrite  pour  une  somme  énorme.  Les  perles, 
les  diamans ,  les  pierres  précieuses  en  général , 
passent  aussi  par  la  Perse,  pour  se  répandre  dans 
les  différentes  parties  de  l'empire  ,  surtout  dans 
la  capitale ,  où  le  luxe  des  harems  les  attire. 
La  garniture  des  armes  de  prix  accroît  encore 
l'impôt  considérable  que  la  Turquie  acquitte 
pour  ces  articles  dispendieux ,  qui  arrivent  pun- 
ies caravanes.  Elle  fait  une  grande  consomma- 
tion de  sucre  et  de  café,  à  laquelle  l'Egypte  et 
l'Yemcn  ne  sont  point  en  état  de  suffire.  11  est 
vrai  que  le  sucre  est  en  partie  suppléé  par  le 
miel  que  fournissent,  bien  au-delà  des  besoins,  la 
plupart  des  provinces  d'Asie  et  d'Europe  ainsi 
que  l'Archipel;  mais  ces  deux  objets  de  nécessité 
absolue  dans  le  Levant,  ne  sont  pas  moins,  pour 
l'Angleterre,  une  source  de  spéculations  très-lu- 
cratives, surtout  depuis  que  la  France  n'est  plus 
en  étatde  soutenir  une  concurrence  qui  était  pré" 
cieuse  pour  la  partie  prenante.  L'Angleterre  verse 
dans  ce  commerce  des  draps  superfins  ;  cepen- 


(  *4'7  ) 
dant  comme  ses  fabricans  ne  peuvent  les  don- 
ner qu'à  un  prix  élevé,  elle  ne  lutte  pas  avec 
avantage  sur  cet  article  avec  la  France,  l'Alle- 
magne et  le  royaume  des  Pays-Bas.  Les  com- 
mandes sont  faites  exprès  et  réglées  sur  les  goûts 
du  pays,  où  les  couleurs  tranchantes  jouissent 
de  la  préférence.  Les  Anglais  lui  donnent  en- 
core de  l'indigo  ,  de  la  cochenille,  du  bois  de 
Brésil,  d'autres  matières  pour  teintures,  et 
presque  toutes  les  productions  coloniales  qu'elle 
consomme;  des  montres  de  poche  et  de  sopha; 
de  la  quincaillerie  ,  des  tissus  coton ,  des  mous- 
selines, des  camelots,  des  cotons  filés,  des  cris- 
taux ,  de  la  faïence,  du  fer-blanc,  des  armes  à 
feu  ,"  de  la  poudre  de  guerre  ,  du  fromage  et 
plusieurs  autres  produits  de  son  industrie.  La 
Saxe  lui  fournit  des  mousselines  et  des  galons  ; 
l'Autriche ,  des  galons  d'or ,  des  dentelles  or  et 
argent,  des  toiles,  des  dentelles  de  fil ,  de  l'am- 
bre ,  des  bois  de  teinture ,  des  calottes  connues 
sous  le  nom  de  fess ,  des  canons  de  fusils  et 
de  pistolets,  de  la  quincaillerie,  du  clinquant , 
des  coussins  de  velours,  des  cristaux,  des  draps 
de  Moravie  et  de  Bohème ,  des  étoffes  de  soie, 
du  fer-blanc,  des  toiles,  des  indiennes,  des 
vitres,  de  la  faïence  et  d'autres  menus  articles  : 


(  i48  ) 

Ce  commerce  se  l'ait  en  grande  partie  par 
Trieste.  La  Belgique  lui  envoie  des  draps; 
Florence  des  taffetas  et  des  velours;  Venise, 
des  salins,  de  la  soie  et  des  vitres. 

Dans  le  temps  de  leur  splendeur,  les  Véni- 
tiens et  les  Génois ,  habitués,  depuis  les  croisa- 
des, à  fournir  aux  besoins  des  contrées  orientales 
et  de  l'empire  grec,  nouèrent  les  mêmes  re- 
lations avec  les  Ottomans,  lorsque  ces  conqué- 
rans  s'installèrent  sur  les  rives  du  Bosphore. 
Ces  deux  républiques  marchandes  ont  même 
possédé  exclusivement,  pendant  un  certain  laps 
de  temps,  ce  brillant  avantage.  Plus  tard  les 
autres  nations  se  sont  présentées  successivement 
pour  en  prendre  leur  pari.  La  notre,  dans  la 
lulle  élevée  par  la  rivalité ,  avait  fini  par  acquérir 
une  prépondérance  que  l'expédition  d'Egypte  et 
la  guerre  maritime  de  la  révolution  lui  ont  ravie 
pour  la  donner  à  l'Angleterre. 

Il  faut  remonter  au  règne  glorieux  et  vivifiant 
de  Louis  XIV  pour  trouver  l'origine  de  la  pros- 
périté de  notre  commerce  dans  le  Levant.  Jus- 
qu'alors il  avait  été  languissant,  malgré  tous  les 
avantages  que  les  capitulations  lui  garantissaient; 
mais  à  partir  de  cette  grande  époque  de  notre 
histoire,  les  fabriques  du  Languedoc  se  mirent  en 


(  i49) 
possession  du  privilège  presque  exclusif  de  four- 
nir des  draps  à  la  Turquie  ;  et  dès  lors  les  Anglais, 
les  Hollandais ,  les  Vénitiens  ne  purent  plus  sou- 
tenir la  concurrence  que  dans  les  qualités  super- 
fines.  La  masse  de  l'exportation  et  de  l'importation 
s'élevait  pour  nous,  année  commune ,  à  près  de 
trente  millions.  Il  devait  en  résulter,  pour  le  port 
de  Marseille ,  un  mouvement ,  une  activité  qui 
explique  du  reste  le  degré  d'opulence  qu'avait 
atteint  cette  ville  précieuse  sous  tant  de  rapports. 
Les  draps  de  la  Belgique  ont  commencé  à 
obtenir  du  crédit,  dans  le  Levant  quelques  années 
avant  la  révolution.  Les  manufacturiers  de  Lo- 
dève  et  de  Carcassone,  en  apportant  moins  de 
soins  dans  leur  fabrication,  contribuèrent  à  ce 
premier  succès,  que  la  réunion  des  Pays-Bas  à 
la  France  a  complété.  11  nous  reste  l'espoir  de 
les  supplanter,  et  la  certitude  d'y  parvenir,  si 
nous  voulons  faire  quelques  efforts  pour  mettre 
à  profit  les  avantages  de  notre  position  relative. 
L'Autriche  est  entrée  aussi  en  concurrence  pour 
les  qualités  inférieures,  au  moyen  des  draps  de 
Moravie  et  de  Bohème ,  qu'elle  a  réussi  à  faire 
goûter,  en  les  tenant  à  un  prix  qui  flatte  le  con- 
sommateur ;  mais  elle  ne  peut  porter  qu'un 
préjudice  médiocre  à   nos  manufactures.  Les 


(  i5p  ) 

fabriques  de  Lvon  ont  conservé  noire  supério- 
rité enTurquie ,  pour  les  étoffes  de  soie,  les  tissus 
or  et  argent,  et  tout  ce  qui  concerne  la  passe- 
menterie. Orléans  et  Marseille  sont  encore  en 
possession  ,  cependant  concurremment  avec 
Gènes ,  de  lui  fournir  des  calottes  façon  de 
Tunis.  Les  deux  dernières  font  avec  \enise 
tous  les  envois  du  papier  qu'il  consomme. 

Vingt-cinq  années  de  guerre,  et  les  boulever- 
semens  que  l'Europe  a  éprouvés,  en  rompant 
les  relations  que  la  Turquie  entretenait  avec  la 
Hollande, la  Suisse  et  plusieurs  parties  de  l'Al- 
lemagne, ont  donné  à  l'Angleterre  les  moyens 
de  se  substituer  aussi  en  leur  lieu  et  place  dans 
le  commerce  du  Levant,  pour  plusieurs  articles 
d'industrie,  parmi  lesquels  on  doit  mettre  en 
première  ligne,  les  mousselines  fines  les  perka- 
les ,  les  basins  et  les  indiennes.  11  est  vrai  que 
le  manque  de  débouchés  a  forcé  l'Angleterre,  à 
la  même  époque,  à  baisser  tous  ses  prix ,  de  ma- 
nière à  lui  faire  acheter  assez  cher  une  prépon- 
dérance  momentanée.  L'état  de  paix  réussira  à 
corriger  cette  inégalité  :  l'Allemagne  a  pour 
elle  la  contiguïté;  de  noire  coté,  la  grande  ex- 
tension qu'ont  prise  nos  fabriques  de  coton,  nous 
donne  aussi  le  droit  d'entrer  en  concurrence. 


(  1*1  ) 

La  Turquie  est  encore  un  débouché  pour 
notre  horlogerie  ;  cependant  les  Anglais  sont 
sur  cet  article  des  rivaux  dangereux.  Leur  quin- 
caillerie obtient  également  la  préférence  sur  la 
nôtre  et  sur  celle  de  F  Allemagne.  Il  n'en  est  pas 
de  même  de  la  bijouterie  :  celte  branche  en 
grande  partie  est  à  nous.  Nous  entrons  en  con- 
currence avec  eux  pour  les  envois  d'armes  à 
feu;  mais  ce  débouché  pourrait  offrir  aux  manu- 
factures françaises  un  débit  beaucoup  plus  im- 
portant, et  de  nous  seuls  encore  dépend  un 
succès  qui  mérite  attention.  Nos  fabriques  de 
rubans,  d'épingles  et  d'aiguilles  entretiennent 
aussi  dans  ces  contrées  des  relations  suscepti- 
bles de  s'accroître.  A  plus  forte  raison  on  peut, 
en  dire  autant  de  nos  eaux- de- vie,  qui  même  n'ont 
rien  à  craindre  de  la  rivalité.  Cette  voie  d'écou- 
lement devrait  être  préférée,  pour  les  vignobles 
du  Midi,  à  ce  flux  et  reflux  que  leurs  produits, 
conservés  à  l'état  vineux,  occasionnent  dans 
nos  provinces  de  l'est  et  du  centre  :  le  commerce 
de  la  mer  Noire  débiterait  plus  avantageusement 
et  sans  de  grands  efforts  tout  notre  superflu. 
Aujourd'hui  que  nos  relations  ont  repris  la 
route  facile  de  la  mer,  nous  pouvons  envover  de 
nouveau,  dans  les  différentes  échelles,  de  la 


(»53) 

faïence ,  des  cristaux  ,  et  une  série  innombrable 
d'autres  produits  de  l'industrie  nationale,  dont 
les  expéditions  avaient  été  suspendues  forcément. 
En  résumé,  les  mines  d'or  du  Levant,  plus  que 
jamais,  doivent  être  considérées  comme  notre 
patrimoine,  actuellement  que  nous  n'avons  plus 
d'aussi  grands  intérêts  dans  le  Nouveau-Monde 
et  dans  l'Inde.  C'est  vers  les  contrées  orientales 
que  nos  spéculateurs  sont  invités,  par  la  certi- 
tude de  la  réussite ,  à  diriger  leurs  entreprises. 
Nous  sommes  donc  intéressés,  plus  qu'aucune 
autre  nation,  à  la  conservation  d'un  empire  que 
nous  pouvons  regarder  comme  notre  colonie 
la  plus  riche  en  espérances.  Cette  réflexion  con- 
duit à  demander  aux  philanthropes  qui  rêvent 
la  destruction  de  plusieurs  millions  d'hommes, 
et  la  ruine  d'un  allié  naturel,  qui  semble  exister 
pour  la  prospérité  de  notre  commerce,  quelles 
sont  les  compensations  qu'ils  lui  réservent  en 
retour  de  l'héritage  dont  ils  veulent  le  dépouil- 
ler? Quant  à  la  réponse,  on  est  bien  autorisé 
d'avance  à  la  déclarer  non  recevable,  si  elle  ose 
nous  parler  de  la  résurrection  des  Grecs.  D'ail- 
leurs est-il  une  puissance  qui  consente  à  sous- 
crire le  traité  qui  nous  lie,  depuis  des  siècles, 
avec  la  Porte?  Existc-t-il  une  autre  nation  en 


(  i53  ) 

Europe  qui  abandonne  gratuitement  à  l'indus- 
trie étrangère  le  droit  de  mettre  en  œuvre  ses 
immenses  ressources? 

Nous  n'avons  point  encore  parlé  des  produc- 
tions variées  que  la  mer  Noire  fournit  au  com- 
merce d'exportation  de  l'empire  ottoman  et  à 
sa  propre  consommation.  L'abondant  superflu 
de  ces  côtes  fécondes  se  répand  sur  la  France, 
l'Angleterre ,  l'Italie,  l'Allemagne,  sur  la  gêné  - 
ralité  des  états  européens  ,  qui  le  partagent  et 
emploient  un  grand  nombre  de  bâtimens  à  le 
trausporter  chez  eux.  La  Porte  a  fait  une  perte 
énorme  en  abandonnant  ses  droits  sur  la  Crimée, 
sur  le  bouches  du  Tanaïs,  du  Borysthèneel  du 
Dniester.  Avant  les  traités  de  Raïnagik  et  de 
Jassi ,  l'entière  possession  de  la  mer  Noire  et 
de  ses  débouchés  lui  donnait  une  prépondé- 
rance dont  elle  n'a  jamais  usé,  il  est  vrai,  mais 
qu'elle  doit  s'expliquer  aujourd'hui.  Cependant 
elle  regrette  cette  même  possession,  moins  peut- 
être  sous  le  rapport  des  prérogatives  commercia- 
les, que  par  un  sentiment  de  religion  et  par  un 
mouvement  d'orgueil  humilié.  De  son  côté  la 
Russie,  stimulée  par  une  ambition  éclairée,  a 
fait  un  pas  gigantesque  le  jour  où  elle  est  par- 
venue à  briser  la  barrière  qui  l'emprisonnait  au 


(  i54  ) 
midi ,  ou  du  moins  qui  la  tenait  dans  une  dé- 
pendance rigoureuse.  On  ne  peut  nier  que  ce  ne 
soit  elle  qui  ait  ouvert  le  Bosphore  à  l'Europe; 
mais  cet  avantage  doit  cire  considéré  comme 
momentané.  11  ira  toujours  en  déclinant  ,  à 
mesure  que  la  Russie  agrandira  son  industrie  : 
la  mer  Noire  ,  changeant  de  rôle ,  servira  alors 
à  une  exportation,  ruineuse  pour  ceux  qui  s'en- 
richissent aujourd'hui  par  la  fréquentation  de 
ses  parages  ;  et  cette  décadence  successive  con- 
duirait à  une  déchéance  formelle  ,  si  le  Nord 
étendait  son  influence  sur  les  deux  détroits. 

Les  provinces  que  l'empire  ottoman  possède 
encore  dans  le  bassin  de  la  mer  Noire,  pourraient 
contribuer  puissamment  à  sa  prospérité  ,  s  il 
exploitait  avec  intelligence  les  richessses  qu'elles 
lui  offrent;  mais  les  plus  brillans  avantages 
périclitent  dans  ses  mains.  Tous  les  jours  ses  ports 
se  comblent  et  sont  moins  fréquentés.  Synope  , 
Amaressa,  qui  pourraient  servir  d'entrepôts  àùB 
commerce  d'exportation  incalculable,  sont  la 
triste  preuve  de  cet  abandon  inexplicable.  Il 
laisse  périr  sur  pied  les  forcir  qui  couvrent  la 
côte  dans  le  voisinage  de  ces  débouchés  pré- 
cieux, où  d'ailleurs  il  pourrait  établir  de  grands 
chantiers  ,   tandis  que  ses   arsenaux  ,  dépour- 


.(  >55  ) 

vus  d'approvisionnemens  i  emploient  les  bois 
à  mesure  qu'ils  sont  débités.  Il  a  pourtant 
l'exemple  de  la  Russie ,  qui  surmonte  les  dif- 
ficultés pour  faire  descendre  le  Dnieper  aux 
bois  de  construction  et  de  mâture  qu'elle  va 
chercher  très-avant  dans  les  terres.  Il  traite  avec 
une  indifférence  aussi  coupable  les  mines  d'or 
et  d'argent  que  recèlent  les  montagnes  de  la 
INatolie.  Une  exploitation  suivie  avec  activité 
pourrait  cependant  lui  fournir  les  moyens  de  ré- 
parer tous  les  désordres  inséparables  de  l'alté- 
ration des  monnaies.  Mais  le  mode  qu'il  emploie 
pour  arracher  ses  trésors  a  la  terre  ne  peut 
manquer  de  faire  avorterses  espérances.  Les  su- 
jets condamnés  aux  travaux  pénibles  de  l'ex- 
ploitation ,  dans  les  cantons  où  l'on  découvre 
des  mines  ,  préfèrent  séduire  les  commissaires 
envoyés  sur  les  lieux  ,  et  payer  une  déclaration 
quileur  assure  la  tranquillité.  Le  gouvernement, 
immolé  par  ses  fondés  de  pouvoirs,  perd  tout 
par  excès  d'avidité  ;  ou  si  dans  le  nombre  de 
ses  agens  il  s'en  rencontre  un  qui  repousse  l'or 
arrosé  des  larmes  des  malheureux  que  les  en- 
trailles delà  terre  attendent,  celui-là  se  réserve 
de  faire  tourner  à  son  profit  une  partie  du 
produit  de  l'exploitation. 


(  i56) 

Le  commerce  étranger  tire  des  côtes  de  la 
mer  Noire  ,  depuis  le  détroit  du  Bosphore 
jusqu'à  Trésibonte,  une  grande  quantité  de 
laine  ,  de  miel  ,  de  cire  ,  de  chanvre  ,  de 
soufre  et  de  goudron  ,  que  les  batimens  fran- 
çais ,  anglais ,  autrichiens ,  vont  charger  dans 
les  ports  d'Onina,  de  Guenze  ,  d'Emboli,  de 
Synope  etd'Amaressa. Cette  contrée  fournit  aussi 
à  la  capitale,  du  bois  de  chauffage,  des  bois  de 
charpente,  de  construction  et  de  mâture,  du 
charbon,  des  volailles,  des  fruits  de  toute  es- 
pèce, du  salpêtre  et  des  suifs;  tout  le  chanvre  et  le 
goudron  que  consomme  son  arsenal.  Les  mines 
de  cuivre  de  Kurch,  sur  le  territoire  de  Sy- 
nope, sont  trop  riches  pour  être  abandonnées  :  la 
nécessité  d'ailleurs  force  d  y  recourir.  Elles  pour- 
voient au  doublage  de  batimens  de  guerre;  elles 
alimententles  fonderies  de  l'artillerie  de  terre,  et 
même  de  la  marine,  qui  emploie  le  bronze  de 
préférence  au  fer,  par  principe  d'économie.  Ces 
mines  fournissent  encore  les  nombreux  ateliers 
qui  travaillent  pour  les  besoins  usuels.  Enfin  , 
comme  le  cuivre  est  à  plus  bas  prix  en  Turquie 
que  dans  la  plupart  des  états  européens  ,  il  en 
passe  beaucoup  à  l'étranger  par  contrebande. 

La  cote  de  Trébizonte,  autrement  le  pays  des 


(  }&1  ) 

Lazes,  verse  dans  le  commerce  d'exportation  , 
par  les  ports  de  Trébizonte ,  de  Risé  et  de  Ki- 
résou ,  des  toiles  communes ,  du  lin  d'une  qua- 
lité supérieure,  du  chanvre,  des  cuirs,  un  peu 
de  soie ,  des  peaux  de  lièvres ,  du  bois  de  buis 
et  des  fruits  secs.  Trébizonte  et  Tokath  possè- 
dent aussi  des  mines  de  cuivre  très-riches,  et 
qui  sont  en  pleine  exploitation  ;  mais  le  métal 
qu'elles  donnent  est  inférieur  en  qualité  à  celui 
qui  provient  des  mines  de  Kurch.  On  tire  encore 
de  Tokath,  pour  la  consommation  intérieure, 
une  quantité  considérable  de  plomb,  et  de  l'ar- 
gent. Toute  cette  contrée  produit  le  froment  le 
plus  estimé  pour  biscuit  de  mer.  On  le  désigne 
dans  le  commerce  du  Levant  sous  le  nom  de 
blé  dur. 

La  Circassie,  la  Mingrélie  et  la  côte  des 
Abazes,  cédées  par  le  traité  de  Bukaretz  à  la 
Russie,  qui  s'étend  aujourd  hui  jusqu'au  Phase, 
donnent  à  la  Turquie,  des  esclaves,  dont  il  lui 
est  aussi  impossible  de  se  passer  que  d'un  maître 
absolu.  Elle  porte,  en  échange  ,  des  métaux  et 
quelques-uns  de  ses  produits  agricoles ,  tels 
que  des  vins  et  des  eaux- de-vie  ,  tirés  de  l'Ar- 
chipel. Elle  va  chercher  encore  du  caviar,  des 
pelleteries  et  du  bois  de  buis  dans  ces  contrées, 

La  Bosme.  j  q 


(  i58  ) 
qui  fournissent  au  commerce  européen  les 
mêmes  articles,  ainsi  que  des  cuirs,  des  laines, 
de  la  cire  et  du  miel.  On  s'acquitte,  partie  en 
échanges,  consistant  en  eaux-de-vie  et  en 
armes  à  feu,  partie  en  espèces  monnayées. 
Comme  les  manufactures  de  toiles  à  voiles  que 
la  Turquie  possède  en  Asie  ,  ne  peuvent  suffire 
à  ses  besoins ,  elle  en  tire  de  la  Russie  par  Tan- 
garog  et  Azow.  Il  lui  arrive  encore,  par  ces 
deux  ports,  des  cordages  et  du  caviar;  des  fers 
de  Sibérie,  dont  elle  pourrait  du  reste  très-bien 
se  passer,  si  elle  encourageait  l'établissement 
des  forges  dans  ses  possessions  d'Europe ,  et 
qu'elle  exploitât  les  mines  répandues  dans  la 
province  de  Sinope.  Odessa  et  les  ports  de  la 
Crimée  lui  donnent  des  toiles  ,  des  indiennes, 
de  la  morue ,  des  sacs  en  crin ,  des  toiles  cirées, 
des  toiles  de  Pologne,  de  l'ambre,  plusieurs 
articles  du  nord  de  l'Allemagne,  et  des  grains 
quand  sa  récolte  est  insuffisante.  Les  fourrures 
constituent  la  branche  la  plus  coûteuse  de  son 
commerce  d'importation  avec  la  Russie.  A  la 
vérité  elle  lui  fournit  en  retour  des  denrées 
coloniales  qu'elle  achète  à  bon  compte  aux 
Anglais;  des  huiles,  des  vins,  des  eaux-de-vie, 
des  étoiles  d'Àlep  ,  de  Damas  et  du  Diarbekir  ; 


(  *-9  ) 
des  chaly  de  Barbarie  et  d'Egypte ,  de  l'encens  , 
du  corail,  des  couvertures  de  Smyrne;  du  lin 
d'Egypte;  des  pistaches,  de  la  rhubarbe,  des 
toiles  de  l'Archipel  ;  des  noix  de  galle ,  de  la 
soie,  du  coton,  des  maroquins,  de  l'aloës,  du 
tabac  à  fumer,  des  dattes,  des  soiries  tirées  de 
nos  fabriques  et  de  l'Italie;  un  assortiment  con- 
sidérable de  productions  variées  de  l'Archipel, 
tels  que  limons,  oranges  et  fruits  secs;  mais  tous 
ces  articles  réunis  ne  forment  qu'une  partie  du 
paiement  :  pour  solder  le  reste,  elle  est  forcée 
de  prendre  sur  les  bénéfices  de  son  commerce 
d'exportation  avec  l'Europe.  En  parlant  de  ses 
relations  dispendieuses  avec  l'Inde,  nous  avons 
vu  qu'elle  les  entretient  uniquement  avec  du 
numéraire  :  on  peut  donc  conclure  qu'elle  verse 
au  dehors  la  majeure  partie  des  métaux  mon- 
nayés qu'elle  reçoit  par  la  voie  du  commerce. 
D'un  autre  coté,  ce  qui  peut  faire  croire  qu'elle 
ne  les  rend  pas  en  totalité,  c'est. le  mince  pro- 
duit de  ses  mines,  comparé  avec  la  somme 
énorme  qu'elle  possède  en  espèces  perdues  pour 
la  circulation,  laquelle  somme  tend  à  s'accroître 
loin  d'aller  en  diminuant. 

Les   éiablissemens  russes  de   la  mer  Noire 
donnent  une  grande  activité  à  la  navigation.  Les 


(  i6o  ) 
bâtimens  fiançais,  autrichiens,  ottomans,  fré- 
quentent  beaucoup  ces  parages  ,  où  descendent 
tous  les  produits  de  la  Russie,  surtout  les  grains, 
les  chanvres,  les  fourrures,  les  laines,  le  crin, 
ies  cuirs,  les  peaux  de  lièvres ,  les  bois  propres 
au  service  de  la  marine,  les  toiles  à  voiles  et  les 
fers  de  Sibérie  qui  jouissent  d'une  réputation 
bien  méritée.  On  y  porte  en  échange  des  den- 
rées coloniales,  et  tous  les  produits  variés  de 
l'industrie  européenne  :  pour  notre  compte 
particulier  nous  ajoutons  des  eaux-de-vie  à  nos 
envois.  Comme  les  articles  de  paiement  sont 
d'un  mince  volume,  tandis  que  les  autres  offrent 
généralement  un  poids  considérable,  les  bâti- 
mens s'y  rendent  à  peu  près  sur  leur  lest;  c'est 
dire  assez  que  l'arrêté  de  comptes  est  au  profit 
de  la  Russie. 

Si  l'on  passe  aux  côtes  occidentales  de  la  mer 
Noire,  on  trouvera  les  riches  provinces  de  la 
Moldavie  et  de  la  Valachic  sur  la  rive  gauche 
du  Danube;  la  Bulgarie  et  la  Roumélie  au-delà 
du  fleuve.  Plusieurs  de  leurs  productions  en- 
trent dans  le  commerce  d'exportation  ,  tels  que 
le  sel,  les  cuirs,  le  suif,  le  miel,  la  cire,  les 
peaux  de  lapins  et  de  chagrin ,  le  goudron  et 
le  tabac.  Le  riz  et  les  grains  de  toutes  espèces 


(  i6i  ; 
y  passent  aussi,  mais  par  contrebande.  L'Au- 
triche,  la  Russie,  la  France  et  l'Angleterre , 
surtout  les  deux  premières ,  entretiennent  des 
relations  suivies  avec  la  Valachie  et  la  Molda- 
vie. Constantinople  reçoit  de  ces  provinces  et 
de  la  Roumélie,  la  majeure  partie  de  son  appro- 
visionnement enblé,  beurre,  miel,  cire,  volailles, 
bois  de  construction  et  de  mature.  Ces  produc- 
tions sont  tellement  abondantes  qu'elles  se  ré- 
pandent jusque  dans  l'Archipel,  et  s'étendent  à 
plusieurs  autres  parties  de  l'empire.  Les  places 
de  Varna,  de  Galatz,  de  Bourgas  et  de  Roud- 
chiouk  ,  sont  les  principaux  marchés  de  ce 
commerce  important. 

A  raison  du  voisinage  ,  l'Autriche  est  en  pos- 
session de  pourvoir  les  deux  provinces  tribu- 
taires, d'un  grand  nombre  d'articles  de  soit 
industrie.  En  retour, elle  reçoit  des  productions 
territoriales  au-delà  du  paiement.  La  Russie 
est  aussi  en  compte  ouvert  avec  elles,  mais  elle 
donne  au  delà  du  montant  de  ses.  commandes. 
La  France  et  l'Angleterre  nécessairement  onl 
moins  d  avantages  que  ces  deux  puissances  dans 
le  commerce  d'échanges;  cependant  la  seconde 
trouve  encore  à  \  placer  une  certaine  quantité 
de    denrées    coloniales.  Quanl   à  la  Turquie, 


(     ln2 

fidèle  à  son  apathie  naturelle  ,  elle  ne  se  réserve 
guère  que  la  fourniture  des  articles  d'origine 
étrangère  :  des  marchandises  de  l'Inde,  par 
exemple,  et  quelques  produits  d'industrie  na- 
tionale. Elle  est  donc  bien  éloignée  de  mettre  à 
profit,  comme  elle  le  pourrait,  une  possession 
aussi  favorable  aux  spéculations  qui  sont  du 
domaine  de  l'économie  politique  (i). 

Les  provinces  tributaires  trouveraient  le  ré- 
gime colonial  bien  doux,  comparé  à  celui  sous 
lequel  elles  gémissent.  C'est  même  comme  mé- 
tropole que  l'empire  ottoman  devrait  se  considé- 
rer à  leur  égard,  s'il  était,  par  son  industrie, eu 
état  de  subvenir  à  tous  ses  besoins.  Mais  une  fisca- 
lité révoltante  s'emparerait  encore  de© 
et  la  ferait  servira  désoler  la  pauvre  humanité. 

Ce  tableau  des  productions  variées  que  1  em- 
pire ottoman  récolte  en  Europe,  dans  lAsie 
et  en  Al'rique,  aura  conduit  à  penser  que  non- 
seulement  il  pourrait  se  su  ire  à  lui-même,  s  il 
savait  tirer  parti  d'une  si  grande  masse  de  ri- 
chesses qu'il  se  laisse  enlever  ou  qu  il  néglige, 


(i;  Cet  ai  tii  le  est  traite1  avec  les  <l>'  v.  loppemens  qu'il  c<  m- 
porte,  dans  le  Mémoire  qui    j'ai  pi 

l  (i/tir/ni  .  il.   /,.-    Woldavù  .  et  di 


(  i63  ) 
mais  encore  qu'il  réunit  toutes  les  conditions , 
sauf  le  vouloir,  pour  mettre  les  Etats  voisins  dans 
sa  dépendance.  Le  commerce  d'échange  entre 
ses  nombreuses  provinces,  en  supposant  qu'il 
fût  protégé ,  loin  d'être  soumis  au  régime  vexa- 
loire  des  avanies ,  procurerait  à  lui  seul  des  pro- 
fits incalculables  à  tous  les  régnicoles  qui  se 
chargeraient  de  nouer  ses  relations.  Rien  enfin 
ne  lui  manque  de  ce  qui  peut  assurer  ce  résultat  : 
matières  premières ,  situation  géographique , 
productions,  entrepôts,  communications  mari- 
times et  fluviales;  il  possède  même  bien  au-delà 
de  ce  qu'une  grande  puissance  oserait  désirer. 
D'un  autre  côté,  ses  nations  tributaires,  dont 
il  enchaîne  les  bras;  qu'il  immole  stupidement 
à  des  intérêts  étrangers,  n'attendent  qu'un  signe 
d'adhésion  pour  donner  essor  à  leur  esprit  in- 
dustrieux. 


(  i64  ) 


vwvvvvvvvvvvvv\<\^vvv\\'VVvvvv\\a\vvvvvvvv\A^vvv\vvvvvvw 


CHAPITRE  V. 


I  >  11  gouvernement  et  de  l'administration. 

LjE  système  administratif  en  Bosnie,  comme 
dans  toutes  les  provinces  de  l'Empire,  s'annonce 
par  une  simplicité  de  formes,  qui  dénote  en 
général  un  point  de  départ  heureux ,  mais  qui 
se  tourne  contre  les  contribuables  dans  les  Etats 
où  l'arbitraire  a  pris  la  place  de  l'autorité  légi- 
time. Celte  question  particulière,  pour  offrir  de 
l'intérêt,  demande  à  être  précédée  de  l'examen 
critique  d'une  machine,  que  ses  vices  organiques 
et  les  altérations  ont  usée  bien  plus  que  le  temps. 
Quant  à  l'opinion,  comme  elle  n'a  pas  varié,  sa 
force  constante  corrige  ici  l'influence  des  siècles, 
loin  de  la  favoriser. 

Le  grand  seigneur  ,  comme  kalife  ,  est  chef 
spirituel  de  la  nation  ,  le  lieutenant  du  pro- 
phète ,  et  J'ombre  de  Dieu  sur  la  terre.  C'est 
à  ce   titre   suprême,    dont   la  qualification   <\< 


(  «65  ) 

sultan  n'est  qu'un  diminutif,  que  l'exercice 
des  trois  pouvoirs  est  attaché.  Mais  cette  faculté, 
qu'on  croit  illimitée,  ne  peut  être  reconnue 
pour  telle  ,  même  en  principe  ,  et  son  action 
rencontre  des  obstacles  fréquens,  contre  lesquels 
elle  échouerait  infailliblement  si  elle  s'obstinait 
à  les  braver  ! 

L  opinion  ,  il  est  vrai  ,  dans  laquelle  réside 
aujourd'hui  l'autorité  qui  lui  reste  ,  rend  le 
grand  seigneur  ,  en  sa  qualité  de  souverain 
pontife ,  arbitre  absolu  de  la  vie  des  sujets  et 
de  leurs  fortunes.  Cependant  ce  pouvoir  judi- 
ciaire ,  sans  bornes  en  apparence  ,  de  fait  ne 
se  manifeste  guère  sans  réserve  qu'à  l'égard  des 
vezirs ,  des  pachas  ,  des  ministres  ,  de  tons 
ceux  enfin  qni  occupent  des  emplois  dans  le 
militaire  et  dans  l'administration.  Il  respecte 
forcément  les  chefs  de  l'uléma  ,  ou  du  moins 
il  se  trouve  contraint  de  prendre  avec  eux  des 
voies  détournées  pour  arriver  à  ses  lins ,  lors- 
qu'il en  veut  à  leur  fortune  ou  à  leur  vie.  Dans 
ce  cas  il  les  sort  de  l'ordre  sacerdotal  et  légis- 
latif qui  les  met  hors  d'atteinte;  sous  les  appa- 
rences trompeuses  de  la  bienveillance  ,  il  les 
attire  dans  les  rangs  des  officiers  militaires,  ei 
ne  peut  les  regarder  comme  :<;<  proie  qu?autani 


(  iCC 

qu'ils  ont  subi  cette  métamorphose.  Voilà  déjà 
une  restriction  majeure  à  l'étendue  de  ce 
même  pouvoir  judiciaire  dont  on  se  fait  une 
idée  inexacte. 

11  en  existe  une  autre  à  l'égard  des  sujets 
musulmans  de  la  classe  privée  :  leurs  biens  , 
leur  existence  ne  se  trouvent  jamais  compromis 
sans  motifs  plausibles.  La  nation  abandonne  à 
sa  hautesse  tous  ceux  qui  sont  à  son  service. 
Elle  applaudit  aussi  souvent  qu'il  lui  arrive  de 
faire  tomber  une  de  ces  têtes  orgueilleuses  et 
dévoratrices  ,  que  l'oppression  réussit  à  élever 
au  dessus  des  autres.  11  n'en  serait  pas  de  même 
si  l'arbitraire  venait  désigner  des  victimes  inno- 
centes dans  ses  rangs.  Celte  nation  fîère  ,  et  qui 
se  croit  appelée  à  commander  aux  autres,  con- 
serve le  sentiment  de  ses  droits  et  de  sa  dignité 
tout  en  s'inclinant  religieusement  devant  le  pou- 
voir légitime.  Elle  le  reconnaît  sans  examen 
pour  une  émanation  céleste  ;  mais  les  actes 
de  cg  même  pouvoir  cesseraient  <!<'  porter  à  ses 
yeux  l'empreinte  de  l'inspiration  divine  ,  sils 
étaient  dictés  par  une  volonté  déréglée  et  évi- 
demment capricieuse. 

Sous  les  règnes  des  premiers  sultans  ,    sans 
aucun  doute,    \c>  sujets,  bien   moins   enclins 


i67  ; 
à  murmurer,  annonçaient  une  obéissance  plus 
passive.  Mais  depuis  ces  grands  princes  dont  le 
sabre  appuyait  énergiquement  la  volonté,  et 
que  leur  brillante  fortune  pouvait  bien  faire 
reconnaître  pour  des  êtres  privilégiés  du  Ciel  , 
l'autorité  légitime,  confiée  à  des  mains  débiles, 
a  fait  des  concessions  capitales.  La  coutume 
s  est  établie  sur  l'autre  plateau  de  la  balance  ; 
peu  à  peu  elle  a  completté  un  Code  ,  quelle 
est  parvenue  à  faire  acceptera  sa  rivale  ;  aujour- 
d'hui ,  enfin  ,  elle  forme  un  véritable  contre- 
poids ,  une  garantie  très-forte  en  faveur  des 
sujets ,  qui  non  seulement  voient  en  elle  une 
égide  secourable ,  mais  encore  qui  l'emploient 
comme  arme  offensive. 

Le  souverain  n'entreprend  rien  qu'elle  n'auto- 
rise, et  ne  peut  guère  dépasser,  sans  un  danger 
manifeste,  les  limites  qu'elle  a  posées.  Elle  est 
d'autant  plus  à  craindre  pour  lui,  que  le  corps 
sacerdotal  rend  ses  oracles,  qui  prononcent  sa 
condamnation,  lorsqu'il  se  montre  indigne  de  la 
toute-puissance.  En  pareil  cas,  l'arbitre  suprême 
d  un  si  grand  nombre  de  destinées  est  dépouillé 
juridiquement  du  titre  de  kalife  ,  et  condamné 
à  descendre  du  trône,  comme  ayant  cessé  d'être 
agréable  à  Dieu.   On  voit  donc  que  ]e  pouvoir 


(  i68 

judiciaire  dont  on  ïè  parc  ,  non -seulement 
est  restreint  de  fait  et  de  droit  ;  mais  encore, 
par  une  subversion  de  principes ,  que  le  régime 
despotique  peut  seul  excuser  ,  on  voit  qu  il  se 
tourne  contre  celui  qui  en  abuse. 

Les  insurrections  militaires  achèvent  de 
rendre  le  prince  circonspect ,  timide  même  à 
l'égard  des  coupables  qui  se  sont  mis  sous  la 
protection  des  janissaires.  S'il  ose  braver  cette 
milice  ,  il  compromet  l'inviolabilité  du  sanc- 
tuaire d'où  il  gouverne  ,  retranché  derrière 
des  murailles  qui  l'empêchent  d'apercevoir  les 
parties  les  moins  éloignées  de  son  vaste  empire. 

On  doit  dire  aussi  qu'en  Turquie  les  mi- 
nistres sont  responsables  ,  et  plus  responsables 
que  dans  les  gouvernemens  représentatifs.  Le 
plus  souvent  il  arrive  que  la  nation  s'en  prend 
à  eux  de  ses  mécontentemens  ,  et  demande 
leurs  têtes  ,  que  le  souverain  se  dépêche  d  ac- 
corder pour  prévenir  les  conséquences  funestes 
d'une  escalade  dans  les  formes  :  mais  le  résultai 
est  toujours  un  échec  humiliant  pour  le  trône. 
Enfin  le  vezir  est  destiné  à  détourner  ,  en  les 
attirant  sur  lui-même,  les  orages  qui  mena- 
cent le  prince ,  «•!  à  servir  de  victime  expiatoire 
toutes  les  fois  que  les  sujets  en  demandeni  une; 


(  ^9  ) 
iln  moins  c'est  ainsi  que  le  souverain  l'envisaee 
Celte  grande  charge  ,    sous   ce    rapport  .    est 
donc  l'ancre  de  sûreté  de  l'Etat ,  et  contribue 
puissamment  à  le  préserver  du  naufrage. 

Montesquieu  dit  qu'il  ne  faut  jamais  changer 
les  mœurs  et  les  manières  dans  les  gouverne - 
mens  despotiques.  A  ce  conseil  donné  au  pou- 
voir, le  penseur  profond  aurait  pu  ajouter 
qu'en  Turquie  le  prince  doit  même  éviter  soi- 
gneusement de  les  choquer.  Olhman  II  est  la 
preuve  que  chez  les  Osmanlis  ,  le  code  des 
coutumes  est  l'arche  sacrée.  Il  s'obstina,  mal- 
gré les  représentations  de  l'uléma,  à  prendre 
pour  femme  la  sœur  de  Mahomet  III  ,  mariée 
à  un  pacha  ;  par  ce  double  attentat  contre  les 
idées  reçues  ,  il  s'attira  les  foudres  du  chef  de 
la  loi,  et  la  déposition  le  conduisit  à  la  mort. 

La  religion  est  souvent  aussi ,  en  Turquie ,  le 
refuge  des  opprimés.  Ibrahim  ,  poussé  par  un 
génie  déréglé,  à  faire  violence  à  la  fille  du  muphly, 
souleva  contre  lui  la  nation.  Cité  à  ce  tribunal  re- 
doutable, assemblé  dans  la  mosquée  de  Sainte- 
Sophie  ,  il  comparut  en  coupable  suppliant  , 
et  sa  déposition  fut  prononcée  unanimement. 

Mustapha  Ier,  Mahomet  IV,  Achmet  ITT  , 
Mustapha  IT  sont  encore  des   exemples    frap- 


i  -o 

pans  du  pouvoir  que  s'arroge  une  nation  qui 
professe  l'obéissance  passive.  Ces  princes  lais- 
sèrent s'introduire  des  abus  sans  nombre  dans 
l'administration  ,  ou  permirent  que  le  nom 
ottoman  fûtbumilié,  et  furent  déposés  comme 
incapables  d'occuper  le  trône. 

Mais  le  mécontentement  général,  pour  sanc- 
tionner ces  actes  violens ,  doit  forcément  em- 
prunter l'organe  du  grand  mupbty,  ce  qui  res- 
treint son  action.  Quanta  la  puissance  usurpée 
de  ce  même  muphty,  redoutable,  uniquement 
par  la  force  de  l'opinion  ,  elle  devient  bien 
plus  terrible  lorsqu'il  existe  un  traité  d'al- 
liance entre  elle  et  le  corps  des  janissaires.  La 
déposition  do  Selim  III  est  l'ouvrage  d'un  de 
ces  pactes  destructeurs  du  pouvoir  légitime. 
Le  chef  de  la  loi  déclara  réprouvé  du  ciel  ce 
prince  infortuné  ,  en  fondant  son  oracle  sur  le 
manque  absolu  de  postérité  où  ce  même  ciel  le 
laissait  après  un  règne  qui  comptait  déjà  plu- 
sieurs années.  Du  côté  des  janissaires  ,  la  nou- 
velle discipline  établie  par  le  nizamé-dgédid 
constituait  le  véritable  grief;  peut  être  aussi 
que  Sultan  Selim  avait  offusqué  la  nation  par 
les  chfingeraens  apportés  dans  les  coutumes,  et 
qui  s'annonçaient  connue  [es  préludes  d'autres 


1-1 

changemens  plus  sérieux.  Enfin  il  arrive  encore 
que  le  scheik-ul-islam  ,  à  l'exemple  des  kalifes 
de  Bagdad ,  soil  consulté  seulement  pour  sanc- 
tionner 1  ouvrage  d'un  parti  :  quand  les  ayarns, 
conduits  par  Baïraclar,  forcèrent  Mustapha  IV 
à  descendre  du  trône,  et,  au  défaut  de  l'in- 
fortuné Selim,  y  placèrent  Sultan  Mahmoud, 
la  puissance  spirituelle  ne  fut  appelée  à  jouer 
un  rôle  que  lorsque  l'action  avait  amené  le 
dénoûment ,  et  qu'il  ne  fallait  plus  que  satis- 
faire aux  formes. 

Les  incendies  sont  généralement  précurseurs 
de  l'orage  en  Turquie,  où  d'ailleurs  il  est  rare 
qu'une  révolte  sanglante  n'amène  pas  la  catas- 
trophe. Alors  en  un  clin  d'oeil  l'effervescence 
est  à  son  comble;  les  sujets  luttent  contre  le 
prince  les  armes  à  la  main,  et.  semblent  faire  au 
trône  une  guerre  d'extermination.  Mais  le  crime 
est  à  peine  consommé,  que  les  coupables,  hon- 
teux de  leur  victoire,  demandent  humblement 
au  pouvoir  qu'il  daigne  les  recevoir  de  nouveau 
sous  le  joug.  Lors  de  la  dernière  révolution  qui 
a  ensanglanté  la  capitale  de  cet  empire,  aus- 
sitôt que  le  grand-vezir  Baïractar,  qui  l'avait 
provoquée  par  sa  conduite  impolitique,  eut  mis 
fin  à  ses  jours  en  se  faisant  sauter  avec  les  débris 


(  i7a  ) 
du  palais  ministériel,  les  janissaires,  qui  assié- 
geaient dans  le  même  temps,  et  le  sérail  et  la 
Porte,  firent  arriver  au  pied  du  kalife  leurs  sup- 
plications pour  qu'il  daignât  leur  rouvrir  le  sein 
de  l'islamisme.  On  voit  que  le  pouvoir  spirituel 
répare  les  échecs  de  la  puissance  temporelle,  et 
la  réhabilite,  du  moins  en  principe. 

Quant  à  la  fin  tragique  de  plusieurs  sultans , 
les  sujets  n'ont  jamais  poussé  la  subversion  de  la 
morale  publique  jusqu'au  parricide.  C'est  tou- 
jours dans  les  antres  ténébreux  du  sérail;  par 
un  ordre  émané  de  celui  qui  occupe  le  trône  ou 
donné  en  son  nom ,  et  par  les  soins  de  vils  eu- 
nuques, que  sont  mis  à  exécution  ces  actes  vio- 
lens,  dictés  par  l'ambition  alarmée:  en  deux 
mois ,  c'est  le  pouvoir  naissant  qui  porte  le  coup 
de  grâce  au  pouvoir  déchu,  et  le  sang  de  la  vic- 
time ne  rejaillit  jamais  sur  la  nation.  L'arrêt  de 
mort  de  Selim  a  été  prononcé  par  son  cousin 
Mustapha.  Peu  de  temps  après,  si  Mustapha 
a  été  lui-même  immolé,  c'est,  du  consentement 
de  sultan  Mahmoud ,  qui  n'avait  à  choisir  qu'en- 
tre  ce  parti  extrême  et  le  sort  de  l'infortuné 
Selim.  En  se  reportant  à  des  époques  plus 
reculées,  on  voit  Mustapha  F'  périr  par  ordre 
d  Animât  IV;  et  Ibrahim  étranglé  immédiate- 


(  *73  ) 

ment  après  sa  déposition.  Mais  Ja  vengeance  qui 
attenta  aux  jours  de  ce  prince  se  garda  bien  de 
revêtir  cet  acte  des  formes  juridiques,  et  bien 
moins  encore  d'en  tirer  vanité,  quoiqu'elle  eût 
pour  elle  le  chef  de  la  loi.  Othman  II  enfin,  qui 
tomba  dans  sa  prison,  sous  les  coups  d'une  poi- 
gnée d'assassins,  fut  aussitôt  vengé  par  cette 
même  milice  qui  avait  servi  d'instrument  pour 
sa  déchéance. 

Nous  avons  parlé  du  crédit  funeste  attaché 
<au  titre  de  janissaire;  en  voici  un  exemple. 
Lorsque  Hussein  Pacha,  chargé  par  Sultan 
Selim  de  soumettre  Paswan-Ogîou,  marcha 
contre  ce  rebelle  célèbre ,  il  n'osa  pas  conduire 
de  janissaires  avec  lui,  par  la  raison  spécieuse 
que  le  félon  était  inscrit  sur  les  rôles  de  cette 
milice.  Réduit ,  devant  Widin ,  à  faire  soutenir 
son  artillerie  de  siège  par  un  corps  de  cavalerie 
on  devine  sans  peine  l'issue  que  dut  avoir  l'en- 
treprise avec  de  semblables  moyens  d'exécu- 
tion. Cependant  ces  égards  criminels  cesseraient 
dès  l'instant  où  le  principe  de  la  légitimité  pa- 
raîtrait compromis;  et  celte  même  milice,  qui 
d'habitude  fait  trembler  ses  maîtres,  serait  la 
première  à  se  presser  autour  du  troue  s'il  était 
menacé  d'un  changement  de  dynastie.  L'efhca- 

La  Bosme.  .  t 


(  <7M 
cité   de  ce  contre- poison  est  si  bien   connue 
de  l'ambition,  qu'à  travers  les  révolutions  qui 
ensanglantent  les  annales  ottomanes,  on  n'aper- 
çoit pas  même  l'ombre  de  l'usurpation. 

La  faculté  législative  du  sultan  est  incompa- 
rablement plus  bornée  que  son  pouvoir  jud 
ciaire.  Depuis  les  empiétemens  que  l'uléma  a 
faits  sur  le  domaine  de  la  couronne,  le  chef  de 
l'Etat  ne  peut  plus  déclarer  la  guerre,  conclure 
la  paix,  asseoir  un  nouvel  impôt,  apporter  aucun 
changement  dans  les  coutumes,  sans  avoir  obtenu 
l'adhésion  de  ce  corps s  dont  l'empire  est  absolu 
sur  l'opinion.  Suleïman  le  Canuniste  a  posé  les 
fondemens  de  cette  puissance  modératrice,  qui 
a  profité ,  pour  s'élever  ,  de  l'impéritie  de  ses 
successeurs. 

La  nation  elle-même  prend  aussi  parfois 
l'initiative  dans  les  questions  d'intérêt  politique; 
entraîne  le  gouvernement  à  la  guerre  contre  son 
vœu,  et  le  détermine  encore  à  précipiter  la  signa- 
ture de  la  paix.  Elle  élève  si  haut  la  voix  lors- 
qu'il lui  arrive  de  rompre  le  silence,  quil  y  a 
nécessité  pour  le  souverain  de  se  rendre  à  ses 
instances  énergiques.  D'ailleurs  elle  a  de  droit 
des  délégués  dans  cette  assemblée  générale, 
composée  de  tous  les  ordres  de  1  Etat,  etquon 


(  '75  ) 
n'omet  guère  de  convoquer  dans  les  circonstan- 
ces extraordinaires.  Cette  assemble'e,  qui  porte 
le  nom  de  Aïak-Divany,  n'est,  il  est  vrai,  que 
consultative  ;  mais  une  marque  de  déférence 
aussi  prononcée  ne  ressemble  en  rien  à  la  ma- 
nière de  procéder  du  pouvoir  absolu.  D'ailleurs 
l'opinion  qu'elle  émet  fait  pencher  la  balance, 
et  presque  toujours  tranche  la  difficulté. 

A  l'époque  où  les  Français  débarquèrent  en 
^&yPte>  ^  nation  demandait  à  grands  cris  qu'on 
déclarât  la  guerre  à  notre  gouvernement.  Une 
femme,  saisissant  le  moment  où  le  sultan  se  ren- 
dait à  la  mosquée  ,  osa  l'apostropher  en  ces 
termes:  Attends-tu  que  les  infidèles  soient  maî- 
tres des  villes  saintes  pour  marcher  contre 
eux  ?  Dans  cette  circonstance,  Selim  fut  entraîné, 
et  ne  se  décida  à  déclarer  la  guerre  à  la  France 
que  pour  céder  au  vœu  général.  Il  est  vrai  que 
cette  détermination,  commandée  par  une  agres- 
sion manifeste,  que  le  gouvernement  français 
cherchait  cependant  à  faire  envisager  à  la  Porte 
comme  une  entreprise  dans  son  intérêt,  était 
subordonnée  à  un  projet  d'alliance  qui  devait 
provoquer  l'hésitation ,  et  même  la  répugnance  , 
dans  le  cabinet  ottoman.  Les  instances  de  la 
nation,  abusée  par  des  traînes,  ont  beaucoup 


(  >70) 

contribué  aussi   à  la   ratification   du    traité   de 
Bukaretz  (1). 

Le  pouvoir  exécutif,  qui  devrait  au  moins 
appartenir  sans  réserve  au  grand-seigneur  , 
n'existe  plus  lorsque  le  trône  est  occupé   par 

(i)  Lors  de  l'expédition  d'Egypte,  le  niuphty  se  refusa  con- 
stamment  à  autoriser  de  son  fetwa  la  déclaration  de  guerre 
à  l'égard  de  la  France,  ainsi  que  l'alliance  offensive  et  défen- 
sive avec  l'Angleterre  et  la  Russie.  Il  se  retranchait  derrière 
cet  argument  :  s'unir  avec  une  puissance  qui  fonde  son  agran- 
dissement sur  la  ruine  de  l'empire,  tel  est  le  projet  qu'on 
voudrait  me  faire  sanctionner.  Enfin  ,  il  préféra  la  déposition 
à  une  condescend  ince  criminelle.  M.  Ruftin,  chargé  d'affaires 
de  la  France,  et  M.  Dantan  ,  premier  drogman  de  la  légation  , 
selon  les  instructions  qu'ils  avaient  reçues  ,  présentaient  au 
reïs-efléndy  l'invasion  de  l'Egypte,  de  la  part  An  gouverne- 
ment français,  comme  une  mesure  d(  ridante  à  dimi- 
nuer l'influence  de  l'Angleterre  près  des  bçj  -  ■  «  t  à  faire  ren- 
trer ces  félons  dans  l'obéissance.  Le  ministre  ottoman  ne  ré- 
pondilque  ce  peu  de  mots  :  «  Vous  êtes  trop  jeune,  M.  Dantan; 
«  mais  votre  chargé  d'affaires,  à  qui  sa  h  m  une  expérience  donne 
i)  le  droit  de  prononcer,  se  rappellera  que  derrière  ces  murs 
»  sont  les  ossemens  d'Ibrahim-Pacha.  »  Cet  Ibrahim,  grand- 
vezir  sous  Achmet  III,  abusé  par  un  excès  de  confiance,  fut 
proscrit  pat  l'opinion.  Son  maître,  menacé  lui-même»  crut 
les  mécontens  en  leur  Faisanl  jeter  le  cadavre  de  la 
Victime  qu'ils  demandaient  à  grands  cris  :  mais  cet  infâme  sa- 
crifice  ne  lit  qu'avancer  l'instant  de  sa  déposition.  Le  reïs- 
,  [fi  mil .  qui  avait  sous  les  yeux  la  sépulture  d'Ibrahim-Pacha  . 
lisait  dans  son  épitaphe  le  sort  réservé  dan-  l'empire  ottoman 
aux  ministres  qui  s'attirent  la  haine  de  la  nation. 


(  *77  ) 
un  prince  faible.  Dans  le  cas  contraire,  il  jouit 
seulement  d'une  faculté  cVeniprunt  que  le 
moindre  acte  de  félonie  peut  compromettre 
au  point  de  la  rendre  impuissante.  C'est  encore 
la  faute  de  la  couronne  :  la  mollesse,  l'oisiveté, 
l'état  de  déliance  dans  lequel  les  sultans  passent 
leurs  jours  depuis  queleurpalais  est  devenu  une 
véritable  prison  ,  ont  amené  forcément  les 
nombreuses  concessions  qui  s'arment  aujour- 
d'hui contre  leur  autorité.  Les  Bajazet,  les 
Amurat,  les  Mahomet  pouvaient  investir  de 
tous  les  pouvoirs  ceux  qu'ils  déléguaient  dans 
les  provinces  :  le  félon  ne  parvenait  jamais  à 
retarder  l'heure  de  la  vengeance.  Mais  com- 
ment des  princes  qui  se  sont  dépouillés  gra- 
tuitement de  la  prérogative  de  commander  aux 
baïonnettes  ;  qui  même  ont  laissé  s'élever  et 
croître  autour  d'eux  le  système  onéreux  des 
grands  vassaux,  que  1  existence  d'une  armée 
permanente  mitigeait  dans  l'origine  ;  comment, 
dis-je,  peuvent-ils  espérer  que  leur  volonté  de- 
viendra un  ordre  absolu,  et  recevra  cette  exé- 
cution rapide  qui  doit  caractériser  le  pouvoir 
dans  tous  les  gouyernemens  ?  Le  despotisme  , 
il  est  vrai,  appesantit  son  sceptre  de  fer  sur 
l'empire  ottoman  ,  frappe  le   sol  de  stérilité  et 


(  >78) 
tue  l'industrie  ;   niais  ce  sont  les  délégués  de 
Sa  Hautesse  qui  l'exercent  et  qui  en  recueillent 
les  profits  ensanglantés. 

Le  gouvernement,  du  reste ,  a  mis  lui-même 
les  armes  en  main  aux  pachas.  Par  une  vieille 
tactique,  imaginée  dans  les  temps  où  ce  vaste 
empire,   composé  de  pièces  et  de  morceaux, 
ne  formait  pas  encore  un  tout  homogène ,  lors- 
qu'une province  se  mutinait,   on  se  servait  de 
la  province  voisine  pour  la  faire  rentrer  dans 
l'obéissance.  De  là  est  venue  l'autorisation  ac- 
cordée aux  gouverneurs  d  avoir  à  leur  dispo- 
sition des   forces  qu'ils  ont  amenées  peu  à  peu 
à  l'état  de  permanence ,  en  perpétuant  l'état  de 
guerre.  Le  gouvernement  a  étendu  ce  système 
vicieux,  au  lieu  de  le  corriger  :  aujourd'hui  il 
se  se  t  des  individus  pour  se  venger  des  indi- 
vidus ;  il  arme  les  pachas  contre    les   pachas. 
Voilà  les  seuls  moyens  de  défense  qui  lui  restent, 
et  l'abus  intolérable  que  Selim  voulait  anéantir 
en  créant  une  armée  permanente. 

Si  l'on  continue  à  parcourir  les  annales  otto- 
manes, avec  l'intention  de  rechercher  les  causes 
de  la  décadence  du  pouvoir ,  on  reconnaît  que 
la  défiance  se  glissa  plus  que  jamais  dans  la  fa- 
mille impériale  sous  le  règne  de  Suleùnan-le- 


(  ]79  ) 
Grand;  que  ce  législateur,  trompé  par  l'astuce 
d'une  femme,  l'institua  même  en  principe;   et. 
dès  lors  que  la  réclusion  des  princes  fut  regardée 
par  le  sultan  comme  nécessaire  à  son  repos. 

Peu  après  ce  règne  mémorable  on  voit  com- 
mencer la  nullité  du  souverain,  l'accroissement 
de  1  autorité  des  ulémas,  des  grands-vezirs  et 
l'insolence  des  janissaires.  Le  prince  s'annonce 
ombrageux  par  système  ;  et  les  fratricides ,  les 
infanticides  ,  de  plus  en  plus  fréquens ,  signa- 
lent son  avènement  au  trône.  La  suliane  mère 
et  les  eunuques  se  glissent  dans  le  conseil,  sou- 
vent même  s'emparent  du  sceptre  sans  déguise- 
ment. Une  foule  d'abus  s'introduisent  dans  l'ad- 
ministration, et  les  impôts  vexatoires,  qui  en 
sont  la  conséquence,  à  tous  les  inslans  provo- 
quent les  signes  du  mécontentement.  Les  sy pa- 
lus se  révoltent ,  on  leur  oppose  les  janis- 
saires; ceux-ci  à  leur  tour  menacent -ils  le 
prince  d'un  soulèvement,  on  les  désarme  en 
leur  faisant  des  largessese.  Le  limon  de  l'Etat 
passe  de  main  en  main ,  et  rencontre  rarement 
un  pilote  expérimenté,  parce  que  le  caprice 
ou  l'intrigue  dicte  le  choix  du  sultan,  qui,  de 
son  côté,  s'estime  heureux  d'arriver  au  port  en 
louvoyant  constamment  sur  une  mer  toujours 


(  180  ) 

prête  à  s  irriter  :  tel  est  en  abrégé  l'historique 
du  sérail.  En  suivant  ses  différentes  phases,  il 
est  laeile  de  se  convainere  que  le  pouvoir, 
absolu  dans  le  principe,  a  lléchi  en  vieillissant; 
({ue  les  institutions  se  sont  altérées ,  que  les  corps 
délibérans  se  sont  engendrés  ;  et  qu'il  en  est  ré- 
sulté une  anarchie  où  chacun  commande,  où 
personne  ne  veut  obéir. 

Cependant  un  caractère  fortement  trempé,  tel 
s'annonce  sultan  Mahmoud,  dictera  sa  volonté 
d'un  ton  plus  décisif,  en  imposera  à  une  milice 
séditieuse,  contiendra  les  pachas  par  des  exem- 
ples toujours  prompts,  d'une  sévérité  inflexible, 
cl  parviendra  enfin  à  rentrer  dans  ses  droits.  S'il 
survient  en  outre,  sous  ce  règne,  régénérateur 
des  circonstances  extraordinaires  qui  réveillent 
dans  le  eœnr  tics  sujets  le  sentiment  de  la  pa- 
trie et  le  fanatisme  religieux,  on  conçoit  qu'un 
concours  aussi  heureux  doive  amener  une  crise 
salutaire,  et  tende  de  nouveau  le  ressort. 

Il  existe,  avons-nous  dit,  deux  «-Ires  de 
raison  en  la  personne  du  grand-seigneUr  :  le 
kalife  et  le  sultan.  Le  scheik-ul-islam ,  que  le 
premier  nomme  et  qu'il  peul  déposer,  marche 
souvent  de  pair  avec   fm,   ci  prouve   dans   les 

irconstances    difficiles    qu'il    l'a  dépouillé  de 


(  i8i  ) 
ses  plus  belles  a itributions  :  celles  d'interpréter 
la  loi  et  de  la  faire  parler.  Il  préside,  assisté 
du  chef  des  émirs,  à  la  cérémonie  du  couron- 
nement. Lorsque  le  prince  touche  à  sa  dernière 
heure,  c'est  lui  qui  réci'e  la  prière  funèbre 
près  de  son  lit  de  mort.  Quand  il  approche  de 
sa  personne  révélée,  au  lieu  de  se  prosterner 
le  front  contre  terre  à  l'exemple  de  tous  les  su- 
jets, il  lui  imprime  sur  la  poitrine  un  baiser 
qui  est  plutôt  le  signe  de  la  tendresse  pater- 
nelle que  de  la  piété  filiale ,  comme  l'indique 
d'ailleurs  le  titre  de  précepteur  (kodgia),  que 
son  maître  affecte  de  lui  donner.  Le  sultan  ,  les 
officiers  militaires ,  tout  ce  qui  porte  le  sabre 
ne  se  montre  en  public  qu'à  cheval  ;  le  chef  de 
la  loi  elles  principaux  ulémas  jouissent,  avec 
les  femmes,  du  privilège  exclusif  d'user  du 
cotchi,  voilure  assez  semblable  à  nos  anciens 
coches.  Celte  différence  tranchante  a  pour  but 
encore  d'attirer  une  considération  plus  marquée 
sur  la  haute  magistrature.  Enfin,  aprèsavoirvu 
le  scheik-ul- islam,  à  la  tète  des  docteurs  de  la 
loi,  comme  organe  du  pouvoir  législatif,  et 
comme  chef  de  Tordre  judiciaire,  nous  le  re- 
trouvons, Je  premier  de  tous ,  dans  Tordre  sa- 
cerdotal. Le  litre  éminenl  de  souverain  pontife, 


(  '8a  ) 
qu'il  cumule  avec  les  deux  premiers,  complète 
celte  triple  puissance,  empruntée  du  kalifat ,  et 
qui  commande  le  respect  chez  tous  les  peuples. 
Il  est  à  remarquer  cependant  que  le  règne 
d' Abdul-Hamid  ou  plutôt  de  Cara-Mehemet , 
vezir  de  ce  prince,  a  été  d'une  influence  défa- 
vorable pour  l'uléma ,  à  raison  des  échecs  que 
le  corps  a  reçus  en  la  personne  de  plusieurs 
grands  muphtys.  Par  des  dépositions  répétées, 
le  pouvoir  a  nui  au  prestige ,  en  familiarisant  le 
profane  avec  le  sacré.  Pour  atteindre  un  but 
regardé  jusqu'alors  comme  inabordable,  ou 
du  moins  comme  périlleux,  l'habile  ministre 
glissa  la  division  parmi  les  membres  principaux 
du  corps.  Le  chef  de  la  loi  vengea  plus  tard  , 
il  est  vrai ,  la  puissance  sacerdotale ,  lorsqu'il 
prononça  la  déchéance  des  deux  successeurs 
d' Abdul-Hamid;  mais  Selim  ne  succomba  que 
pour  avoir  laissé  se  former  une  ligue  redoutable 
entre  l'autorité  spirituelle  et  les  janissaires. 
Mustapha  fut  également  victime  d'une  coalition 
puissante.  Ces  deux  exemples  prouvent  l'infail- 
libilité d'un  principe  mis  en  pratique  parles  sul- 
tans expérimentés,  et  qui  leur  rappelle  à  tous  les 
instans  qu'ils  doivent  diviser  s'ils  veulent  régner 

Le  grand-vezir,   qui   représente  le  sultan, 


«.. 


(  i83) 

c/est-à-dire  la  puissance  temporelle,    loin  des 
yeux   de  son  maître ,  commande  les  armées , 
dirige  le  ministère,  imprime  sur  tous   les  vi- 
sages le  respect  de  la  servitude.  Sa  Hautesse 
vient-elle  à  paraître,  il  rentre  dans  la  poussière, 
et  l'on  ne  retrouve  plus  en  lui  qu'un  premier 
esclave,  qui  se    fait  remarquer  par  une  plus 
grande  abnégation  de  lui-même.  En  guerre  il 
est   toujours  accompagné  du  saint  étendard  ; 
cependant  cette  enseigne  ne   devrait  être  dé- 
ployée que  lorsque  le  sultan  commande  en  per- 
sonne. Dans  les  cérémonies  sept  chevaux  riche- 
ment caparaçonnés  le  précèdent.  A  l'armée  on 
le  reconnaît  à  trois  queues  de  cheval  (tougues) 
qu'on  porte  devant  lui,  selon  la  coutume  tar- 
lare.  Les  ordonnances  lui  accordent  encore  une 
musique  militaire  (  tabulkana),  dont  la  compo- 
sition est  réglée  d'après  le  poste  éminent  qu'il 
occupe.    La  police  de    la    capitale  fait   partie 
de  ses  attributions,  comme  un  des  soins  les 
plus  imporlans  de  l'empire.  11  préside  le  mu- 
khavéré,   autrement  le  conseil  d'Etat,  et  rend 
compte  à    Sa  Hautesse    de    ses  délibérations. 
Quatre  jours  dans  la  semaine  il  rend  la  justice , 
assisté  alternativement  par  les  deux  cady-askers, 
l'istambol-cadyssy  ,   les  mollas  de   Galata,    de 


Sculari  eL  d'Eyubj  <|ui  prononcent  ,  saiif-l'ap- 
probation  du  vezir. 

Au  divan-kané  ci  au  galibé-divan(i)  sont  atta- 
chés,  en  qualité  degreffiers^  lebuyuk-teskéredgi 
et  )<■  kutchink-teskéredgi.  Ces  deux  ofliciers  se 
tiennent  debout,  le  premier  à  droite,  le  second 
à  gauche  des  juges.  Us  reçoivent  les  requêtes 
(  arzubal)  des  mains  du  tchiaousch-bacbi ,  et 
en  donnent  lecture  (2).  Avant  1  audience  ils  se 
partagent  les  plaideurs  et  appellent  les  causes 
à  tour  de  rôle.  Toutes  les  décisions  <lu  grand- 
vezir  en  matières  juridiques  sont  prises  en  note 
par  eux. 

Le  sultan  honore  son  premier  ministre  «lu 
titre  de  lala  qui  répond  à  celui  de  tuteur.  Cc- 
pendant,  lorsque  ce  dernier  aborde  son  pupile, 
il  fléchit  le  genou,  touche  la  terre  de  la  main 
droite,  la  porte  à   sa   bouche,  ensuite  à  son 


(1)  Le  premier  se  ticnl  à  La  Port»  c'esl-à  lu.-  dans  le  pa- 
lais du  grand-vezir;  le  second  .  dans  la  salie  du  koutbej  au 
sérail.  Dans  l'un  et  l'autre  cas  Ii  tribunal  est  compost  comnri 
il    1  été  dit  [>l u>  haut. 

.  1  mu  ision  csi  de  rigueur  dans  la  rédaction  d'un  arzubal. 
1  es  sortes  de  requêtes  sonl  dressée!   |  i  tins  publics 

expérimentés ,  cl  qui  fonl  uni  étude  particulier) 
de  1  omposiiion 


(  '85  ) 
Front  en  s'inclinant  humblement.   II   use   du 
même  cérémonial   pour  prendre  congé  de  Sa 
Hautesse. 

Le  capitan-pacha  commande  sur  mer  avec 
une  autorité  aussi  illimitée.  Toutes  les  îles  et 
les  côtes  font  partie  de  son  département,  qu'il 
parcourt  chaque  année  pour  lever  le  tribut.  A 
Constantinople  il  exerce  une  surveillance  im- 
médiate sur  l'arsenal  de  construction ,  sur  les 
troupes  de  la  marine  et  les  faubourgs  de  la 
rive  septentrionale  du  port.  En  présence  du 
grand-vesir  il  n'est  plus  qu'un  personnage  très- 
secondaire,  selon  ce  principe  fondamental  qui 
préside  partout  à  Tordre  hiérarchique  dans 
l'empire  ottoman. 

Le  ministère  se  compose  ainsi  qu'il  suit  : 
Le  keaïa-bey,  en  sa  qualité  de  secrétaire  des 
commandemens  du  grand- vezir,  el  à  raison  de 
l'influence  que  lui  donnent  ces  fonctions  éle- 
vées, doit  être  mis  en  tête.  Il  transmet  aux  gou- 
verneurs des  provinces  ainsi  qu'aux  différens 
chefs  militaires  les  ordres  du  représentant  de 
Sa  Hautesse.  Dans  ses  bureaux  on  enregistre 
tout  ce  qui  est  envoyé  aux  provinces ,  en 
laisssant  cependant  au  defterdar  et  au  reïs- 
effendi    le    soin    de  dresser   les    expéditions  , 


(i86) 

chacun  en  ce  qui  le  concerne.  11  ouvre  les 
lettres  adressées  au  grand-vezir,  et  lui  en  pré- 
sente l'extrait  ;  il  donne  des  ordres  en  son  nom, 
et  même  il  peut  le  faire  sans  le  prévenir.  Mais 
aujourd'hui  son  autorité  est  déchue;  il  en  est 
de  même  de  celle  de  son  chef.  Ces  deux  digni- 
taires se  montrent  très-réservés  à  prendre  sur 
eux,  par  suite  des  craintes  qu'inspire  la  respon- 
sabilité. 

C'est  le  grand-vezir  qui  nomme  le  keaïa-bey, 
sauf  l'approbation  du  grand-seigneur.  Cela  doit 
être  ainsi,  puisque  le  second  est  l'homme  de 
confiance  d  u  premier  ministre  et  un  autre  lui- 
même.  Cet  emploi  conduit  assez  ordinairement 
au  veziriat. 

Le  defterdar,  autrement  le  ministre  des 
finances ,  est  chargé  de  poursuivre  la  rentrée 
des  fonds ,  de  pourvoir  à  toutes  les  dépenses, 
d'affermer  les  revenus  de  l'empire,  de  centra- 
liser enfin  la  comptabilité  du  miri  et  d'en  pré- 
senter chaque  jour  le  tableau  sommaire  au 
grand-vezir,  de  manière  à  le  tenir  constamment 
au  courant  de  l'état  financier.  Cet  emploi  con- 
stitue donc  intendant-général  et  grand-trésorier 
celui  qui  en  est  revêtu.  Dans  les  cérémonies  le 
defterdar  cède  la   préséance  au  keaïa-bey,  et 


(  >«7) 

marche  sur  Ja  même  ligne  que  l'aga  des  janis- 
saires. 

Le  reïs-effendi  vient  ensuite.  Il  a  en  partage 
le  département  des  affaires  étrangères;  il  est 
en  outre  chancelier  ou  archiviste  de  l'empire. 
Dans  ses  bureaux ,  qu'on  nomme  divan-calem, 
sont  dressés  tous  les  fermans ,  excepté  ceux  qui 
ont  rapport  aux  finances  et  à  l'administration, 
dont  la  rédaction  appartient  au  defterdar.  Son 
nom ,  traduit  littéralement ,  répond  à  celte 
qualification  :  homme  de  bureau  en  chef.  Il 
ferme  la  liste  du  ministère  proprement  dit ,  à 
moins  qu'on  n'y  porte  encore  le  tchiaousch- 
bachi  ,  autrement  le  chef  des  messagers 
d'Etat. 

Ce  dignitaire  est  chargé  de  l'expédition  ou 
de  la  transmision  des  ordres.  Il  siège  au  divan, 
c'est  à  dire  aux  audiences  consacrées  à  admi- 
nistrer la  justice,  et  prononce  sur  les  causes 
qui  ne  sont  point  assez  importantes  pour  être 
soumises  au  grand-vezir.  Intermédiaire  de  l'au- 
torité première  pour  tout  ce  qui  est  du  ressort 
de  la  justice  ,  il  porte  au  rôle  et  appelle  les 
causes  à  juger.  Le  corps  des  tchiaouschs  est  sous 
les  ordres  de  ce  dignitaire.  Ces  messagers  d'E- 
tat remplissent  encore  les  fonctions  d'huissiers 


(  i«») 

près  du  grand-vezir,  lorsqu'il  lient  divan,  ou 
qu'il  parcourt  la  capitale  comme  ministre  de 
la  police. 

Le  ministère  est  spécialement  attaché  au 
grand-vezir ,  et  le  suit  à  l'armée.  Dans  ce  cas 
le  grand-seigneur  nomme  pour  résider  près  de 
sa  personne  un  kaïmacam  et  un  second  minis- 
tère tout  semblable  au  premier,  mais  dont  les 
fonctions  se  bornent  à  préparer  les  affaires. 
L'autre  ne  perd  rien  du  privilège  de  les  con- 
duire à  fin,  ce  qui  entraîne  des  lenteurs  sou- 
vent préjudiciables  au  service. Celte  restriction 
est  une  conséquence  de  la  responsabilité  qui 
doit  peser  sans  partage  sur  une  seule  tête, 
conformément  à  la  maxime  favorite  du  gouver- 
nement. 

ï  es  dignitaires  qui  jouissent  du  privilège 
d'assister  au  conseil  d'Etal  sont  :  le  chef  de  la 
loi,  le  capilan-pacha ,  les  deux  cady-askers ,  le 
U'aïa-bey,  le  defierdar,le  reïs  effendy  et  le 
ichiaouch-bachi.  Les  chefs  de  division  du  mi- 
nistère, les  agas  des  janissaires,  des  selictars  et 
des  sypahis  restent ,  les  seconds  en  dehors  sous 
les  portiques  de  la  salle,  les  autres  dans  une 
pièce  voisine,  de  manière  à  pouvoir  Compa- 
raître aussitôt  qu'ils  sont  demandés.  On  voit  en 


(  >89  ) 
face  de  la  porte  l'œil  de  la  surveillance.  C'est 
une  petite  fenêtre  grillée  qui  fournit  à  Sa  Hau- 
tesse  le  moyen  d'assister  invisiblement  aux  dé- 
libérations. 

Après  les  grands  personnages  du  ministère, 
il  existe  une  hiérarchie  de  second  ordre,  qui 
jouit  aussi  d'une  haute  considération  et  com- 
plète le  mouvement  de  la  machine.  Sa  marche, 
du  reste,  est  régulière,  impassible  même,  et 
les  changemens  fréquens  qu'elle  éprouve  dans 
ses  principaux  rouages ,  n'occasionnent  en  elle 
ni  commotion ,  ni  ralentissement  ;  parce  que 
les  autres  ,  sur  lesquels  roule  vraiment  l'admi- 
nistration, sont  doués  d'une  permanence  com- 
plète. Tout  y  est  réglé  encore  sur  le  même 
pied  qu'au  temps  de  Suleïman  qui  l'a  fondée  : 
les  Osmanlis  témoignent  autant  de  répugnance 
à  opérer  des  changemens  dans  leurs  manières 
que  dans  leurs  mœurs. 

Il  serait  à  désirer  que  l'ordre  parfait,  la  régu- 
larité invariable  qu'on  remarque  dans  les  diffé- 
rens  bureaux  de  la  Porte  ,  se  retrouvassent  aussi 
dans  les  provinces,  où  l'administration,  soumise, 
au  contraire,  à  des  gouverneurs  qui  ne  connais- 
sent dérègle  que  leur  volonté,  procède  le  plus 
souvent  au  gré  de  l'arbitraire. 

La   Bosme, 


]  2 


(   '9°  ) 

Le  nichandgi  es!  le  premier  officier  de  la 
Porte  après  les  ministres.  Ses  fonctions  consis- 
tent à  apposer  le  chiffre  de  Sa  Hautesse  sur 
tous  les  fermans.  Avant  d'arriver  à  lui  pour  re- 
cevoir le  cachet  de  l'authenticité,  ils  sont  si- 
gnés par  le  secrétaire  rédacteur ,  parafés  par 
le  chef  du  hureau  où  ils  ont  été  dressés,  et  re- 
vêtus du  seing  du  reïs-effendi  ou  du  defterdar. 
Cette  filière  offre  la  preuve  de  cette  grande  ré- 
gularité, de  cet  esprit  méthodique,  qui  carac- 
térisent l'administration  centrale  (1). 

Après  le  nichandgi  viennent  les  chefs  de  di- 
vision de  la  defterdarerie ,  qui  se  partagent 
toutes  les  branches  de  service ,  c'est-à-dire  ce 
qui  constitue  chez  nous  plusieurs  grands  dé- 
partemens  connus  sous  le  nom  de  ministères. 
Dans   l'empire  ottoman  ,    la    marine,   l'armée 


(i)  Le  chiffre  du  sultan ,  autrement  le  Laatif-schérif,  s'ap- 
pose en  tête  des  fermans,  avec  une  espèce  de  griffe  qui  porte 
le  nom  de  tourra.  Selon  le  dire  «le  Cantemir,  les  premiers 
princes  ottomans  écrivaient  eux-mêmes  leurs  ordres,  et  la 
charge  «le  nichandgi  n'a  été  instituée  que  pour  remplacer  cette 
pratique  estimable,  tombée  <n  désuétude.  Sur  les  fermans 
relatifs  aux  finances,  le  parafe  du  reïs-effendi  est  substitué  à 
celui  du  defterdar.  Quant  au  grand  vezir,  il  ne  contresigne  que 
ks  lettres  d'envoi  el  ses  ordres  particuliers.  Le  nichandgi  fail 
prendre  copie  de  tous  les  fermans  soumis  au  tourra. 


(  m  ) 

tic  terre  ,  les  finances  ,  l'intérieur  et  la  maison 
de  l'empereur  relativement  à  plusieurs  articles 
de  recouvrement  et  de  dépenses,  n'en  forment 
qu'un  seul  pour  les  deniers.  Le  defterdar  est 
le  centre  commun  de  ces  divisions  principales , 
qui  portent  le  nom  de  calem.  La  première  règle 
la  marche  des  autres,  contrôle  leurs  opérations, 
asseoit  et  fait  la  répartition  générale  des  impôts. 
Les  autres  pourvoient,  chacune  en  ce  qui  la  con- 
cerne, à  la  rentrée  des  fonds,  soient  qu'ils  pro- 
viennent des  biens  domaniaux  ,  ou  des  imposi- 
tions; aux  dépenses  des  différens  services ,  c'est- 
à-dire  à  la  solde  de  l'armée  de  terre  et  de  l'armée 
de  mer ,  aux  gages  des  officiers   civils  et  mili- 
taires qui  tombent  à  la  ciiarge  du  trésor;  à  l'en- 
tretien du  matériel  de  la  marine  et  delà  guerre  ; 
aux  fondations  pieuses  ,  à   la   vérification  des 
rôles  de  la  milice ,  enfin  à  la  confrontation  de 
la  recette  et  de  la  dépense,  établie  de  telle  sorte 
que  la  situation  de  caisse  ressorte  en  très-peu 
de  pages,  comparativement  à  la  complication 
et  à  l'abondance  des  matières.  Les  subdivisions 
achèvent  d'établir  dans  cette  administration  im- 
mense une  clarté  parfaite  sous  le  rapport  du  clas- 
sement et  de  la  distribution  des  fonctions,  de  ma- 
nière que  les  empiétemens   et  les  incertitudes 


(  *92  ) 
n'entraven^  jamais  la  marche  des  affaires.  D'un 
autre  côté  la  partie  des  écritures  ne  prend  pas  ces 
accroissemens  effrayans  qui  finissent  par  amener 
la  confusion;  et  si  le  principe  d'invariabilité  a  ses 
in  convenions  ,  du  moins  empêche-t-il  le  mi- 
nistère ottoman  de  s'égarer  dans  un  dédale. 

La  rédaction  se  fait  en  turc,  mais  avec  toutes 
les  richesses  d'emprunt  dont  celte  langue  est 
redevable  à  l'arabe  et  au  persan. 

Le  terzana-emini  a  l'intendance  de  la  ma- 
rine pour  la  partie  administrative.  Le  top-khané- 
nazyr  joue  le  même  rôle  dansl'arsenal  de  terre. 
Le  dgiumi-ddiané-emini  est  inspecteur  des  mi- 
nes. Le  muhaïdgi  fait  les  achats  de  grains  poul- 
ie compte  du  gouvernement.  Le  zarphazné- 
emini  exerce  son  inspection  sur  l'hôtel  des 
monnaies.  Les  douanes  constituent  les  attribu- 
tions dedgiuruk-emini.  Ces  difiérens  chefs  d'ad- 
ministrations particulières  ont  aussi  des  rap- 
ports directs  avec  le  defterdar,  qui  se  retrouve 
constamment  en  matières  de  comptabilité  , 
quels  que  soient  les  services.  De  cette  manière 
d'être  résulte  que  le  ministère  ottoman  est 
partagé  en  deux  grandes  divisions ,  dont  la  pre- 
mière embrasse  les  ordres,  les  mouvemens  et 
la  diplomatie  ,  dégagés  de  la  partie  financière  , 


(  np  ) 

tandis  que  l'autre  rassemble,  sans  partage,  tout 
ce  qui  a  rapport  à  l'administration. 

Après  les  ulémas  ,  quelquefois  même  avant 
eux  ,  c'est  parmi  les  effendis  et  les  kodgias  (gens 
de  plume)qu'on  trouve  le  plus  d'instruction.  Le 
deflerdar  et  les  reïs-effendi  sortent  presque  tou- 
jours de  cette  classe  rompue  aux  affaires;  elle  a 
donné  aussi  des  pachas  et  même  desgrands-vezirs. 
Les  officiers  militaires  qui  doivent  leur  élévation 
aux  emplois  ministériels  ou  qui  tirent  leur  origine 
de  l'intérieur  du  sérail,  se  distinguent  de  ceux 
qui  sortent  des  rangs  de  l'armée  ,  par  une  nr- 
banitéet  des  manières  sensiblement  plus  épurées, 
surtout  par  une  étendue  de  connaissances  que 
les  autres  n'ont  pas  ;  mais  ceux-ci ,  en  revan- 
che ,  familiarisés  avec  la  profession  des  armes  , 
sont  bien  plus  propres  à  diriger  les  opérations 
militaires.  Sous  ce  rapport  ils  ont  l'opinion  pour 
eux  ,  tandis  qu'elle  désigne  de  préférence  les 
premiers  pour  la  négociation  des  affaires  diplo- 
matiques, auxquelles  ils  mêlent  une  dextérité 
dont  on  croit  cependant  les  Osman  lis  entière- 
ment dépourvus.  La  conduite  que  tient  la  Porte 
dans  le  moment  présent  doit  suffire  pour  dé- 
truire un  préjugé  qui  pouvait,  il  est  vrai ,  passer 


(  '94  ) 
pour  une  opinion  fort  raisonnable,  dans  le  temps 
de  ses  démêlés  avec  l'impératrice  Catherine. 

Le  titre  de  beyler-bey ,  qui  signifie  prince 
des  princes  ,  aujourd'hui  est  conféré  seulement 
au  pacha  de  Roumélic  on  plutôt  de  Sophia  , 
et  à  celui  de  Natolie  ,  qui  fait  sa  résidence  à 
K.utaïe.  Autrefois  le  pacha  de  Damas  jouissait 
aussi  des  prérogatives  attachées  à  cette  dignité. 
Dans  le  principe,  elle  accordait  à  ceux  qui  en 
étaient  revêtus,  le  privilège  de  recevoir  de  la 
Porte  les  ordres  relatifs  aux  gouverneurs  de  leurs 
ressorts  respectifs  ,  et  les  investissait  du  droit  de 
surveillance  à  l'égard  de  ces  subordonnés.  Depuis 
que  les  pachas  sont  regardés  comme  fidèles  pour 
peu  qu'ils  veulentbien  paraître  soumis,  la  charge 
«le  beyler-bey  a  perdu  son  autorité,  et  n'en  con- 
serve plus  que  le  souvenir.  Le  gouvernement 
s'adresse  d'habitude  aux  premiers,  sans  employei 
l'intermédiaire  souvent  méconnu  des  autres. 

Dans  les  ordonnances  de  Suleïman,  tous  les 
pachas  indistinctement  sont  qualifiés  de  beyler- 
bey.  L'adulation  accorde  souvent  encore  ce 
litre  flatteur  au  pouvoir  ,  qui  de  son  coté  se 
prêle  à  cette  cajolerie  ,  d'autant  plus  facile- 
ment qu  il  esl  familiarisé  avec  la  langue  hyper- 
bolique, par  l<-  sult;u]  lin  même ^  qui  en  donn< 


(  19-5  ) 
l'exemple  dans    le  protocole  «le   ses   fèrmans. 

Les  gouverneurs  de  province  reçoivent,  avec 
la  pelisse  d'investiture ,  le  libre  exercice  de  la 
puissance  temporelle  attribuée  sans  aucune  res- 
triction au  grand-seigreur.  Mais,  pour  apposer 
sur  leurs  ordres  le  cachet  de  1  irrévocabilité ,  ils 
ont  de  plus  que  Sa  Hautesse,  à  leur  disposition , 
des  maisons  militaires  nombreuses  ,  composées 
en  grande  partie  d'Albanais  qui  leur  obéissent 
aveuglément.  Le  ourf ,  ou  le  droit  de  pronon- 
cer en  dernier  ressort  au  civil  et  au  criminel  ; 
la  perception  des  impôts  qu'ils  sont  chargés 
de  faciliter ,  et  qu'ils  prennent  souvent  à  leur 
compte  ;  le  privilège  qu'ils  s'arrogent  sous  dif- 
férons prétextes  ,  de  lever  des  contributions , 
sans  que  leur  conduite  son  soumise  à  examen, 
pourvu  qu'ils  conservent  les  dehors  delà  soumis- 
sion; cette  existence  précaire ,  qui  leur  rappelle 
à  tous  les  instans  que  leur  grandeur  est  la  plus 
fragile  des  grandeurs  humaines,  deviennent  au- 
tant de  considérations  puissantes  qui ,  se  liguant 
avec  tous  les  moyens  d'opprimer  dont  ils  sont  in- 
vestis, aiguisent  chez  eux  une  avidité  à  laquelle 
les  malheureux  rajas  servent  de  pâture  de  pré- 
férence aux  vrais  croyans. 

La  seule  entrave  mise  à  celle  faculté  îllinutér 


(  >g6) 

de  faire  à  volonté  le  bien  ou  le  mal ,  c'est  l'as- 
semblée des  notables  de  la  province  ,  qu'un  pa- 
clia  est  tenu  de  consulter  quand  il  s'agit  d'une 
taxe  extraordinaire  ou  de  déroger  à  la  marche 
accoutumée  des  choses.  Mais  on  conçoit  que 
cette  garantie  devient  nulle  avec  un  gouver- 
neur puissant;  d'ailleurs  elle  ne  s'étend  pas  aux 
intérêts  isolés.  En  résumé  celui  qui  commande 
dans  un  pachalik  cumule  les  pouvoirs  et  attri- 
butions des  lieulenans  généraux  délégués  dans 
nos  divisions  militaires,  des  intendans  chargés 
anciennement  de  l'administration  de  nos  pro- 
vinces ,  et  se  prévaut  encore  d'une  autorité  ju- 
diciaire affranchie  des  entraves  de  la  loi. 

Les  vaivodes  sont  les  gouverneurs  particu- 
liers des  villes  ou  des  pays  érigés  en  apanages 
et  abandonnés  aux  sullanes  mère  et  sœurs  du 
grand-seigneur  pour  leur  entretien,  ou  bien 
affectés  aux  principales  dignités  de  l'empire. 
L'Archipel  possède  plusieurs  apanages.  Les 
tributaires  qui  vivent  sous  ce  régime ,  surtout 
ceux  qui  relèvent  des  sultanes,  sont  à  une  con- 
dition incomparablement  plus  douce  que  les 
autres.  Ils  trouvent ,  dans  les  apanagistes,  des 
protecteurs  empressés  à  les  défendre  par  intérêt 


(  J97  ) 
personnel  et  par  affection   :   le   vaïvode   n'est 
qu'un  intendant. 

Les  pachas  du  premier  ordre  se  font  pré- 
céder de  trois  chevaux  de  main  dans  les  céré- 
monies, et  de  trois  lougues  en  guerre  :  de  là 
vient  le  litre  de  pacha  à  trois  queues.  Non-seu- 
lement ils  sont  appelés  au  gouvernement  des 
provinces  ,  mais  encore  au  commandement  en 
chef  des  armées  ,  auquel  cas  ils  prennent  la 
qualification  de  Sers- Asters. 

Les  pachas  h  deux  queues  reçoivent  des 
gouvernemens  de  second  ordre ,  qui  les  mettent 
en  relations  directes  avec  la  Porte.  D'autres 
jouent  le  rôle  de  maréchaux-de-camp  dans  les 
pachaliks  de  première  classe.  Ceux-ci ,  comme 
on  le  conçoit,  sont  bien  moins  avancés  que 
leurs  confrères  sur  la  route  de  la  fortune  et 
de  la  considération.  Enfin  dans  plusieurs  villes, 
telles  que  Philippopoli ,  la  Porte  envoie  des 
capidgy-bachi  la  représenter,  avec  le  titre  de 
mutezelim.  Ces  dignitaires  ,  classés  parmi  les 
principaux  officiers  du  sérail  ,  c'est-à-dire  qui 
sont  de  F  ultérieur  ?  pour  parler  la  langue  usuelle, 
lui  offrent  plus  de  garanties  que  les  chefs  mili- 
taires dont  l'avancement  est  dû  souvent  au  corps 
des  janissaires. 


(  <f)<s  ) 

Les  beys  sont  des  officiers  militaires,  nomméi 
par  le  grand  seigneur  au  commandement  des 
sandgiak  s  ou  arrondissemens,  sous  les  ordres  des 
pachas.  Autant  qu'il  est  en  leur  pouvoir  ,  ils 
marchent  sur  les  traces  de  leurs  chefs  ;  en  sorte 
que  ces  oiseaux  de  proie  s'engraissent  encore  aux 
dépens  des  contribuables.  Ils  se  reconnaissent  à 
la  tougue  et  au  cheval  de  main  qui  les  précè- 
dent. Lorsqu'ils  sont  convoqués  pour  la  défense 
de  l'Etat,  ils  rassemblent  sous  l'étendard  ou 
sandgiak  affecté  à  chaque  arrondissement ,  les 
feudatairesel  le  contingent  de  leurs  commande- 
mens  respectifs.  Dans  le  nombre  il  en  est  qui 
parviennent  à  réunir  des  armées  entières  autour 
de  cette  enseigne  modeste  :  Ismaïl-Bev  offrait 
naguère  encore  un  exemple  de  cette  puissance 
colossale  qui  est  toujours  en  Turquie,  l'ouvrage 
d'un  homme  ,  et  croule  avec  lui.  Sans  un  cor- 
rectif aussi  précieux  qu'on  ne  trouve  que  là, 
depuis  longtemps  l'empire  ottoman  n'existerait 
plus.  Avant  la  créai  ion  des  pachas  et  desbeyler- 
beys  on  donnait  aux  différens  gouvernemens 
la  qualification  de  sandgiak ,  et  les  membres 
de  la  famille  impériale,  qui  passent  aujourd'hui 
leurs  jours  dans  la  réclusion  ,  étoienl  appelés 
à   v  représenter  l<    sultan- 


(  *99  ) 

Dans  les  lieux  où  il  n'y  a  ni  bey  ni  ayam  , 
le  pacha  nomme  des  mutezelims,  et  pius  gêné- 
ralement  des  délégués  revêtus  du  litre  d'aga.  Ce 
terme  générique  répond  à  la  qualification  de 
commandant.  Voilà  la  part  du  pouvoir;  il  reste  à 
examiner  les  contre-poids  que  les  abus  toujours 
croissans  ont  fait  naître ,  et  que  la  résistance  à 
l'arbitraire  a  légitimés. 

Les  ayams,  dont  nous  allons  exposer  l'origine 
et  l'historique  ,  viennent  après  les  beys,  mais 
quelquefois  marchent  avant  les  pachas  ,  en 
mesurant^  leur  rang  sur  la  puissance  effective. 
Dans  plusieurs  villes  de  l'empire ,  et  surtout  en 
Roumélic,  les  corps  municipaux  se  sont  arroge 
le  privilège  de  choisir  un  de  leurs  concitoyens 
pour  prendre  en  main  les  intérêts  de  la  com- 
mune ,  et  veiller  à  ce  que  les  pachas  ne  leur  por- 
tent pas  atteinte.  Le  motif  a  voué  de  l'institution, 
se  renferme  dans  le  droit  pur  et  simple  de  repré- 
sentation à  l'égard  du  gouvernement,  en  cas  de 
lésion  de  la  part  de  ses  délégués  ;  dans  la  réparti- 
tion des  taxes  et  l'exercice  du  pouvoir  municipal. 
D'après  les  clauses  de  ce  contrat,  l'ayam  devrait 
se  borner  à  jouer  le  rôle  de  chef  communal  , 
et  d'intermédiaire  de  sa  ville  envers  l'autorité. 
Au  choix  de  ses  concitoyens,  c'est  toujours  un 


(  2oo  ; 

homme  capable  d'en  imposer  par  ce  crédit  que 
donne  la  fortune  ,  et  par  la  considération  que 
la  force  morale  imprime  partout ,  mais  prin- 
cipalement chez  les  Osmanlis  ,  quand  elle  peut 
encore  se  prévaloir  d'un  extérieur  imposant. 
On  va  voir  comment  cet  emploi  purement  civil 
a  pris  un  caractère  militaire  bien  prononcé. 

L'attitude  défensive  des  ayams ,  la  petite 
guerre  qui  s'est  élevée  naturellement  entre  eux 
et  les  gouverneurs,  d'abord  leur  a  mis  les  armes 
en  mains  ,  ensuite  les  a  conduits  à  oublier  le 
motif  de  leur  institution  ,  et  bientôt  ils  ont  été 
entraînés  dans  la  félonie  ,  sous  le  prétexte  de 
résister  à  l'oppression.  Avant  le  règne  régéné- 
rateur de  Sultan  Mahmoud,  plusieurs  ayams 
étaient  même  parvenus  à  rendre  leur  autorité 
héréditaire  ,  et  tous  tendaient  ,  avec  l'espoir  du 
succès  ,  vers  ce  but  ambitieux.  La  guerre  dé- 
sastreuse que  la  Porte  fut  dans  l'obligation  de 
déclarer  au  fameux  Passwan-Oglou ,  le  pre- 
mier des  ayams  de  la  Roumélie,  et  dans  laquelle 
la  sûreté  de  l'Etat  se  trouva  compromise,  prouve 
le  degré  de  puissance  que  ces  chefs  entreprenans 
avaient  acquis ,  et  qu'ils  atteindront  de  nouveau 
aussitôt  qu'un  prince  faible ,  tel  que  Sultan 
AJ)dul-ÏIamid,  montera  sur  le  trône. 


(    20i     ) 

11  faut  convenir  aussi  que  la  Porte  elle-même 
a    favorise'   par  calcul  l'essor  des  ayams.  Selon 
sa  politique  accoutumée,  elle  jeta  les  yeux  sur 
eux  pour  les  opposer  aux  pachas,  dont  la  puis- 
sance avait  grandi,  sous  le  règne  d'Abdul-Ha- 
mid  ,  de  manière  à  l'alarmer  sérieusement.  Les 
ayams,  autorisés  tacitement  par  le  gouverne- 
ment ,    prirent    à    leur    solde   une  multitude 
d'aventuriers  ,  habitués  à  chercher  fortune  sur 
les  grandes  roules.  Avec  ce  ramassis  de  bandits 
ils  déclarèrent  la  guerre    aux    pachas  ;   l'allu- 
mèrent dans  le  même  temps  en  Europe  et  dans 
l'Asie  ;    ne    tardèrent  pas   à   s'entre-déchirer 
eux-mêmes;  enfin  pendant  plusieurs  années  les 
plus  riches  provinces  de  l'empire  furent  la  proie 
de  leurs  brigandages.  Les  pachas  ,  à  leur  tour, 
appelés  au  secours  de  la  Porte  ,   changèrent  de 
rôle  avec  les  ayams;  mais  la  soumission  de  ces 
nombreux  ennemis  domestiques  ne  date  que  du 
règne  de  Mahmoud.   En  définitive  ,  les  villes 
en  Turquie  ,   comme  nos  communes  dans  les 
temps    de   la    féodalité  ,  cherchent  un   refuge 
contre  les  grands  vassaux  ,  et  les  hommes  puis- 
sans  se  règlent  aussi  sur  la  conduite  que  tenaient 
les  barons  à  ces  époques  d'anarchie.  Cependant, 
bien  moins  heureux,  depuis  des  siècles  ils  luttent 


(    'JO'2    ) 

en   vain    pour   ériger  des    fiefs    transmissiblef 

et  des  principautés  indépendantes  :  les  anna- 
les ottomanes  à  chaque  page  présentent  des 
exemples  de  fortunes  aussi  brillantes  et  de  fins 
aussi  tragiques  que  celle  du  vieux  pacha  de 
Janina. 

Sultan  Mahmoud  a  fait  la  guerre  au  pouvoir 
héréditaire  dans  toute  l'étendue  de  l'empire. 
Les  grands  feudataires  de  l'Asie  ,  recomman- 
dâmes par  leur  soumission  constante  ,  n'ont 
pas  même  été  exceptés  de  cette  loi  imprescrip- 
tible qu'il  s'étoit  imposée  en  montant  sur  le 
trône.  Ali  -  Pacha  ,  qui  rappelait  encore  les 
règnes  malheureux  de  ses  débiles  prédéces- 
seurs, vient  enfin  de  succomber  ;  et  Mahmoud, 
en  promenant  ses  regards  sur  les  nombreuses 
provinces  de  sa  domination  ,  peut  dire  avec 
un  orgueil  légitime  :  «  Mon  nom  est  par- 
»  tout  respecté  ;  nulle  part  ma  volonté  n'est 
»  méconnue.  »  Depuis  bien  des  années  les 
sultans  n'ont  osé  tenir  un  langage  aussi  lier. 

Tout  on   faisant  l'éloge  du  système  de  sou- 
mission ,  sans  lequel   d'ailleurs    il   n'existe   paâ 
de  gouvernement  .    on  es1    forcé  de  convenir 
[ii'avec  !<■  degré  d'irrégularité  où  l'administra- 
tion provinciale  est  arrivée,  les  pachas,  qui  ne 


(    203    ) 

ne  tendent  pas  à  s'affranchir  des  devoirs  <le  la 
subordination  ,  généralement  sont  plus  acca- 
blans  pour  les  contribuables  que  les  gouver- 
neurs indépendans.  Rien  de  plus  facile  à  expli- 
quer que  cette  prétendue  contradiction  :  non 
seulement  le  pacha  soumis  a  la  crainte  chaque 
année  au  baïram  ,  qui  est  l'époque  des  nomi- 
nations et  des  confirmations  ,  qu'un  nouvel  élu 
ne  vienne  les  déposséder  ;  mais  encore  il  est 
tenu  à  des  cadeaux  ,  à  des  sacrifices  d'argent 
envers  les  ministres  ,  envers  les  officiers  du 
sérail ,  s'il  veut  se  maintenir  en  fonctions.  Le 
pacha  indépendant  ,  ou  plutôt  celui  dont  la 
soumission  n'est  qu'apparente ,  n'a  d'inquiétude 
que  celle  d'être  exproprié  par  la  force  ;  or  , 
comme  la  félonie  tire  toujours  son  origine  de 
la  faiblesse  du  gouvernement ,  et  qu'eile  s'arme 
de  manière  à  pouvoir  lui  en  imposer  ,  les 
grands  coupables  n'ont  pas  de  peine  à  se  per- 
suader qu'ils  sont  indestructibles.  Le  sentiment 
de  la  permanence  engendre  en  eux  le  sentiment 
de  la  propriété  ,  qui  se  rattache  de  lui-même 
au  principe  de  la  conservation.  Cette  vérité  et 
ses  conséquences  sont  incontestables  :  les  épis 
,<Tts  que  le  soldat  moissonne  sans  égard  ,  !e 
cultivateur    attend    qu'ils    soient    parvenus    à 


(    20*    ) 

maturité  pour  les  couper  ,  et  clans  le  même 
temps  il  dépose  la  semence  qui  doit  parer 
son  champ  d'une  nouvelle  récolte  ;  l'autre  au 
contraire  cherche  ,  le  jour  suivant  ,  une  terre 
nouvelle  pour  la  dépouiller  aussi  impitoyable- 
ment. Cependant  Ali-Pacha  nous  fournit  la 
preuve  récente  que  cette  règle  générale  a  ses 
exceptions. 

Si  le  grand  seigneur  ,  à  l'exemple  de  ses 
aïeux  ,  avait  une  armée  permanente  ,  il  pour- 
rait confier  à  ses  pachas  le  gouvernement  des 
provinces  ,  en  se  rapprochant  davantage  du 
principe  de  stabilité.  Il  aurait  devers  lui  un 
motif  de  sécurité  qui  préviendrait  les  tentatives 
de  la  félonie.  Mais,  pour  le  bien  être  des  sujets, 
il  faudrait  qu'il  retirât  le  pouvoir  judiciaire  , 
qui  devient,  entre  les  mains  de  ses  délégués 
tout-puissans ,  l'arme  la  plus  redoutable.  Dans 
les  mêmes  vues  ,  et  dans  l'intérêt  du  miri  ,  il 
faudrait  aussi  qu'il  confiât  la  perception  des  im- 
pôts à  une  autorité  rivale  qu'il  placerait  en 
sentinelle  aux  côtés  de  l'autorité  militaire.  Enfin 
il  serait  indispensable,  pour  le  repos  de  ses 
peuples  et  la  sienne  ,  que  les  pachas  ne  pussent 
lever  des  deniers  sous  aucun  prétexte ,  par  con- 
séquent qu'ils  discontinuassent  de  se  rétribuer 


(    205    ) 

eux-mêmes,  et  qu'ils  fussent  réduits  à  n'user 
de  leurs  pouvoirs  que  pour  faire  respecter  la 
bourse  de  leurs  administrés  :  rien  de  plus  élé- 
mentaire que  la  solution  de  ce  problème.  Pour 
compléter  la  réforme  des  abus ,  il  ne  serait 
pas  moins  rigoureux  que  le  miri  se  chargeât  de 
solder  tous  les  emplois ,  et  les  salariât  de  ma- 
nière à  ce  qu'on  ne  vît  plus  les  agens  du  gou- 
vernement se  conduire  en  partisans  qui  vivent 
aux  dépens  de  l'ennemi  ;  à  plus  forte  raison  ils 
devraient  être  dispensés  d'acheter  leurs  offices  , 
comme  il  résulte  du  présent  d'usage  auquel  ils 
sont  tenus  à  l'égard  de  Sa  Hautesse.  Le  principe 
de  fiscalité  qu'on  suit  à  leur  égard  est  aussi 
déshonorant  que  faux  ;  c'est  lui  seul  que  les 
contribuables  doivent  accuser  du  système  d'ex- 
ploitation dont  ils  sont  les  victimes.  Les  charges 
légales  présentent  un  aperçu  tellement  modéré, 
que  même  en  triplant  le  fardeau,  dans  l'inten- 
tion de  faire  cesser  les  extorsions,  on  soulagerait 
les  peuples,  de  manière  à  s'attirer  leur  recon- 
naissance, et  Ton  mettrait  le  miri  dans  une  si- 
tuation des  plus  florissantes. 

Les  bourgs  et  les  simples  communes  ont  aussi 
leurs  chefs  municipaux.  Partout  où  il  y  a  des 
musulmans  ce  sont  eux  qui  commandent;  dans 

La  Bosme.  1  5 


(    206    ) 

les  villages  composés  uniquement  de  rayas  ,  le 
primat  est  pris  parmi  eux  ,  et  c'est  avec  ce 
chef  que  l'autorité  correspond,  de  manière  que 
la  responsabilité  porte  en  entier  sur  lui.  Pour  les 
affaires  qui  concernent  les  nations  tributaires  , 
prises  en  masse ,  la  Porte  traite  directement  avec 
leurs  chefs  ecclésiastiques  ,  qui,  par  cette  rai- 
son, résident  constamment  dans  la  capitale.  Les 
gouvernemens  absolus  ,  de  même  que  le  gou- 
vernement militaire  ,  tendent  de  tout  leur 
pouvoir  à  la  simplification  ,  et  toujours  consi- 
dèrent les  têtes  les  plus  élevées  comme  les 
seules  responsables.  Ce  système  donne  lieu 
nécessairement  aux  abus  d'autorité ,  mais  1  exé- 
cution est  rapide. 

Chaque  ville  a  son  corps  municipal  composé 
des  notables  du  lieu  :  c'est  encore  la  fortune 
qui  obtient  ce  titre.  À  l'exception  de  celte  iné- 
galité sociale,  qui  même  ne  se  fait  sentir  que 
médiocrement  en  Turquie  ,  tous  les  individus 
de  la  classe  privée  marchent  de  pair  ,  et  les 
dignitaires  déchus  vont  se  perdre  dans  l'obscu- 
rité d'où  ils  sont  sortis.  Il  n'y  a  guère  d'aristo- 
cratie que  celle  du  pouvoir,  et  l'on  a  vu  que  le 
pouvoir,  presque  toujours  privé  d'antécérlens, 
généralement  est  très-passager.   Il  est  vrai  que 


(  2o7  ) 
î  uléma  jouit  d'une  haute  considération  ;  niais 
elle  est  gratuite  ,  protectrice  ,  et  ne  déroge 
point  au  principe  d'égalité  que  la  religion 
prêche,  que  le  gouvernement,  par  sa  nature, 
tend  à  maintenir.  Ce  corps  est  le  seul  où  l'héré- 
dité soit  parvenue  à  prendre  racine,  de  manière 
à  offrir  une  filiation  suivie  dans  certaines  fa- 
milles. Les  kiuperli  ont  fait  aussi ,  pendant  plu-, 
sieurs  générations ,  exception  à  la  règle  adoptée 
à  l'égard  des  grands  officiers. 

Cependant  on  trouve  en  Turquie  une  insti- 
tution vraiment  de  l'essence  monarchique  :  ce 
sont  les  corporations  de  métiers.  Tous  les  mem- 
bres de  la  même  profession  se  considèrent 
comme  solidaires  l'un  à  l'égard  de  l'autre, 
sous  le  rapport  de  la  moralité.  Chacune  d'elles 
a  son  chef,  qui  exerce  une  sorte  de  juridiction 
sur  ses  confrères  ,  devient  l'interprète  de  tous, 
leur  répondant  près  de  l'autorité  ,  et  qui  prend 
rang  parmi  les  membres  du  corps  municipal. 
Ces  chefs  ,  en  même  temps  qu'ils  veillent  au 
maintien  de  l'ordre  ,  chacun  parmi  les  siens , 
sont  aussi  leurs  protecteurs  nés. 

On  doit  voir  de  plus  en  plus  que  ce  gou- 
vernement vicieux  n'est  pas  sans  correctifs  : 
d'un  côté,  s'il  s'annonce  avec  les  signes  apparens 


(    208    ) 

du  despotisme  dans  la  transmission  du  pouvoir, 
de  l'autre  il  laisse  percer  les  remords ,  à  en 
juger  par  ses  défiances  à  l'égard  des  dépositaires 
de  ce  même  pouvoir  ,  et  son  attention  à  nommer 
d'office  un  défenseur  au  faible;  mais  il  faut  con- 
venir aussi  qu'en  cela  il  a  pensé,  avant  tout,  à 
sa  sûreté  propre.  En  définitive  l'intention  pri- 
mitive n'avait  nullement  en  vue  un  gouverne- 
ment arbitraire  ;  et  même  l'équité  a  dû  poser 
la  première  pierre  de  l'édifiée  ,  par  la  raison 
spécieuse  que  l'esprit  de  la  législation  musul- 
mane ,  qui  découle  du  régime  patriarcal  , 
consacre  le  principe  de  l'égalité  parfaite  des 
droits  politiques.  Le  sabre  ,  en  s'inlroduisant 
dans  les  affaires  juridiques  et  administratives  , 
ne  pouvait  manquer  d'apporter  des  change- 
mens  notoires  ;  cependant  les  maximes  fonda- 
mentales, consacrées  parla  religion,  surnagent 
encore  ;  d'un  autre  côté  les  privilèges  accordés 
aux  sujets  ont  grandi  par  empiétement,  mais 
de  l'aveu  du  pouvoir  légitime  alarmé  ,  qui  s'est 
ligué  avec  eux  pour  lutter  contre  ses  délégués 
devenus  trop  puissans.  Les  mêmes  causes  ont 
amené  des  effets  semblables  dans  notre  ancienne 
monarebie,  avec  cette  différence  que  l'auto- 


(  ^<>9  ) 
rite  légale  est  rentrée  aussi  dans  ses  attribu  - 
tioiis  ,   et  que  l'arbitraire  a  disparu. 

Tous  les  régîemens  dont  on  vient  d'offrir  la 
substance  sont  encore  l'ouvrage  de  Suleïman 
le  Canuniste.  Ce  prince  législateur  a  commis  , 
il  est  vrai  ,  une  erreur  ,  en  condamnant  les 
membres  de  la  famille  impériale  à  la  réclusion , 
puisque  ce  système  devait  engendrer  la  nullité 
et  favoriser  les  empiélemens  ;  mais  ses  ordon- 
nances sur  l'administration  qu'il  a  traitée  dans 
les  moindres  détails  ;  ses  lois  somptuaires  qu'il 
a  étendues  à  tous  les  ordres  ,  à  toutes  les 
classes  ;  ses  constitutions  militaires  ,  où  la  reli- 
gion et  l'honneur  s'étaient  réciproquement  , 
sont  le  fruit  de  la  méditation  ,  et  s'encadrent  à 
merveille  dans  le  plan  vaste  que  Mahomet  s'est 
contenté  d'ébaucher. 

Les  beys  et  les  agas  montrent  d'autant  moins 
de  soumission  à  l'égard  du  pacha  ,  que  son  au- 
torité est  moins  solidement  établie;  c'est-à-dire 
qu'elle  se  règle  sur  les  moyens  qu'il  a  devers 
lui  pour  la  fonder.  Or  ,  ces  moyens  ne  con- 
sistent point  en  Turquie  dans  le  nom  ,  dans 
le  génie  administratif,  dans  l'homme  moral 
enfin  ;  ils  résident  en  entier  dans  les  baïonnettes 
dont  le  pouvoir  s'entoure  ou  qu'il  peut  appelé* 


(    210    ) 

à  son  aide.  Cette  manière  d'être  est  l'état  habi- 
tuel de  l'empire  ottoman  ,   dès  l'instant   où  la 
félonie   a   acquis    la   certitude   de    l'impunité. 
Alors  les  pachas  entrent  en  rébellion  ouverte  à 
l'égard  de  la  Porte;  les  beys,   les  ayams,  les 
agas  déclarent  la   guerre  aux   pachas ,   ou  se 
mettent   en    défense    pour    peu    qu'ils    soient 
menacés.  Sous  un  prince  qui  gouverne  ,   cette 
anarchie    n'est   plus  que   locale.    Pendant  les 
règnes  d'Abdul-Hamid  ,  de  Selim  et  de  Mus- 
tapha, elle  avait  atteint  son  apogée  :  l'histoire 
de  l'empire  ottoman  n'offre  nulle  part  des  pages 
plus  désastreuses  ;  et  l'on  était   autorisé   alors 
a  conjecturer  que  le  moment  de  sa  dissolution 
approchait.    Aujourd'hui  le   génie  destructeur 
est   comprimé;    toutes    les    plaies    qu  il  avait 
ouvertes  au  cœur  même  de  l'Etat  sont  cica- 
trisées ;  les  seuls  janissaires  restent   encore  à 
soumettre  ou  plutôt  à   extirper  :   celte  tâche 
n'est  pas  la  moins  épineuse  de  toutes  celles  que 
Sultan   Mahmoud  s'est  imposées.  Une  guerre 
sérieuse  peut  singulièrement  seconder  ses  des- 
seins, et  plus  d'une  fois  ses  aïeux  nul  eurecours 
à  ce  remède  énergKji if  pour  atténuer  les  effets 
du  mal.  11  sera  bien  plus  grand  qu'eux  s'il  réussi! 
a  en  détruire'  le  principe. 


(Ml  ) 

Le  pachalik  de  Bosnie  est  un  des  gouverne- 
niens  les  plus  importans  de  l'empire  ,  à  raison 
de  son  étendue.  Il  est  encore  un  de  ceux  qui 
fixent  davantage  l'œil  de  la  surveillance,  par 
suite  de  sa  contiguïté  avec  les  états  chrétiens  et 
de  son  éloignement  de  la  capitale.  Ce  sont  tou- 
jours des  hommes  d'une  fidélité  éprouvée  aux- 
quels on  le  confie  ;  et  même  ils  ne  le  conservent 
guère  au-delà  de  trois  années.  Cependant  le 
caractère  d'indépendance  des  habilans,  surtout 
l'esprit  insurrectionnel  des  agas  ,  jusqu'à  un 
certain  point  peuvent  rassurer  la  Porte  à  l'égard 
des  empiétemens  des  pachas  sur  sa  propre  souve- 
raineté. Dans  aucune  province  de  l'empire  l'au- 
torité du  gouverneur  ne  rencontre  une  opposi- 
tion plus  fréquente  et  plus  soutenue.  Sérajo, 
en  sa  qualité  de  capitale  devrait  être  le  siège, 
du  pouvoir.  On  y  voit  encore  le  palais  qu'il 
occupait  autrefois  ;  mais  il  s'y  trouvait  dans  une 
situation  critique  assez  semblable  à  celle  du 
pacha  d'Egypte  ,  lorsque  les  beys  le  tenaient 
prisonnier  dans  la  citadelle  du  Caire.  Effrayé 
par  les  nombreux  janissaires  qui  composent  la 
population  de  celte  cité  7  et  qui  dirigent  l'opi- 
nion de  la  province  entière  ,  le  pacha  de  Bosnie 
s'est  vu  forcé  de  l'abandonner  pour  aller   fixer 


(    212    ) 

sa  résidence  à  Traunik.  11  a  sous  ses  ordres 
deux  pachas  à  deux  queues ,  qui  commandent  à 
Novi-Bazar  et  à  Scopia  ;  des  beys  ou  des  agas 
dans  les  arrondissemens  secondaires  ,  et  un 
simple  inulézélim  à  Sérajo.  Celte  ville ,  du 
reste  ,  forme  une  véritable  république.  Toutes 
celles  où  les  ayams  s'impatronisent  ,  avant 
d'arriver  à  reconnaître  l'autorité  d'un  seul, 
commencent  par  l'oligarchie,  de  même  que 
Sérajo  :  on  doit  donc  mettre  aussi  ce  mode 
administratif  particulier  au  nombre  des  variétés 
en  ce  genre  qu'offre  la  Turquie. 

La  plupart  des  chefs  militaires  bosniaques, 
favorisés  par  l'éloignement,  jouissent  encore  du 
droit  d'hérédité.  Cependant  ils  ne  s'en  larguent 
point,  se  soumettent  à  la  formalité  du  renouvel- 
lement de  diplôme  chaque  fois  que  la  province 
change  de  gouverneur;  d'ailleurs  ils  ont  donné 
constamment  des  preuves  d'exactitude  à  exécu- 
ter les  ordres  de  la  Porte,  même  dans  les  temps 
dont  nous  avons  tracé  l'ébauche.  Quant  à  une 
soumission  aveugle  à  l'égard  du  pacha,  il  n'est 
pas  dans  l'intérêt  et  dans  la  politique  du  gou- 
vernemenl  de  fexiger. 

Le  nombre  des  arrondissemens  de  la  Bosrii< 
s'élève  a  quarante-huil .  l'Erzégovine  comprise 


(  2i3  ) 
Chacun  d^eux  a  son  chef-lieu  où  réside  l'autorité 
militaire ,  et  le  cady  ou  le  naïb ,  c'est-à-dire 
l'autorité  judiciaire.  Ce  chef-lieu  s'annonce  tou- 
jours par  un  château,  ordinairement  de  forme 
quadrangulaire,  (lanqué  de  quatre  tours,  et 
garni  de  quelques  pièces  d'artillerie  ,  montées 
sur  des  affûts  aussi  caducs  que  les  murailles 
qu'ils  doivent  protéger.  Cependant  ces  mêmes 
défenses,  où  l'on  remarque  de  larges  brèches 
masquées  avec  des  bois  fichés  en  terre,  feraient 
entre  les  mains  des  Turcs  une  résistance  des 
plus  opiniâtres,  et  coûteraient  bien  du  sang  aux 
assiégeans.  D'ailleurs,  pour  s'en  rendre  maître,  il 
faudrait  indispensablement  de  l'artillerie,  ce 
qui  obligerait  avant  tout  à  ouvrir  le  passage  à 
cette  arme  dans  un  pays  où  les  communica- 
tions ne  sont  praticables  que  pour  les  bêles  de 
somme. 

L'effectif  de  la  maison  militaire  du  pacha 
varie  entre  trois  et  quatre  mille  hommes.  Cet 
entourage  n'est  guère  que  d'apparat  en  Bosnie  : 
il  serait  loin  eu  effet  de  pouvoir  eu  imposer  au 
grand  nombre  de  janissaires,  de  limariotes  et 
de  zaïmes  que  la  province  compte  parmi  ses  ha- 
bilans,  liés  d'ailleurs  entre  eux  par  un  pacte 
fédératif  à  l'égard  du  pacha,  mais  sans  préjudice 


(.14) 

pour  le  gouvernement  légitime,  dont  ils  sont 
au  contraire  les  zélés  protecteurs.  Ils  l'ont 
prouvé  pendant  l'insurrection  de  la  Servie.  A 
cette  époque ,  qui  était  une  épreuve  pour  la  fi- 
délité, ils  s'offrirent  à  se  lever  en  masse,  et  sans 
attendre  que  leur  dévoûment  fût  agréé  par  la 
Porte,  ils  marchèrent  contre  les  rebelles,  traî- 
nant le  pacha  à  leur  suite.  Cetie  opération  n'at- 
teignit pas  le  but,  parce  qu'elle  fut  mal  conduite; 
et  dès  ce  moment  le  gouverneur  tourna  en 
disgrâce  dans  l'opinion  de  ses  administrés.  La 
Porte  aurait  dû  aussi  appuyer  l'attaque  par  une 
diversion  du  côté  de  la  Roumélie.  Malheureu- 
sement on  la  trouvera  toujours  en  défaut  lors- 
qu'il s'agira  de  mettre  de  l'ensemble  dans  une 
opération.  Aujourd'hui  elle  ne  s'entend  guère 
à  tourner  la  difficulté  qu'en  politique;  un  plan 
de  campagne  tracé  sur  une  base  large  semble 
au-dessus  de  ses  moyens  intellectuels:  il  est  vrai 
aussi  que  1  intérêt  particulier  vient  presque  tou- 
jours croiser  ses  entreprises.  Une  guerre  natio- 
nale ferait  disparaître  celte  inégalité  tranchante, 
<-n  étouffant  une  partie  des  causes  qui  amènent 
les  défaites  dans  les  armées  ottomanes.  Elles 
ne  résisteraient  pas  mieux  en  ligne  que  dans  les 
dernières  lui  les  qu'elles    ont  eues  à  soutenir. 


(    215    ) 

Leur  dislocation  s'opérerait,  encore  après  une 
suite  de  chocs  malheureux;  mais  ilen  résulterait 
naturellement  une  guerre  de  partisans ,  c'est-à- 
dire  le  système  de  défense  qui  s'accommode 
le  mieux  avec  le  pays,  et  précisément  celui  qu'il 
faudrait  engager  les  habilans  d'adopter  par  cal- 
cul* en  supposant  que  l'instinct  ne  les  y  portai 
pas. 

En  Bosnie,  comme  dans  toute  l'étendue  de 
l'empire,  les  causes,  tant  au  civil  qu'au  crimi- 
nel, sont  portées  devant  le  cadyou  le  naïb.  Les 
évêques  jouissent  du  même  privilège  au  civil  à 
l'égard  des  membres  de  leur  communion  ;  mais 
les  condamnés  conservent  le  droit  d'en  appeler 
à  la  révision  des  tribunaux  turcs ,  et  d'y  recou- 
rir en  premier  ressort.  11  arrive  souvent  encore 
aux  autorités  militaires  de  s'ériger  en  juges  et 
de  prononcer,  surtout  en  matière  de  police  cor- 
rectionnelle ,  des  sentences  qui  ne  sont  pas  tou- 
jours marquées  au  coin  de  l'équilé.  Enfin  les 
sujets,  et  principalement  les  sujets  tributaires, 
ont  aussi  à  redouter  ce  glaive  menaçant  dont  le 
grand-seigneur  arme  ses  délégués,  avant  de  les 
envoyer  le  représenter  dans  les  provinces. 

Les  deux   cadvs-asker,    l'istambol-cadyssi, 


(  al6) 
lesmollas,  les  cadys  et  les  naïbs,  tous  pris  dans 
les  mudéris,  autrement  les  gradués  en  droit,  ap- 
partiennent comme  juges  à  l'Uléma  dont  ils  par- 
courent les  grades  successifs,  selon  leur  degré 
d'instruction.  Les  muphtys  de  la  province  comp- 
tent aussi  dans  ce  corps,  mais  seulement  en  qualité 
de  jurisconsultes,  et  sans  pouvoir  sortir  de  la  car- 
rière bornée  où  ils  se  sont  circonscrits.  Les  par- 
ties s'adressent  à  eux!  pour  obtenir  des  fetwas, 
c  est-à-dire  l'opinion  de  la  loi  relativement  à  la 
question  en  litige.  Comme  le  demandeur  et  l<; 
défendeur  la  présentent  chacun  à  sa  manière,  il 
doit  en  résulter  des  avis  contradictoires  ;  aussi 
le  juge  n'est  pas  obligé  de  les  prendre  rigoureu- 
sement en  considération,  et  dans  son  prononcé 
il  s'affranchit  souvent  d'une  autorité  qui  est 
nulle  par  le  fait.  Les  parties  plaident  elles- 
mêmes.  Celle  que  la  condamnation  menace, 
jouit  du  droit  de  recourir  à  un  tribunal  supé- 
rieur; mais  il  faut  que  la  sentence  n'ait  pas  été 
rendue.  Du  naïb  on  transporte  la  cause  devant 
le  cady;  du  cady  devant  le  molla;  et  l'on  peut, 
en  suivant  celle  filière  ,  la  faire  évoquer  par  le 
pacha,  qui  joue  dans  ce  cas  le  même  rôle  que  le 
grand-vezir  lorsqu'il  lient  divan.  Le  souverain 
arrive  en  dernier  ressort.  La  formalité  à  remplit 


(  217  ) 
pour  lui  faire  savoir  qu'on  invoqueson  infaillibi- 
lité, consiste  à  se  présenter  sur  son  passage, 
une  natte  allumée  sur  la  tête,  et  la  supplique  à 
la  main.  Un  des  officiers  de  l'escorte  s'avance 
aussitôt  pour  la  recevoir;  le  sultan,  rentré  au 
sérail ,  l'examine,  et  prononce  ,  après  avoir  fait 
prendre  les  renseignemens  qu'il  juge  convena- 
bles. Les  exemples  d'un  recours  aussi  élevé 
sont  rares,  mais  le  droit  n'en  existe  pas  moins. 

Les  procédures  sont  affranchies  de  ces  len- 
teurs que  la  justice  afïecte  ailleurs;  et  si  les  juges, 
contre  le  vœu  formel  de  la  loi,  rançonnent  la 
partie  qui  obtient  gain  de  cause ,  en  lui  faisant 
acheter  la  copie  de  la  sentence,  du  moins  les 
plaideurs  n'ont  aucuns  comptes  à  régler  avec 
les  procureurs  et  les  avocats;  aucun  de  ces  frais 
onéreux  qui  chez  nous  rendent  craintif  le  de- 
mandeur le  mieux  fondé  en  droit. 

En  Bosnie  le  pacha  centralise  l'administration 
selon  la  coutume  adoptée  pour  toutes  les  pro- 
vinces de  l'empire.  A  l'exemple  du  grand-vezir, 
il  a  son  secrétaire  des  commandemens  qui  tient 
sa  correspondance  avec  la  Porte,  et  transmet 
ses  ordres  aux  différentes  autorités  locales:  son 
trésorier  (hasnadar)  ou  plutôt  son  ministre  des 


(    218    ) 

finances;  qui  poursuit  la  rentrée  de  ses  deniers 
particuliers,  et  des   impôts  lorsqu'il   les  a  pris 
à  son  compte;  qui  pourvoit  aux  dépenses  de  sa 
maison ,  acquitte  le  tribut  annuel  auquel  il  est 
tenu  envers  le  gouvernement,   et  les  sommes 
éventuelles  que  ce  dernier  lui  demande   dans 
les  momens  d'urgence.  Le  pacha  a  près  du  mi- 
nistère un  fondé  de  pouvoirs  (keaïaj  qui  parle, 
répond  en  son  nom,  et  à  l'époque  du  bayram, 
qui  reçoit  ponr  lui  la  pelisse  de  confirmation. 
Ce    correspondant   est ,    à   proprement    dire , 
un  agent  diplomatique  ,  un  véritable  résident , 
qui  épie  tout  ce  qui  peut  intéresser  celui  qu'il 
représente;  cherche  à  surprendre  la  pensée  du 
gouvernement   dans    routes  les    circonstances 
difficiles,   et  ne  laisse  rien  ignorer  à  son  com- 
mettant de  ce  qui  se  l'ait,   de  ce  qu'on  dit,  de 
ce  qui  se  prépare,  tant  au  sérail  qu'à  la  Porte. 
La  maison  du  pacha  est  aussi  une  répétition 
«le  celle  du  grand-vezir.  A  l'instar  du  premier 
ministre,  il  a  un  seliclar  (porte-sabre)  qui  le  pré- 
cède dans  les  cérémonies;  des  tehiaouchs  pour 
imprimer  la  crainte  au  moindre  signe  desa  vo- 
lonté;   un  grand   nombre  d'officiers,   chargés 
de  son  service  particulier;  enfin  tout  cet  appa- 
reil  de   grandeur  est   encore  rehaussé  par  une 


(  2I9  ) 
musique  militaire  qui  varie,  pour   le  nombre 
des  instrumens,  ri 'après  le  rang  du  pacha. 

Les  dépêches  de  la  Porte  et  des  pachas  sont 
confiées  à  des  courriers,  connus  sous  le  nom  de 
Tartares,  et  dont  la  fidélité  est  éprouvée,  quoi- 
qu'ils soient  choisis  dans  le  corps  des  janissaires. 
Ils  voyagent,  quand  les  circonstances  le  pres- 
crivent, avec  la  rapidité  de  l'éclair.  On  cite 
plusieurs  de  leurs  prouesses  auxquelles  on 
aurait  peine  à  ajouter  foi,  si  toutes  les  asser- 
tions ne  se  réunissaient  pas  en  leur  faveur. 
11  faut  dire  aussi  que  les  maisons  de  poste  en 
Turquie  sont  bien  montées,  et  que  chaque  Tar- 
tare  traîne  à  sa  suite  un  second  cheval ,  sur  le- 
quel il  saute  s'il  arrive  à  sa  monture  de  se 
ralentir.  Après  avoir  relayé,  il  fait  le  premier 
quart  d'heure  au  pas  relevé;  il  prend  ensuite  le 
trot  qu'il  pousse  en  allongeant  toujours,  jus- 
qu'au galop,  et  ne  quitte  plus  celte  dernière 
allure,  excepté  dans  les  montées  rapides. 

L'entretien  des  postes  est  à  la  charge  des  pro- 
vinces. Le  simple  vovageur  acquitte  un  droit 
assez  élevé;  mais  le  nombre  des  payans  est  bien 
moins  considérable  que  celui  des  individus  af- 
franchis de  la  rétribution ,  puisque  suftit,  pour 
jouir  de  ce  privilège,  d'être  considéré  comme 


(    220    ) 

autorite,  ou  de  voyager  sous  le  nom  du  pacha  ou 
bien  avec  une  autorisation  de  la  Porte.  L'admi- 
nistration des  posles,  ainsi  réglée,  rappelle,  mot 
à  mot,  celle  que  l'empereur  Constantin  insti- 
tua; il  est  même  à  croire  qu'elle  subsistait  encore 
lorsque  les  Ottomans  s'établirent  en  Europe. 

Les  pachas,  comme  inspecteurs  des  routes, 
sont  chargés  de  leur  entretien  ;  quant  aux  frais, 
c'est  aux  provinces  à  y  pourvoir.  Cet  impôt 
se  trouve  allégé  par  les  legs  pieux,  constitués 
dans  cette  intention. 

Le  corps  des  Kouroudgi,  créé  pour  veiller  à 
la  conservation  des  forêts,  subsiste  toujours," 
mais  aujourd'hui  c'est  une  charge  de  plus  pour 
le  trésor  sans  qu'il  en  résulte  le  bien  que  l'Etat 
serait  en  droit  d'attendre  de  l'institution.  Elle 
n'a  véritablement  d'effet  que  sur  le  territoire  de 
Constantinople ,  où  les  forêts  sont  consacrées, 
par  nécessité  absolue,  à  entretenir  les  réservoirs 
qui  fournissent  aux  canaux  de  conduite  de  la 
capitale.  D'après  les  canuns  les  emplois  de  kou- 
roudgi appartiennent  aux  vétérans  (oturak  du 
corps  des  janissaires. 

S'agit  il  d'une  construction  nouvelle,  le  grand- 
seigneur  nomme  d*office  un  intendant ,  à  charge 
par  ce  dernier  <1<-  se  conformer  au  plan  arrête, 


(    321    ) 

et  de  faire  toutes  les  mises  de  fonds ,  au  risque 
d'en  être  pour  ses  déboursés.  Ordinairement  Sa 
Hautesse  donne  la  préférence  à  un  moderne  enri- 
richi  :  cette  manière  plus  honnête  que  la  confisca- 
tion, de  faire  rendre  gorge  à  une  sangsue,  n'a  rien 
de  choqua  nt,  et  même  annonce  des  procédés  aux- 
quels ne  peut  manquer  de  paraître  sensible  celui 
qui  en  est  l'objet.  Les  mosquées  ont  leurs  nazirs 
et  leurs  moutevellys.  Les  premiers  sont  les  in- 
specteurs ;  aux  autres  appartient  la  gestion.  Les 
corps  militaires  permanens  s'administrent  eux- 
mêmes,  sans  être  astreints  à  cette  reddition  de 
comptes  ,  minutieuse ,  mais  nécessaire  ,  qui 
tend  à  prévenir  les  désordres  ;  aussi  les  exactions 
n'ont  plus  de  bornes  dans  le  corps  des  janis- 
saires, qui  jouit  sous  ce  rapport  d'une  lati- 
tude démesurée.  Telle  est  la  marche  que  suit 
l'administration  dans  l'empire  ottoman. 

On  a  pu  se  convaincre  qu'elle  vise  en  effet  de 
tous  ses  moyens  à  la  simplification ,  mais  que  ce 
principe  ,  fort  bon  en  lui-même,  rencontre  des 
inconvéniens  très-graves  lorsqu'il  est  poussé  trop 
loin;  d'ailleurs  ils  sont  infailliblement  plus  multi- 
pliés dans  un  gouvernement  familiarisé  avec  l'ar- 
bitraire, et  qui  donne  les  plus  pernicieux  exem- 
ples à  ses  agens.  Le  monopole  des  grains  est  la 
La  Bos*  ie.  j  /f. 


(    222    ) 

preuve  de  cette  redoutable  influence.  Les  pré- 
poses, à  leur  tour,  opèrent  des  mélanges,  altè- 
rent les  mesures,  de  l'aveu  même  des  gouver- 
nails, et  ne  regardent  point  aux  moyens 
pourvu  qu'ils  arrivent  au  résultat  qu'ils  se  pro- 
posent avant  tout.  Les  boulangers  profitent, 
pour  leur  propre  compte,  de  cette  leçon  scan- 
daleuse, d'autant  plus  qu'ils  sont  en  droit  de  s'in- 
demniser des  fraudes  de  tous  les  genres,  qu'ils 
endurent  sans  oser  murmurer.  La  fabrication 
des  monnaies  se  présente  aussi  en  première  ligne 
dans  la  série  incalculable  des  abus.  En  acbelant 
des  sujets  tributaires,  par  voie  de  contrainte,  les 
espèces  étrangères,  d'après  un  tarif  au-dessous 
du  cours,  pour  les  refondre,  leur  donner  un 
titre  altéré  ,  et  les  rendre  défigurées  à  la  cir- 
culation, le  gouvernement  fournit  un  texte  iné- 
puisable aux  vexations.  Le  banquier ,  le  cban- 
geur,le  courtier,  sont  réduits  à  faire  leur  négoce 
sous  lemanteau,  et  à  soustraire  au  grand  jour  les 
monnaies  d'or  qui  se  trouvent  entre  leurs  mains. 
Mais  ils  se  dédommagent  des  avanies  qu'ils  es- 
suient de  temps  à  autre,  par  des  spéculations 
qui  dérivent  du  système  même:  ils  accaparent 
les  sequins,  les  dueats  ,  les  pièces  <!»•  i<>  francs  , 
pour  les  reverser  dans  la  circulation,  quand  la 


(    225    ) 

pénurie  leur  a  fait  acquérir  un  surcroît  de  va- 
leur, qu'ils  fixent  eux-mêmes. 

Je  terminerai  ce  chapitre  par  une  remar- 
que :  l'altération  des  monnaies,  système  dans 
lequel  persiste  le  gouvernement  ottoman  de- 
puis si  long-temps,  fournit  la  preuve  incon- 
testable que  ses  relations  avec  le  dehors  ten- 
dent invariablement  à  accroître  la  masse  de  ses 
métaux ,  puisque  tous  ceux  qui  passent  par  ses 
mains,  c'est-à-dire  qu'il  marque  à  son  coin,  ne 
peuvent  plus  avoir  cours  que  dans  le  pays,  et 
que  l'importation  procure  sans  relâche  des  ma- 
tières premières  à  son  industrie  financière, 


(    ^24    ) 

vi  VV\\V\\'V\'\'VVV*\\VVV»*\V\^l\\VV'VVVVVVVVVV\\'VWVWVVWWVWVV\^\\VVV  v»vwvw 

CHAPITRE  VI, 

Des  finances  et  des  impôts. 

"olr  exposer  le  système  financier  avec  quel- 
que clarté ,  il  est  indispensable  de  remonter  à 
l'origine  de  la  propriété ,  et  d'analyser  la  mar- 
che que  la  conquête  a  suivie  à  son  égard.  Cet 
antécédent  donnera  l'explication  des  droits 
dont  le  fisc  se  prévaut  relativement  à  l'impôt 
foncier. 

Depuis  l'époque  où  les  Ottomans  ont  fondé 
leur  puissance  et  aussi  long-temps  qu'elle  a  pris 
des  itccroissemens  ,  chaque  nouvelle  conquête 
a  été  soumise  à  des  droits  féodaux  ,  qui ,  réunis 
aux  immeubles  dont  elle  s'est  emparée  par  ex- 
propriation ou  par  déshérence  ,  ont  été  divisés 
en  trois  portions.  Les  mosquées  sont  entrées 
en  possession  de  la  première  ;  la  seconde  a. 
formé  la  part  delà  couronne  ;  quant  à  la  troi- 
sième ,    réservée  pour  l'armée,  elle  a  constitué 


(    2  25    ) 

un  Tonds  qui  appartient  toujours  aux  départe- 
ments delà  guerre  et  de  la  marine  ,  mais  qui  est 
livré  à  la  déprédation,  de  même  que  le  domaine 
de  la  couronne. 

De  ces  trois  grandes  divisions  ,  l'Etal  n'a 
conservé  la  gestion  que  de  la  seconde  ;  à  l'égard 
de  la  dernière  ,  il  s'est  réservé  seulement  des 
redevances  et  le  droit  de  disposer  selon  le  bon 
plaisir  du  souverain  ,  des  fiefs  qui  la  consti- 
tuent. La  première  ,  soumise  à  une  administra- 
lion  particulière ,  n'a  avec  la  defterdarerie  que 
des  rapports  imparfaits. 

Le  domaine  se  subdivise  en  parlies  élémen- 
taires ,  désignées  sous  les  dénominations  de 
moukata  et  de  haz.  Les  unes  et  les  autres  consti 
tuent  des  fiefs  plus  ou  moins  considérables  , 
dont  le  fonds  a  été  laissé  aux  propriétaires  avec 
(acuité  d'en  disposer  comme  bon  leur  semble  , 
à  charge  par  eux  de  payer  la  dîme  de  la  recolle 
de  quelque  nature  qu'elle  soit. 

Ces  fiefs  domaniaux  sont  donnés  à  bail  pour  la 
vie  durant  ;  mais  la  qualité  de  musulman  est  in- 
dispensable pour  être  admis  aux  enchères.  Ceux 
qui  afferment  représentent  le  seigneur  titulaire } 
et,  comme  subrogés  ,  perçoivent  la  dîme  ,  jouis- 
sant en  outre  de  tous  les  droits         r  es,  tels  que 


(    226    ) 

péages,  amendes,  pêcheries,    etc.  Souvent  le 
fermier  n'est  qu'un  prête-nom  :  derrière  lui  se 
lient  un  bailleur  de  fonds ,   de   la  classe  des 
rayas.  Avant  d'entrer  en  jouissance,  l'adjudi- 
cataire verse  la  somme  stipulée  aux  enchères  , 
et  s'engage  de  plus  à  payer  chaque  année  le 
dix  pour  cent  de  cette  même  somme.  En  cas 
de  décès  le  contrat  se  trouve  annulé  ,   et  l'on 
procède  à  de  nouvelles  enchères.  Cette  clause 
nécessairement  est  d'un  grand  rapport  pour  le 
miri ,  le  premier  paiement  ,   qui  accompagne 
toujours  la  signature,  lui  restant  intégralement. 
Le  seul  égard  dont  il   use  en  cette  considéra- 
tion ,    plus   par   procédé   cependant  que  par 
obligation  ,   consiste   à    donner  la   préférence 
aux  enfuis  du  défunt.  Ce  sont  les  juges  civils 
qui  dressent  les  actes  d'adjudication  ,  mais  sous 
l'influence  de  la  deflerdarerie. 

Les  Uaz  ne  diffèrent  des  moukatas  que  par  la 
destination.  Ce  son!  des  réserves  prises  sur  ledo- 
maine  ,  et  dontles  unes  constituent  des  apanages 
affectés  aux  sultanes,  tandis  que  les  autres  re- 
lèvent des  grandes  charges  de  I  empire  ou  des 
principaux  emplois  du  sérail.  La  faveur  a  trouvé 
moyen  «le  distraire  sous  cette  dénomination, 


(     227    ) 

une  masse  considérable  de  biens  domaniaux,  qui 
sont  perdus  pour  le  miri. 

La  couronne  s'est  encore  réservé,  pour  la 
consommation  du  sérail ,  un  approvisionnement 
de  ce  que  chaque  province  produit  de  plus 
estimé.  Ainsi  l'Egypte  hù  donne  du  riz  ,  des 
dattes  ,  du  blé  et  du  lin  ;  l'Altique  lui  envoie 
du  miel  ;  Candie  ,  de  l'huile  ;  Chio  ,  cette 
pâte  connue  des  Orientaux  sous  le  nom  de 
mastic,  et  qui  fait  leurs  délices.  Les  possesseurs 
de  haz  jouissent  aussi  du  thaïm  ,  c'est-à-dire  , 
qu'ils  tirent  de  leurs  fiefs  tout  ce  qui  est  néces- 
saire à  l'entretien  de  leurs  maisons  ,  ou  bien 
l'équivalant  en  espèces  sonnantes  ,  comme  cela 
se  pratique  souvent  aussi  pour  le  sérail. 

Autrefois  les  moukatas  ne  pouvaient  être 
adjugés  qu'aux  spahis  ,  privilège  qui  fournis- 
sait à  cette  milice  les  moyens  de  se  maintenir 
sur  un  pied  respectable.  Depuis  qu'elle  l'a  perdii 
on  a  remarqué  que  l'intrigue  et  l'esprit  de 
rapine  se  sont  emparés  plus  que  jamais  du 
domaine  ,  par  une  suite  naturelle  des  facilités 
dont  jouit  la  defterdarerie  ,  de  frustrer  le 
miri  dans  le  trafic  qu'elle  fait  des  adjudi- 
cations. 

Les  fiefs  militaires  et  ceux  qui  appartiennent 


(    228    ) 

aux  mosquées  sont  constitués  d'après  le  même 
principe  que  les  fiefs  impériaux  ,  sauf  les  modi- 
fications relatives  à  certains  droits  qui  relèvent 
plus  particulièrement  de  la  couronne. 

Les  impôts  présentent  la  même  série  dans 
toutes  les  provinces  de  l'empire  ;  le  mode  de 
perception  est  le  même  aussi  :  il  ne  restera 
donc  au  lecteur  que  le  soin  d'appliquer  à  la 
Bosnie,  les  données  déduites  de  la  question 
traitée  dune  manière  générale. 

En  Turquie  le  mode  de  régie  est  à  peu  près 
inconnu  ,  ou  du  moins  l'administration  le 
repousse  opiniâtrement.  Selim (dernier  dunom) 
voulait  la  mettre  sur  la  voie  du  perfectionne- 
ment, et ,  dans  celle  intention  ,  il  avait  adopté 
pour  la  caisse  du  nizamé-dgédid  ,  cette  mé- 
ihode  ,  incomparablement  préférable  à  l'aifer- 
mage.  11  a  échoué  dans  sa  louable  entre- 
prise :  on  continue  à  donner  à  bail  les  re- 
venus de  l'Etat  ,  partagés  à  cet  effet  en  diffé- 
rons lots  compris  sous  le  nom  générique  de 
malikiané ,  et  qui  sont  mis  aux  enchères  aussi 
souvent  qu'ils  viennent  à  vaquer.  Les  douanes, 
les  droits  sur  les  tabacs,  sur  les  sels,  sur  le 
bétail ,  tous  les  impôts  enfin,  constituent  autanl 
de  fermes  séparées  ,  exploitées  par  destraitans. 


(  ^29  ) 

Ce  procédé  simplifie  beaucoup  la  beso- 
gne ,  mais  le  trésor  paie  bien  cher  un  si 
mince  avantage  ,  qui  ne  peut  paraître  tel  qu'aux 
yeux  du  despotisme  indolent.  Le  gouverne- 
ment se  prive  aussi  par  là  d'une  nombreuse 
clientelle  ,  qui  lierait  son  existence  à  la  sienne , 
et  qu'il  a  plus  qu'aucun  autre  les  moyens  de 
grossir.  D'ailleurs  combien  de  désordres  un 
mode  aussi  désastreux  ne  doit-il  pas  traîner 
à  sa  suite  ,  dans  une  contrée  où  l'arbitraire 
trouve  à  acheter  l'impunité  près  du  pouvoir.  La 
remarque  qu'on  a  lue  à  l'article  des  douanes,  se 
reproduit  ici  :  le  droit  d'exploitation  revient 
toujours  fort  cher  ,  à  raison  des  cadeaux  ;  et 
le  premier  soin  du  fermier  consiste  à  rentrer 
dans  ses  faux  frais,  par  des  surcharges  qui  tom- 
bent encore  de  préférence ,  sur  la  classe  des 
sujets  tributaires. 

Ces  fardeaux  sont  en  opposition  manifeste 
avec  l'esprit  de  la  loi,  et  même  des  canuns  ou 
ordonnances  royales.  Les  anciennes  constitu- 
tions de  l'empiré  autorisent  l'impôt  seulement 
sous  les  quatre  dénominations  suivantes  :  Le 
moukala  et  l'avaritz,  qui  constituent  la  contri- 
bution foncière,  le  karatch  ou  capitation,  et  le 
gélel-késan  ou  redevance  en  nature,   instituée 


(  25o  ) 
pour  fournir  à  Ja  consommation  du  sérail.  C'est 
après  Suleïman  le  Grand ,  et  surtout  sous  les 
règnes  d'Oihnian  II,  d'Ibrahim  -9  de  Maho- 
met IV  et  d'Achmet  III,  que  les  dépenses  Colles 
du  prince  ,  jointes  à  toutes  les  infortunes  delà 
guerre,  en  jetant  le  désordre  dans  les  finances, 
conduisirent  à  créer  de  nouvelles  charges 
sous  des  noms  inconnus  jusque  là.  Selim  III,  a. 
travers  plusieurs  dispositions  suggérées  par  l'en- 
vie de  reformer  les  déprédations,  a  introduit 
aussi  d'autres  impôts,  qui  lui  ont  survécu,  et 
restent  seuls  aujourd'hui  d'un  si  grand  nombre 
d  institutions  qui  pouvaient  justifier  son  plan 
financier.  Sous  ce  rapport  l'empire  ottoman  a 
plus  à  faire  que  dans  les  autres  branches  du 
gouvernement  ,  pour  arriver  à  la  hauteur  du 
siècle.  Les  fiefs  militaires  et  le  domaine  de  la 
couronne  sent  pour  lui  un  fonds  mort  en  quel- 
que sorte,  mais  qui  le  mettra  dans  l'opulence 
aussitôt  qu'il  se  déterminera  à  le  faire  valoir. 
Comment  ne  recourt-il  pas  à  cette  voie  légi- 
time, au  lieu  d'altérer  ses  monnaieseï  d  accabler 
les  contribuables?  quand  donc  enfin  se  sentira- 
t-il  assez  fort  pour  imposer  silence  à  quelques 
intérêts  particuliers  et  à  ce  génie  malfaisant  qui 
vit  de  concussions? 


( 231  ) 

Les  revenus  du  miri,  comparés  à  l'étendue 
de  ses  ressources,  paraîtront  Lien  bornés  quand 
on  saura,  qu'aujourd'hui  ils  s'élèvent  avec  peine 
à  quatre-vingts  millions  de  notre  monnaie. 
Mais  son  mode  administratif  et  financier ,  qui 
1  exempte  des  frais  de  perception ,  de  gestion  et 
de  rétribution  pour  le  plus  grand  nombre  des 
emplois  ;  qui  le  dispense  de  fournir  à  une  par- 
tie considérable  des  frais  d'entretien  de  l'armée 
et  des  dépenses  de  la  marine ,  dotées  l'une  et 
1  autre  en  fiefs,  restreint  ses  charges  dans  la 
même  proportion  ;  en  sorte  qu'il  est  en  situa- 
tion de  faire  face,  dans  les  temps  ordinaires., 
au  pelit  nombre  de  celles  qui  restent  à  son 
compte.  11  y  a  cent  trente  ans  que  sa  recette 
ne  montait  qu'à  trente-six  millions.  Elle  a  dû  se 
régler  sur  l'altération  des  monnaies  et  la  mar- 
che du  temps,  dans  les  accroissemens successifs 
qu'elle  a  pris. 

Le  sultan  a  son  hazné-ou  son  trésor  particu- 
lier dans  lequel  s'engouffrent  :  les  sommes  an- 
nuelles payées  par  l'Egypte  et  par  les  deux 
provinces  tributaires,  en  outre  du  tribut  en 
nature  que  le  pacha  du  Caire  fait  passer  ;  la 
vente  des  biens  de  ceux  qui  meurent  sans  hé- 
ritiers ;    le    produit  des  mines,   l'impôt  sur  les 


(   2$:>.   ) 

salines,  les  confiscations,  les  présens  et  toutes 
ces  redevances  féodalesque  les  grands  acquit  lent, 
mais  auxquels  la  nation  fournil  ,  et  qui  consti- 
tuent les  droits  régaliens  dans  l'empire  ottoman. 

Ce  trésor  attire  à  lui  des  sommes  qui  s'élè- 
vent bien  au  -  delà  des  revenus  du  miri , 
qu'on  doit  au  reste  considérer  comme  une  dé- 
pendance de  l'autre ,  eu  égard  aux  droits  du 
souverain  sur  tout  ce  qui  porte  le  nom  d'impôt, 
et  aux  relations  qui  existent  entre  les  deux 
caisses.  C'est  en  vertu  de  cette  intimité  que  le 
defterdar  règle  plusieurs  articles  de  dépenses 
du  sérail  ,  et  afferme  les  différentes  branches  de 
ses  revenus  fixes. 

Lorsque  le  prince  est  économe,  une  faible 
partie  de  sa  recette  particulière  suffit  au\  be- 
soins de  sa  maison ,  d'autant  plus  que  ses  offi- 
ciers et  employés  aujourd'hui  sont  à  la  charge 
de  l'Etat,  par  suite  des  envahissemens  de  la  dé- 
prédation qui  s'est  emparée  des  fiefs,  et  même 
qui  s'est  glissée  jusque  sur  les  rôles  de  la  mi- 
lice. L'autre  part,  mise  en  réserve,  forme  un 
l'omis  mort,  il  est  vrai,  mais  précieux  dans  les 
momens  de  détresse.  Au  contraire  le  prince 
est-il  prodigue,  tel  étail  Mahomet  IA  ,  <jue  la 
passion  de  la  chasse  dominait .  au  poirii  d  épuî- 


(  253  ) 
sci  (ouïes  les  ressources  pour  la  satisfaire  ;  ou 
bien  Aibdul-Hamid,  qui  sacrifiait  les  besoins 
les  plus  pressans  de  l'Etat  aux  caprices  et  au 
luxe  du  harem,  alors  les  économies  de  plusieurs 
règnes  disparaissent ,  et  c'est  aux  malheureux 
sujets  à  couvrir  le  déficit. 

Comme  le  mot  emprunt  est  inconnu  à  ce  gou- 
vernement, il  n'existe  point  chez  lui  de  dette  pu- 
blique; d'un  autre  côté  ses  finances  ne  sont  jamais 
obérées,  avec  la  facilité  dont  il  jouit  de  recou- 
rir à  l'impôt  quand  ses  coffres  se  trouvent  vides. 
Un  pareil  système,  qui  serait  ruineux  partout 
ailleurs ,  et  ne  réussirait  à  se  soutenir  qu'un  cer- 
tain temps ,  depuis  un  siècle  et  demi  se  main- 
tient avec  une  persévérance  qui  prouve  que  le 
sol  est  inépuisable.  Tous  les  rapports  diploma- 
tiques que  fournit  cette  période  ,  s'accordent  à 
dépeindre  le  miri  comme  réduit  aux  expédiens, 
et  l'Etat  en  danger.  Mais  on  doit  conclure  de 
ces  craintes  mêmes,  qu'elles  étaient  sans  fonde- 
ment, puisque  les  finances  sont  aujourd'hui  en 
bonne  situation;  qu'elles  ont  pu  s'améliorer  sans 
recourir  aux  moyens  ingénieux  qui  font  l'élude 
approfondie  des  têtes  les  plus  fortement  orga- 
nisées de  l'Europe ,  et  que  le  navire  tient  tou- 
jours la  mer  comme  par  le  passé,   malgré  les 


(  2.34  ) 
écucils  qu'il  a  rencontrés  pendant  une  suite  de 
règnes  malheureux.  Si  l'on  rattache  ces  ré- 
flexions sur  l'abondance  des  ressources  natu- 
relles de  l'empire  ottoman,  à  toutes  celles  qu'a 
dû  provoquer  le  manque  absolu  de  ces  res- 
sources artificielles,  qui  dérivent  de  l'industrie 
et  des  traités  de  commerce,  on  se  convaincra 
de  plus  en  plus ,  qu'il  n'est  pas  d'état  qui  puisse 
lui  être  comparé,  sous  le  rapport  des  moyens 
d'existence.  Ils  deviendraient  incalculables  s'il 
provoquait  la  confiance  au  lieu  de  la  bannir, 
comme  il  le  fait  tous  les  jours ,  à  tous  les  in- 
stans. 

Enfin  les  mosquées  retirent  des  wacoufs  un 
revenu  plus  considérable  encore  que  ceux  du 
hazné  et  du  miri,  par  la  raison  qu'il  est  beau- 
coup mieux  administré;  que  la  dilapidation  y 
fait  des  brèches  moins  visibles  ,  et  que  la  piété  . 
la  crainte  de  la  spoliation  réunies  au  principe 
d'économie,  lui  (ont  prendre  chaque  jour  des 
accroissemens  progressifs  bien  marqués.  Cette 
institution  réparatrice  préserve  de  la  confiscation 
les  fortunes  particulières,  i  n  leur  ouvrant  un 
refuge  que  le  sultan  se  n  «  >n  forcé  de  respecter; 
ou  bien  en  venant  au  secours  du  propriétaire 
nécessiteux,  par  des  emprunts  à  un  taux  mo- 


(  235  ) 

déré,  qui  prennent  hypothèque  sur  le  fonds.  Elle 
procure  aussi  à  l'Etal  un  allégement  énorme, 
puisqu'elle  soutient ,  sans  exception ,  tous  les 
établissemens  publics;  qu'elle  pourvoit  à  toutes 
les  dépenses  du  culte,  et  prend  à  son  compte  la 
partie  fixe  des  traitemens  de  l'uléma.  On  peut 
dire  encore  qu'elle  atténue  les  désordres  de  la 
fortune  publique  ;  en  effet  les  sommes  considé- 
rables qu'elle  a  toujours  en  réserve  sont  pour 
le  gouvernement  une  ressource  bien  précieuse, 
par  la  faculté  dont  il  jouit  ,  d'y  puiser  à  titre 
d'emprunt  ,  dans  les  cas  d'urgence  ,  mais 
sans  intérêts  exigibles.  Dans  l'empire  ottoman 
les  institutions  premières  s'accordent  pour  la 
conservation ,  et  fournissent  aujourd'hui  encore 
tous  les  matériaux  que  pourrait  désirer  le  plan 
financier  tracé  sur  la  base  la  plus  large. 

Pour  mettre  en  œuvre  ces  matériaux  il  suffi- 
rait de  réhabiliter  intégralement  la  couronne  et 
le  département  de  la  guerre,  dans  leurs  immenses 
possessions.  A  la  vérité,  on  ne  pourrait  arriver  à 
ce  résultat  sans  froisser  un  grand  nombre  d'inté- 
rêts privés.  Cependant  si  le  prince  régénérateur 
qui  tenterait  cette  grande  entreprise,  faisait  dans 
le  même  temps  cesser  les  exactions  elles  impôts 
illégaux  ,  en  se  départissant  tout  le  premier  du 


(  256  ) 

système  de  fiscalité ,  adopté  par  les  successeui 
de  Suleïman ,  il  est  à  croire  que  le  mécontente- 
ment particulier  serait  forcé  de  garder  le  silence 
devant  le  bien-être  général.  Sultan  Selim  n'a  pas 
suivi,  à  beaucoup  près,  cette  marche  politique. 
Ses  vues  réparatrices  ne  pouvaient  manquer 
d'être  combattues  dans  leurs  effets  et  jusque 
dans  l'intention ,  par  ce  même  intérêt  privé , 
auquel  il  fournissait  maladroitement  des  armes 
en  créant  plusieurs  charges  accablantes  ,  à  une 
époque  de  découragement,  et  des  institutions 
qui  devaient  accroître  beaucoup  le  nombre  des 
mécontens.  Chez  les  Ottomans  il  est  plus  dange- 
reux d'improviser  que  dans  aucun  autre  pays  : 
avec  eux  ,  pour  avancer ,  il  faut  indispensable- 
ment  marcher  à  pas  de  tortue,  mais  aussi  on 
peut  espérer  d'atteindre  le  but. 

L'uléma  offrira  au  prince  un  puissant  appui 
s'il  témoigne  l'intention  sincère  de  réformer  les 
abus.  Pour  en  donner  la  preuve  à  la  nation  en- 
tière, il  faudrait  avant  tout ,  qu'il  extirpât  sans 
pitié  ceux  qui  se  perpétuent  dans  le  sérail ,  dans 
le  ministère  et  qui  réagissent  sur  les  provinces. 
Comme  il  n'y  a  que  des  individus  isolés  dans  ce 
gouvernement,  si  Ton  excepte  les  janissaires, 
qui  forment  un  corps  embarrassant ,  mais  au- 


(  &l  ) 
quel  il  est  possible  d'opposer  l'uléma,  l'esprit  de 
réforme  tirerait  encore  des  facilités  de  cet  état 
précaire,  qui  tend  à  isoler  les  intérêts  particu- 
liers. 

Les  impôts  présentent  la  série  suivante  : 

IMPOTS  DIRECTS. 

1°.  Contribution  foncière.  Elle  s'acquitte  en 
nature ,  et ,  d'après  la  loi ,  elle  ne  peut  pas  dé- 
passer le  dixième  du  produit  ;  mais  il  y  a  encore 
infraction  sur  ce  point. 

Les  adjudicataires  qui  représentent  le  do- 
maine dans  les  fiefs  de  son  ressort,  perçoivent 
en  son  nom ,  moyennant  les  redevances  aux- 
quelles ils  se  sont  engagés;  les  mosquées  et  les 
tenanciers  de  fiefs  militaires  en  usent  de  même 
sur  leurs  terres  respectives;  enfin  les  possesseurs 
de  haz  se  prévalent  des  mêmes  droits  pour  leur 
compte  particulier.  Ces  nombreuses  exceptions 
apportent  nécessairement  une  réduction  sen- 
sible dans  le  produit  de  l'impôt  foncier. 

Cette  brêcbe  est  un  peu  réparée  par  la  taxe 
désignée  sous  le  nom  à!av aritz,  et  qui  porte  sur 
tous  les  propriétaires  sans  distinction.  Elle  les 
divise  en   lots ,  composés  ebacun  de  trois  mai- 

L.V    iluKME.  1  5 


(  258  ) 

sons,  et  qui  soin  imposés  à  raison  de  dix  piastres. 
On  est  forcé  de  renouveler  de  temps  en  temps 
les  rôles,  par  suite  des  mutations  et  des  extinc- 
tions; mais,  comme  la  solidarité  convertit  aux 
veux  du  fisc  les  trois  têtes  du  même  lot  en  une 
seule ,  il  ne  se  décide  à  cette  mesure  d'équité 
que  lorsque  les  plaintes  des  contribuables  for- 
ment un  cri  général. 

2°  Le  karatch,  autrement  la  capitalion.  Elle 
pèse  sur  tous  les  rayas  ,  ou  tributaires,  depuis 
l'âge  de  seize  ans  ;  les  femmes  exceptées  ainsi 
que  les  indigens.  Elle  n'est  pas  accablante  ;  son 
taux  le  plus  élevé  est  de  i5  piastres,  c'est-à- 
dire,  12  francs  aujourd'hui,  et  la  classe  la 
moins  aisée  paie  seulement  5  piastres.  Mais  la 
répartition  des  contribuables  dans  les  différentes 
catégories,  selon  les  facultés,  devient  entre  les 
mains  des  traitansune  source  de  vexations.  Les 
préposés  des  fermiers  sont  en  droit  d'arrêter  le 
raya  pour  lui  faire  exhiber  sa  carte  d'acquit,  et 
de  le  mettre  à  l'amende  s'il  se  trouve  en  défaut. 

3".  Le  rezm-zêgryë,  c'est-à-dire,  les  droits 
coërcitifs  établis  sur  les  boissons  fermentées,  en 
vertu  du  nizamé-dgédid.  Ils  s'élèvent  à  deux 
paras  par  ocque  pour  les  vins,  au  double  pour 
les   eaux  de-vie,   et    tombent    en   entier   à    la 


(  25î)  ) 

charge  des  chrétiens,  puisque  les  musulmans  ne 
cultivent  la  vigne  qu'avec  l'intention  de  manger 
le  fruit  ou  de  le  vendre. 

4°.  La  taxe  individuelle  au  profit  des  pachas. 
Elle  porte  sur  tous  les  administrés,  sans  dis- 
tinction de  croyance,  et  s'acquitte,  partie  en 
deniers,  partie  en  nature.  On  pressent  cepen- 
dant que  la  répartition  n'est  pas  en  faveur  des 
rayas. 

5°.  Les  centimes  additionnels,  qui  se  lèvent 
dans  chaque  arrondissement  pour  subvenir  aux 
dépenses  locales,  dans  lesquelles  on  doit  com- 
prendre l'entretien  des  postes  et  le  passage  des 
gens  de  guerre.  Ce  sont  les  juges  civils  et  les 
chefs  municipaux  qui  dressent  les  rôles  et  fixent 
la  quotité  pour  chacun  des  contribuables,  opé- 
ration où  l'arbitraire  préside  habituellement. 

6°-  Le  gêlab-kêsan  ou  le  droit  établi  pour 
l'approvisionnement  en  viande  du  sérail.  Au- 
trefois les  imposés  étaient  astreints  à  conduire 
en  nature  leur  tribut  à  Constaniinople  ;  aujour- 
ils  l'acquittent  en  argent. 

y0-  Le  calémiè.  Il  ne  regarde  que  ceux  qui 
sont  commissionnés  par  le  gouvernement ,  mais 
il  s'étend  à  lous  les  officiers  civils  et  militaires, 
ainsi  qu'à  lous  les  possesseurs  de  fiefs.  C  est  en 


(    2/,0    ) 

quelque  sorte  un  droit  de  sceau,  qui  prend  en 
Turquie  la  dénomination  de  droit  de  plume. 
La  defterdarerie  a  un  bureau  particulier  chargé 
de  le  poursuivre,  il  ne  dispense  pas  de  la  finance 
fondée  illicitement  au  profit  du  hazné.  Cette 
autre  contribution  pourrait  être  classée,  aussi 
l>i.u  que  le  calémié,  parmi  les  impôts  indirects, 
puisque  l'un  et  l'autre  par  le  fait  retombent  à 
la  charge  de  la  masse  des  contribuables. 

8°.  Le  nozoul.  Ce  droit  lire  son  origine  de 
l'état  de  guerre.  Dans  le  principe  il  cessait  avec 
lui  ,  et  consistait  alors  en  fournitures  de  \  ivres, 
auxquelles  les  pays  voisins  des  opérations  étaient 
tenus,  moyennant  paiement,  de  manière  à  ce 
qu'il  ne  restai  que  le  transport  à  leur  compte. 
Par  la  suite,  sous  Je  prétexte  d'égaliser  le  far- 
deau, on  l<-  convertit  en  une  somme  répartie 
entre  toutes  les  provinces.  Cet  acheminement  a 
conduii  presque  aussitôt  à  le  transformer  en 
impôt  fixe,  il  en  esl  résulté  une  charge  de  plus 
pour  les  contribuables ,  puisque  nous  retrouve- 
rons plus  bas  la  taxe  de  guerre,  et  que  les  pays 
situé>  dans  l'arrondissemeni  des  armées  souflreni 
beaucoup  des  fournitures  de  vivres,  dont  ils  ne 
sou!  pas  toujours  payés  exactement.  Mais  sous 
Mahomet   IV   les  désordres  étaient  plus  grands 


(    2-fl     ) 

encore  :  le  même  impôt  se  reproduisait  alors 
sous  trois  noms  distincts  qui  conduisaient  au 
même  résultat  ;  c'est-à-dire  qu'au  lieu  d'un 
simple  transport  de  vivres,  les  contribuables  se 
libéraient  en  comptant  des  espèces  à  trois  re- 
prises différentes,  toujours  pour  le  même  motif. 

IMPOTS  INDIRECTS. 

i°-  Les  droits  prélevés  par  les  douanes.  On  a 
vu  quils  sont  énormes  pour  les  sujets  compara- 
tivement à  ceux  que  les  étrangers  acquittent. 
Mais  la  fraude  n'entraîne  pas  la  confiscation  ; 
le  délinquant  n'est  tenu  qu'à  payer  le  double  de 
la  taxe  :  les  mesures  de  rigueur  ne  concernent 
que  les  articles  dont  l'exportation  est  interdite. 

Les  produits  de  1  industrie  et  les  matières 
premières  ont  leurs  bureaux  particuliers  ;  les 
tabacs  et  le  sel  ont  aussi  les  leurs.  A  Con- 
stantinople  le  poisson  et  les  bois  de  toute 
espèce  acquittent  des  droits  d'octroi  au  profit 
du  boslandgi-bacbi  et  de  la  mosquée  Achmet: 
voilà  un  double  exemple  de  ces  dotations  dont 
nous  avons  exposé  le  principe. 

Les  grands  bureaux  des  douanes  sont  établis  à 
Constantinople ,  à  Smyrne,  Alexandrie,  Salo- 


(  ^  ) 

nique,  à  l'Echelle  d'Alep,  à  Trébizonte,  Scala 
Nova,  Bagdad,  le  Caire  et  Erzérum.  L'empire 
ottoruan  n'est  pas  enveloppé ,  comme  certains 
Etats  chrétiens  ,  d'une  triple  ,  dune  quadruple 
ligne  de  douanes;  mais  les  chefs  militaires  rem- 
placent les  bureaux  dans  les  lieux  où  il  n'y  en 
a  pas,  et  pour  leur  compte  propre  font  la  guerre 
aux  contrebandiers. 

2°.  Le  bédeal  ou  nouvel  impôt,  créé  par  le 
nizamé-dgédid,  et  qui  s'étend  aux  soies,  aux 
colons,  aux  bêles  à  laine  et  aux  chèvres.  Il  est 
fixé  à  un  para  par  ocque  pour  les  cotons ,  à 
deux  piastres  quinze  paras  par  telle  de  soie , 
à  un  para  par  léte  d'animal.  Cet  impôt  tourne 
en  partie  à  la  charge  des  négocians  étrangers, 
vu  la  grande  quantité  de  matières  premières  de 
ces  catégories,  qui  passent  dans  le  commerce 
d'exportation.  C'esi  le  seul  article  <>n  l'on  re- 
marque des  vues  d'économies  politiques. 

IMPOTS  EXTRAORDINAIRES. 

i°-  Le  saliané  ou  taxe  de  guerre.  Le  gouver- 
nement le  fixe  pour  chaque  province;  le  pacha 
lait  la  répartition  de  sa  portion  entre  les  diffé- 
rens  arrondissemens  <lc  sa  juridiction  ,  de  con- 


(  a«) 

cert  avec  le  eonseil  des  notables  et  ies  juges 
civils;  les  chefs  municipaux  fixent  ensuite  la 
quotité  de  chacun  des  contribuables.  Cet  im- 
pôt favorise  plus  qu'aucun  autre  la  rapacité. 

2°-  Les  frais  de  voyage  des  pachas.  Cette  taxe 
accablante  se  répétait  fréquemment  avant  le  rè- 
gne de  Sultan  Mahmoud,  c'est-à-dire  dans  ces 
temps  malheureux  où  la  Porte,  constamment  en 
guerre  avec  ses  délégués,  avait  imaginé,  faute 
de  pouvoir  les  contenir,  de  les  transférer  d'un 
gouvernement  dans  un  autre,  de  manière  à  ne 
pas  leur  laisser  le  temps  d'acquérir  nulle  part 
une  ombre  d'autorité.  Le  pacha  qui  se  rend 
dans  sa  province  traîne  à  sa  suite  une  petite 
armée ,  et  vit  à  discrétion  aux  dépens  des  pays 
qu'il  traverse.  Ici  commencent  les  impôts  arbi- 
traires :  pour  donner  une  idée  des  conceptions 
variées  en  ce  genre  auxquelles  le  pouvoir  se 
livre*  en  Turquie  ,  il  suffira  de  citer  le  dizarlché- 
chi,  c'est-à-dire  le  droit  des  bottes,  qui  dans 
les  temps  d'anarchie  des  règnes  précédens,  ve- 
nait accroître  encore  les  misères  du  peuple. 
Enfin  le  privilège  d'infliger  des  amendes  eh 
matières  de  police  correctionnelle,  et  même  au 
criminel ,  ouvre  aux  délégués  du  pouvoir  exé- 
cutif et  aux  juges  civils,  cette  mine  inépuisable, 


(  244  ; 

désignée  sous  le  nom  d'avanies  ei  <m  ils  ne  s'en- 
tendent que  trop  bien  à  exploiter. 

Le  principe  de  ces  exactions  dérive:  de  la  par- 
cimonie avec  laquelle  le  gouvernement  traite 
ses  emplo>  es ,  parcimonie  qui  croît  avec  le  pou- 
voir dont  ils  sont  investis  ;  de  l'appareil  de 
puissance  dont  s'entourent  les  officiers  mili- 
taires; des  dépenses  énormes  où  le  souverain 
lui-même  les  entraîne  aux  époques  répé- 
tées du  bayram,  des  couches  de  ses  femmes, 
du  mariage  de  ses  soeurs,  de  ses  filles  et  de 
la  circoncision  de  chacun  de  ses  enfans  mâles. 
Les  ministres  qui  les  premiers  sont  condamnés 
à  vivre  de  contributions,  les  officiers  du  sérail 
pour  qui  les  cadeaux  constituent  aussi  la  part 
la  plus  précieuse  de  leurs  émolumens,  achè- 
vent de  convertir  en  oiseaux  de  proie  les  gou- 
verneurs des  provinces,  et  de  les  autoriser  en 
quelque  sorte  à  organiser  le  pillage  dans  tous 
les  lieux  où  ils  se  montrent.  Telles  sonl  les 
causes  de  l'énorme  disproportion  entre  Ja  re- 
cette des  coffres  de  l'Etal ,  et  le  produit  réel  de 
l'impôt  prélevé  sur  un  aussi  grande  masse  de 
contribuables. 

Il  resterait  actuellement  à  présenter  le  montant 
approximatif  des  contributions  en  Bosnie  ;  mais 


(  245  ) 

la  solution  de  ce  problème  est  à  peu  près  im- 
possible. Je  me  suis  hasardé  d'offrir  un  aperçu 
des  recettes  du  miri,  par  la  raison  quon  a  bien 
plus  de  données  à  cet  égard,  et  des  données 
moins  douteuses.  Il  se  glisse  en  effet  incompa- 
rablement plus  d'arbitraire  dans  la  gestion  des 
provinces  que  dans  la  perception  du  fisc  :  tout 
bien  considéré ,  il  me  paraît  donc  plus  conve- 
nable de  ne  rien  dire  sur  cet  article  particulier, 
que  de  masquer,  par  des  calculs  erronés,  l'in- 
certitude de  mes  résultats. 


(  246  ) 


i>\\\\\\^  v\\\nu\mv\\u\vv\v\v»u\v\u\w  vwwwwvvvvwyW  AWWxaw^wn 


CHAPITRE   VIL 


La  Bosnie  considérée  sous  le  point  «le  vue  militaire  ri  sous 
le  rapport  géographique.  Itinéraires  dans  plusieurs  direc- 
tions, et  relation  du  vo3*age  de  l'ambassade  française  en 
1812,  depuis  Coslanitza  jusqu'à  la  frontière  de  la  Roumélie 


Des  Etats  autrichiens  ou  peut  pénétrer  en 
Bosnie  par  plusieurs  routes,  mais  aucune  d'elles 
n'est  carrossable  ,  et  pour  le  devenir  toutes  exi- 
geraient des  travaux,  qui  ralentiraient  plus  ou 
moins  la  marche  d'une  armée.  La  partie  Nord, 
bien  moins  accidentée  que  les  autres,  esl  ;ms>i 
la  plus  accessible;  elle  se  prêterait  dune  sensi- 
blement 1 1 1 i ( ■  u \  à  une  invasion. 

Les  routes  soni  fangeuses  dans  les  vallées;  ;i 
chaque  pas  elles  présenteni  des  montées  et  des 
descentes  fort  raides.  Des  pierres  brutes  gros- 
sièrement arrangées,  composenl  au  milieu  un 
pavé  très-inégal,  plus  étroit  «I  ailleurs  que  la  \<>ie 
ordinaire,  et  rempli  de  solutions  d<-  continuité. 


(  a47  ) 
Les  bas  cotés  pèchent  aussi  par  le  défaut  de  lar 
geur,  et  portent  partout  l'empreinte  du  pasgrave 
des  bêtes  de  somme,  de  manière  à  rendre  fort 
pénible  la  marche  du  piéton. 

On  entre  de  la  Croatie  en  Bosnie  par  Szluin, 
Novi,  Coslanitza,  Dubietza,  et  par  quelques 
autres  communications  peu  fréquentées.  De  ces 
points  de  départ  on  a  la  faculté  de  se  diriger  sur 
Bagna-Lucka,Traunik,  Sérajo,  MaglaietZwor- 
nik.  La  rive  gauche  de  la  Save  fournit  aussi  plu- 
sieurs routes,  parmi  lesquelles  celles  de  Gra- 
diska  et  de  Brod  sont  les  plus  suivies.  La  Dal- 
matie  surtout,  à  raison  de  ses  relations  intimes 
avec  la  Bosnie,  offre  de  nombreuses  issues  pour 
y  pénétrer.  Les  principales  sont  Knin  ,  où  abou- 
tissent les  roules  de  Zara  et  de  Sebenico;  Sign  , 
qui  centralise  celles  de  Traù  et  de  Spalatro 
pour  les  diriger  sur  le  Prolokc  ;  Imoski  qui  four- 
nit des  débouchés  dans  plusieurs  sens,  et  la 
meilleure  communication ,  c'est-à-dire  celle  de 
Kupris  par  Duvno  ;  Vergoratz ,  d'où  l'on  peut 
se  rendre  en  Bosnie  par  les  deux  rives  de  la 
Narenla,  selon  le  point  où  l'on  veut  aboutir; 
Raguse  enfin  ,  d'où  partent  des  chemins  plus  ou 
moins  difficiles  qui  mènent  à  Mostar,  àTraunik, 


(  *48) 
à  Sérajo,  à  Guerude  sur  la  Drina,  et  dans  les 
différens  cantons  de  l'Erzégovine. 

Si  les  rouies  les  moins  pénibles  oui  leurs 
points  de  départ  sur  la  Save,  c'est-à-dire  procè- 
dent dans  le  sens  des  vallées ,  ou  bien  coupent 
les  contreforts  à  leur  partie  extrême,  par  une 
raison  analogue  ,  celle  de  Costanitza  sur  Novi- 
BazarparTraunik  doit  être  la  plus  épineuse.  En 
effet  cette  communication,  qui  traverse  le  pays 
dans  sa  plus  grande  longueur,  passe  successive- 
ment en  revue  toutes  les  ramifications  de  la 
chaîne  principale,  va  les  chercher  dans  leur 
partie  supérieure ,  et  rencontre  une  continuité- 
de  défilés  et  de  rivières  dont  la  défense  tirerait 
naturellement  des  ressources  brillantes  par  la 
seule  lbrce  des  choses.  Un  autre  d<  savantage  de 
ce  débou<  né  principale  est  la  rareté  i\cs  champs 
de  bataille  :  un  corps  d'armée  serait  dans  l'obli- 
gation d'y  marcher  presque  constamment  en  un- 
seule  colonne;  et  ce  même  corps,  qui  aurait  ei 
partage  la  tache  la  plus  pénible,  devrait  être 
assez  fort  cependant  pour  ne  pas  reculer  devant 
les  difficultés. 

La  plaine  de  Livno  et  de  Duvno,  dans  I  Er- 
zégovine  septentrionale,  esl  !<•  rendez-vous  de> 
différentes    communications    qui    partent    dec 


(  a*9  ) 
frontières  de  la  Dalmalie,  depuis  K.nin  jusqu'à 
Imoski.  Arrivé  là,  on  peut  franchir  la  chaîne 
sur  plusieurs  points ,  selon  la  direction  qu'on  a 
l'intention  de  tenir;  mais  ces  chemins  de  traverse 
sont  à  peine  frayés.  Tout  ce  qui  passe  par  cette 
plaine  va  chercher  le  plateau  de  K.upris  pour 
gagner  l'autre  versant.  Cognitza,  située  plus  au 
sud  dans  les  monts  Ivan,  joue  le  même  rôle  à 
1  égard  de  la  portion  de  frontières  comprise 
entre  Vergoratz  et  Raguse  ,  quoiqu'il  existe 
aussi,  dans  cette  partie  de  la  chaîne,  d'autres 
débouchés  avec  lesquels  Mostar  et  Nevesin  met- 
tent en  relation.  Ces  nœuds  de  routes  peuvent 
donc  être  considérés  comme  deux  points  princi- 
paux sous  le  rapport  militaire.  Mais  Kupris 
l'emporle  sur  Cognitza  pour  les  communications 
et  les  subsistances,  en  raison  de  la  plaine  de 
Livno  qui  contribue  beaucoup  à  rendre  les  pre- 
mières praticables  et  les  autres  abondantes.  Au 
contraire  on  n'arrive  à  Cognitza  que  par  des 
voies  difficiles  et  périlleuses,  qui  offrent  très- 
peu  de  ressources.  Un  autre  avantage  militaire 
de  K.upris,  c'est  son  beau  plateau.  Cependant  il 
est  bien  moins  précieux  sous  le  rapport  de  l'at- 
taque que  pour  la  défense. 

Cette  position  remarquable  demande  à  être 


(  *5o  ) 
occupée  dune  manière  permanente  :  il  en  est  de 
même  de  Cognitza.  Il  suffit  que  ces  deux  points 
puissent  fermer  et  ouvrir  à  volonté  les  relations 
entre l'Erzégovine,  qui  est  en  quelque  sorte  en  de- 
hors de  la  défense,  et  la  Bosnie  proprement  dite, 
qui  se  trouve  enfermée  dans  des  retranebemens 
naturels,  pour  qu'ils  asseyent  solidement  la  base 
de  sûreté  du  coté  de  la  Dalraatie.  Le  plan  ainsi 
conçu,  Duvno,  Livno,  Mostar,  Strollaz  et  Glu- 
bigne,  qui  interceptent  les  différentes  commu- 
nications, que  Rupris  et  Cognitza  tiennent  en 
seconde  ligne,  joueraient  seulement  le  rôle  de  ve- 
dettes à  l'égard  des  deux  camps  retranchés  qu'on 
établirait  aux  points  de  centralisation.  De  ces 
<leu\  points,  où  la  défense  viendrail  se  concen- 
trer, partiraient  les  nombreux  détachemens 
chargés  de  surveiller  les  passages  détournés  de 
la  chaîne,  el  de  couvrir  lErzégovine  en  se  bor- 
nant à  occuper  les  positions  que  ce  pays  de  chi- 
cane présente  à  tous  les  pas  qu  on  v  fait. 

Continuons  à  combiner  nos  moyens  de  d<;- 
fense  avec  ceux  qu  offrent  les  localités.  L'Unna, 
la  Save  protégenl ,  a-t-on  dit ,  la  Bosnie  du  côté 
de  la(  !roatie  el  duBannal  :  mais  pour  renforcef 
ces  barrières  il  faudrail  les  garnir  de  places  de 
quatrième    classe,   établies   de   préférence   au 


(  '5.  ) 
confluent  des  principaux  cours  d'eaux  ,  qui  des- 
cendent de  la  chaîne  transversale.  En  seconde 
ligne  il  en  faudrait  un  petit  nombre  d'autres  de 
troisième  classe ,  qu'on  asseoirait  sur  ces  mêmes 
cours  d'eaux  de  manière  à  garder  les  grands 
bassins;  enfin  une  place  dépôt  central  complé- 
terait le  système  défensif ,  que  les  deux  camps 
retranchés  de  Kupris  et  de  Cognitza,  avec  leurs 
postes  avancés,  mettraient  en  parfaite  sécurité 
du  côté  de  la  Dalmatie  :  voilà  ce  qu'il  serait  con- 
venable d'ordonner. 

Ce  qui  existe  consiste  dans  une  cinquantaine 
d'enceintes  défensives  ou  de  châieaux  établis,  il 
est  vrai,  sur  les  divers  affluens  de  l'Unna  et  de  îa 
Save,  ou  de  manière  à  intercepter  les  communi- 
cations intérieures;  mais  ils  sont  dans  un  état  de 
délabrement  tel ,  ils  pèchent  tous  par  des  vices  de 
tracé  ou  de  construction  si  choquans,  qu'il  ne  peut 
y  avoir  que  le  cou  rage  fanatique  des  Turcs  qui  soit 
capable  d'atténuer  ces  imperfections  notoires,  et 
de  masquer  les  brèches  que  le  canon  ne  tarderait 
pas  y  ouvrir.  Pour  renforcer  ces  défenses  il  fau- 
drait les  envelopper  de  palanques  détachées,  qui 
formeraient  système  ,  et  offriraient  d'excellens 
camps  retranchés,  dont  le  noyau  commun  de- 
viendrait naturellement  le  réduit.  Ces  asiles  scr- 


(    2Ô2    ) 

viraient  à  mettre  en  sûreté  les  ressources  des 
pays,  et  ses  habitans.  Pour  les  construire  on 
aurait  en  abondance  les  matériaux  sous  la  main  : 
en  moins  de  trois  semaines  la  province  pourrait 
rire  couverte  de  forteresses  inexpugnables. 
Quant  à  la  place  centrale,  c'est  à  Sérajo  que  ce 
premier  rôle  appartient  de  droit,  tant  à  raison 
de  sa  nombreuse  population,  de  son  importance 
par  conséquent,  que  de  sa  position  qui  se  défend 
elle-même  par  les  défilés  qu'on  rencontre  dans 
toutes  les  directions  pour  y  arriver.  Les  inon- 
dations au  moyen  de  retenues;  les  abatis  répan- 
dus, autant  qu'on  le  voudrait,  sur  les  diverses 
communications,  les  unes  et  les  autres  soutenues 
par  des  postes  retranchés,  contribueraient  beau- 
coup encore  à  rendre  épineuse  la  tâche  de  la 
conquête.  Une  partie  de  ces  moyens  de  défense 
est  empruntée  de  la  tactique  turque,  que  le  judi- 
cieux Feuquières  approuve  dans  1  emploi  des 
palanquès  ou  camps  retranchés  comme  auxi- 
liaires des  places.  Il  accorde  même  aux.  Otto- 
mans d'avoir  fait  connaître  et  apprécier  ce 
genre  de  protection  réciproque,  qui  s  est  accré- 
dité ''ii  Europe  depuis  le  fréquent  emploi  que 
Vauban  en  a  fait.  1  oui  porte  donc  à  croire  que 
les  Bosniaques,  menacés  d'une  guerre  d'inva- 


(  253  ) 

sion  ,  se  barricaderaient  chez  eux ,  comme  on 
vient  de  le  dire,  sans  coordonner  toutefois  les 
élémens  de  la  résistance ,  de  manière  à  ce  qu'ils 
forment  système.  Mais  leur  intrépidité  ferait  dis- 
paraître en  partie  les  imperfections  du  plan  et 
même  son  absence  totale. 

Cependant  une  circonstance  pourrait  leur  être 
bien  contraire  :  ce  serait  le  cas  où  l'insurrection 
de  la  Servie  se  renouvellerait  dans  le  temps  où 
ils  se  trouveraient  aux  prises  avec  leurs  voisins. 
Cette  complication  malheureuse  les  mettrait 
dans  l'obligation  de  faire  face  de  tous  les  côtés  ; 
de  répéter  sur  la  Drina  ,  sur  la  Lim  et  sur 
l'Ibar,  l'appareil  défensif  delaSave  etde  l'Unna; 
enfin  elle  les  réduirait  à  n'avoir  plus  que  des 
communications  détournées  avec  Novi-Bazar  et 
le  cœur  de  l'empire.  Enveloppés,  harcelés  de  tou- 
tes parts,  leur  position  deviendrait  très-critique; 
dans  ce  cas  ils  ne  pourraient  plus  se  suffire  à  eux- 
mêmes,  et  la  Porte  serait  forcée  de  venir  à  leur 
secours ,  en  prévenant  l'ennemi  dans  l'occupa- 
tion de  la  Servie.  Mais  cette  mesure  de  sûreté 
rétablirait  les  choses  sur  le  pied  de  la  première 
hypothèse,  tiendrait  même  l'Autriche  dans  l'in- 
quiétude relativement  à  son  propre  territoire;  et 
comme  l'exécution  n'offre  pas  plus  de  difficulté 
La  Bosme.  iQ 


(  254  ) 

que  la  découverte  du  correctif,  il  est  permis  de 
glisser  sur  l'objection. 

On  vient  de  voir  que  1  introduction  d'une 
seule  condition  secondaire  peut  apporter  un 
grand  changement  dans  la  marche  des  cho- 
ses ,  lorsque  le  mal  n'est  pas  pris  à  temps. 
La  supposition  d'une  guerre  nationale  entre 
l'empire  ottoman  et  la  Russie,  subit  la  même 
métamorphose  dans  ses  résultats  ,  en  admet- 
tant subsidiairement  que  l'Autriche,  au  lieu  de 
conserver  la  neutralité  ,  comme  son  intérêt  le 
lui  conseille,  se  joigne  à  une  puissance  colossale, 
et  l'aide,  au  mépris  de  sa  propre  sûreté,  à 
forcer  les  portes  de  l'Europe  méridionale. 
Dans  le  premier  «■;»>  ,  l'armée  envahissante  n'a 
qu'une  base  d'opérations  étroite,  comparative- 
ment à  retendue  de  son  plan  ;  elle  se  trouve 
dans  l'embarras  des  subsistances  si  lesTurcs  oc- 
cupent, comme  il  est  si  naturel  de  le  penser, 
le  petit  nombre  de  points  du  littoral  ,  qui  peut 
favoriser  ses  arrivages  parmer.  L'autre  hypo- 
thèse reporte  en  un  clin  d'œil  aux  boucbes  * ï < - 
Cataro ,  le  point  extrême  de  cette  même  base 
d'opérations,  sur  laquelle  \  iennenl  aboutir  alors 
dans  i<mi>  les  sens,  des  cours  d  eaux  na\ igables. 

1  .i  Portesesi  l vée  déjà  dans  cette  situation 


(  255  ) 

critique.  Elle  pourra  toujours  l'envisager  de 
sang  froid  et  s'en  tirer  avec  plus  d'honneur  que 
par  le  passé ,  si  toutes  ses  opérations  sont  com- 
binées de  manière  à  mettre  à  profit  les  appuis 
excellens  que  lui  procurent  la  mer  d'une  part,  de 
1  autre  la  Bosnie  ;  si,  retranchée  ,  par  exemple, 
derrière  la  barrière  fluviale  qui  couvrirait  la 
totalité  de  son  front ,  elle  menaçait  la  Hongrie 
d'une  invasion  par  Belgrade  ,  dans  le  même 
temps  qu'elle  garderait  l'attitude  défensive  en 
présence  de  l'armée  russe.  Le  Seretîi  ,  forte- 
ment constitué  par  la  seule  assistance  des  places 
du  moment  qu'on  répartirait  sur  toute  l'étendue 
de  son  cours,  fournirai!  à  sa  droite  une  première 
ligne  inexpugnable,  à  l'aide  de  laquelle  elle 
pénétrerait  avec  sécurité  en  Transilvanie ,  fai- 
sant concourir  cette  marche  offensive  avec  celle 
qui  aurait  Belgrade  pour  point  de  départ.  Cet 
autre  plan  de  conduite,  déduit  aussi  des  cir- 
constances les  plus  contraires,  achève  de 
prouver  que  l'empire  ottoman  ne  sera  dans  une 
situation  vraiment  désespérée  qu'autant  qu'il  le 
voudra  bien. 

A  présent  calculons  la  marche  que  l'Autriche 
pourrait  suivre  dans  l'intention  de  chercher  à 
se  rendre  maîtresse  de  la  Bosnie.  JLa  rareté  des 


(  256  ) 
champs  de  bataille  dans  un  pays  qui  appartient  à 
la  guerre  de  chicane;  l'obligation  où  seraitl'armée 
envahissante,  par  la  privation  des  ressources,  à 
se  (aire  suivre  de  ses  subsistances,  ou  de  gagner 
à  la  pointe  de  l'épée  son  pain  quotidien  ,   en 
s'emparant  laborieusement  des  différons  réduits 
que  la  contrée  possède  et  que  les  habitans  au- 
raient convertis  en  magasins  ;  surtout  le  carac- 
tère que  prendrait  forcément  la    guerre  ,    par 
suite  de  la  configuration  du  sol ,  et  des  habi- 
tudes militaires   de  ses  défenseurs,  toutes  ces 
considérations  réunies  obligeraient  l'agresseur 
à  se  soumettre  aux  dispositions  suivantes  :  1°  A 
n'avoir  jamais  pins  de  /j.5,ooo  hommes  engagés 
dans  l'entreprise  même,  mais  à  en  tenir  5o,ooo 
autres  en  réserve  ,  distribués  sur  la  Save,  sur 
l'Uuna,  et  sur  les   frontières  de    la   Dalmatie, 
pour  réparer  incontinent  les  pertes  journalières 
de  l'armée  agissante;   i°  à    diviser  celle-ci  en 
quatre  corps  dont  les  opérations,  subordonnées 
Icn  unes  aux  autres  ,  seraient  constamment  en 
harmonie  entre  elles. 

Le  premier  de  ces  corps,  forl  de  i5,ooo 
hommes,  dont  5,ooo  de  cavalerie  légère ,  sui- 
vrai! le  cours  de  la  Save  ,  recevrail  ses  subsis- 
tances par  cette  rivière ,  se  chargerait  d  en  faire 


(  257  ) 
passer  aux  autres  par  les  affluens  du  fleuve  , 
enfin  aplanirait  la   marche  des  colonnes  laté- 
rales ,    et  profilerait  encore  des    vallées  pour 
tourner  successivement  les  positions  qu'occupe 
rait  1  ennemi. 

La  force  du  second  corps  égalerait  celle  du 
premier,  eu  égard  aux  obstacles  sans  nombre 
qu'il  aurait  à  surmonter  ;  mais  il  se  bornerait 
à  cinq  cents  hommes  de  cavalerie  légère  pour 
l'éclairer.  Partant  de  Costanitza,  il  se  dirigerait 
sur  Bagna-Lucka  ,  Traunik ,  Sérajo  ,  etNovi- 
Bazar  ;  c'est-à-dire  ,  qu'il  attaquerait  le  pays 
dans  le  sens  de  sa  plus  grande  longueur.  Ces 
deux  corps ,  aussi  souvent  que  cela  se  pourrait , 
régleraient  l'ouverture  des  marches  ,  de  ma- 
nière à  multiplier  les  colonnes  ,  pourtant  sans 
se  compromettre.  Ce  serait  là  précisément  la 
partie  épineuse  du  problème  ,  par  la  difficulté 
de  conserver  la  relation  entre  les  différentes 
colonnes  dans  un  pays  aussi  accidenté. 

Le  troisième  corps  ,  fort  de  8,000  hommes 
et  composé  d'infanterie  légère  ,  prendrait  Sign 
et  Imoski  pour  points  de  départ.  Les  deux  sub- 
divisions opéreraient  leur  jonction  dans  la  plaine 
de  Duvno  ;  se  dirigeraient  sur  le  plateau  de 
Kupris  ;   tenteraient  de  forcer    cette  position 


(  .58) 

importante  ,  pour  tomber  sur  Traunik  ,  et 
aplanir  au  deuxième  corps  une  partie  des 
difficultés,  en  attaquant  les  défilés  par  leur 
sortie. 

Le  quatrième  corps  enfin  ,  semblable  à 
l'avanl-dernier  pour  la  force  ,  mais  plus  leste 
encore,  partirait  de  Raguse  ,  se  porterait  sur 
Mostar  ,  et  de  là  sur  Nevezin ,  laissant  Cognitza 
sur  sa  gauche.  Il  franchirait  la  chaîne  au  sud 
des  monts  Ivan  ,  el  prendrait  sa  direction  sur 
Guerude  dans  la  vallée  de  la  Drina  ,  avec  l'in- 
tention d'ouvrir  au  second  corps  le  défilé  de  la 
Migliaska  ou  de  Sérajo.  Cependant  cette  marche 
de  flanc  suppose  que  la  position  de  Cognitza  ne 
soit  point  occupée  de  manière  à  pouvoir  agir 
au  dehors.  Le  cas  contraire  axant  heu,  pour 
faciliter  l'occupation  de  Sérajo,  ce  même  corps 
marcherait  sur  Cognitza  ,  placée  en  vedette 
par  rapport  a  cette  capitale,  et  appellerait  à  lui 
des  moyens  auxiliaires  lirésde  la  réserve.  Après 
avoir  enlevé  ce  poste  avancé  ,  il  continuerait  sa 
route  sur  Sérajo  ;  niais  il  détacherait  dans  le 
même  temps  4,ooo  hommes  qui  se  dirigeraient 
sur  Guerude  par  Nevezin. 

Il  faut  encore  supposer  le  cas  où  le  plateau 
de  Kupi  in  serait    occupe    .le   manière  à  rendu 


(  ^9  ) 
impuissant  les  efforts  du  troisième  corps. 
Comme  il  y  aurait  alors  nécessité  absolue  cl  en- 
lever cette  position  tout  à  la  fois  défensive  et 
offensive  ,  vu  le  danger  de  la  laisser  sur  le  flanc 
d'une  ligne  d'opérations  ,  le  quatrième  corps 
viendrait  de  Mostar  coopérer  à  l'entreprise  , 
sauf  à  reprendre  ensuite  la  roule  qui  lui  a  été 
tracée.  On  peut  juger  par  cet  enchaînement  de 
combinaisons  ,  toutes  soumises  aux  hasards  de 
la  guerre  ,  avec  quel  ensemble  il  faudrait  pro- 
céder pour  atteindre  le  but ,  et  combien  il  serait 
difficile  d'obtenir  une  pareille  précision  dans  un 
pays  qui,  par  sa  nature,  tend  constamment  à  la 
rompre. 

Les  trois  corps  de  réserve  fourniraient  des 
garnisons  aux  châteaux  et  aux  places  à  mesure 
que  les  uns  et  les  autres  seraient  emportés.  Le 
corps  de  Costanitza ,  et  celui  destiné  à  longer  la 
Save,  pourraient  s'entendre  pour  opérer  dans  le 
même  temps  le  passage  de  l'Unna  ,  de  manière 
à  partager  les  forces  de  l'ennemi  ,  et  à  se  trou- 
ver à  portée  de  s'enlre-secourir  une  fois  qu'ils 
seraient  arrivés  sur  la  rive  droite  du  fleuve.  Ils 
effectueraient  momentanément  leur  jonction 
dans  la  plaine  de  Prïedor,  avec  l'intention 
d'attirer  l'ennemi  dans  un  engagement  général , 


(   260   ; 

que  favoriserait  ce  beau   champ  de   bataille 

très-propre  à  Ja  formation  en  carres.  Us  se  sé- 
pareraient ensuite  pour  tenir  leurs  directioas 
respectives  ,  à  moins  qu'on  ne  préférât  ]es 
faire  marcher  de  concert  sur  Bagna-Lucka  , 
où  ils  se  quitteraient  ,  le  premier  pour  des- 
cendre ,  le  second  pour  remonter  la  vallée  de 
la  Verbatz. 

A  partir  de  cette  rivière  les  difficultés  iraient 
toujours  croissant ,  au  point  qu'on  serait  même 
dans  la  nécessité  d'appeler  un  renfort  du -corps 
de  réserve  de  la  Save  pour  aider  à  fouiller  le 
pays  sur  toute  sa  largeur,  surtout  pour  tenir 
avec  des  forces  imposantes  la  direction  inter- 
médiaire de  Sepsé  ,  de  Maglay  etde  Swornik  ; 
lier  les  corps  et  ne  rien  laisser  derrière  eux  ou 
sur  leurs  flancs,  qui  fût  capable  de  compro- 
mettre les  lignes  d'opérations.  Le  plateau  de 
Zenitza  dans  la  Rascie  serait  indiqué  comme  le 
point  de  concentration.  L'armée  réunie  trouve- 
rait dans  cette  belle  position  un  terrain  qui  se 
prêterait  parfaitement  à  un  déploiement  général  ; 
mais  il  s'agit  d  y  arriver. 

D'après  le  plan  qui  vient  d'être  ébauché  . 
l'armée  envahissante  attaquerait  le  pays  dans  le 
sens  le  plus  favorable}  cependant,  pour  balayer 


(    26 1     ) 

devant  elle  une  population  belliqueuse  et  impo- 
sante par  le  nombre  ,  quelle  résistance  n'éprou- 
verait-elle  pas  !  D'ailleurs  sur  un  théâtre  aussi 
varié  parviendrait -elle  jamais  à  se  garder  de 
manière  à  interdire  à  une  nuée  de  partisans  la 
faculté  de  se  glisser  sur  les  lianes  de  ses 
colonnes  ,  de  les  prendre  en  queue  dans  le 
même  temps  que  la  tète  se  trouverait  engagée  : 
d'intercepter  ses  convois  et  de  l'affamer  ?  Reste 
encore  à  savoir  comment  s'y  prendrait  cette 
même  armée  pour  se  faire  suivre  de  son  canon. 

Elle  aurait,  nous  dira-t-on  ,  de  l'artillerie 
de  montagne.  Mais  avec  des  pièces  du  calibre 
de  5,  avec  des  obusiers  de  4  pouces  et  même 
avec  des  mortiers  portatifs  ,  il  n'est  pas  suppo- 
sable  qu'elle  songe  à  s'emparer  des  châteaux  de 
Bagna-Lueka  ,  de  Traunik  ,  de  Scepsé  ,  de 
Swornik,  de  Sérajo,  de  Moslar,  de  Livno  , 
en  deux  mots  des  positions  retranchées  qu'on 
rencontre  à  chaque  pas  en  Bosnie  :  elle  les  in- 
cendierait, sans  les  obliger  à  ouvrir  leurs  portes. 

Il  lui  faudrait  donc  au  moins  du  12  et  des 
obusiers  de  campagne  pour  battre  en  brèche, 
rompre  les  enceintes  en  bois,  et  tirer  à  mitraille 
avec  succès  sur  les  masses.  Quels  travaux  im- 
menses pour   conduire   celle    artillerie  depuis 


Costanitza  jusqu'à  Novi-Bazard.  Eu  vérité  il 
serait  préférable  eneore  de  s'en  tenir  à  l'artil- 
lerie de  montagne  ;  et ,  malgré  les  dangers,  la 
perte  du  temps ,  de  se  résigner  à  attacher  le 
mineur.  Mais  ce  dernier  parti  suppose  que  les 
défenses  ne  soient  pas  protégées  par  des  camps 
retranchés  et  circonvallans  ;  or  une  hypothèse 
aussi  gratuite,  suiîit  pour  démontrer  à  peu  près 
l'impossibilité  de  l'exécution. 

Il  reste  à  mettre  sous  les  veux  du  lecteur  les 
itinéraires  des  routes  les  plus  fréquentées.  Ces 
détails  géographiques  achèveront  de  faire  ac- 
quérir l'intelligence  d  un  pa\s  qu'on  ne  connaît 
point  si  on  ne  le  parcourt  pas  dans  tous  les  sens, 
avec  cette  attention  qu'on  apporte  dans  le  levé 
d'une  carte. 

De  Raguse  d  Nevezin. 

On  se  dirige  sur  Trebigne ,  anciennement 
Tribunia,  située  dans  une  vallée  fermée  que  la 
Trébignitza,  petite  rivière  torrentueuse,  inonde 
parfois  en  été  et  tient  sous  les  eaux  dans  la 
mauvaise  saison  :  le  rocher  qui  lui  sert  de  lit  esi 
très-poreux.  On  ne  rencontre  jusque  là  que  des 
hameaux  chétifs  et  fort  rares.  I -;t  nature  semble 
morte,  el  ne  commence  à  renaître  que  dans  le 


(  263  ) 

bassin  de  Trebigne.  Le  bourg  de  ce  nom  esl  pro- 
tégé par  un  de  ces  forts  dont  j'ai  donné  le  type  gé- 
néral. On  trouve  ensuite  Gasca,  autre  bourgage 
assise  sur  un  premier  degré  de  la  chaîne  dans 
un  canton  productif,  et  l'on  arrive  après  vingt- 
quatre  heures  de  marche,  à  Nevezin,  situé  dans 
les  monts  Ivan,  aux  sources  de  la  Narrenta  et 
de  la  Moracca.  11  part  delà  un  chemin  de  tra- 
verse qui  conduit  en  douze  heures  à  Guerude. 
Si  de  Trebigne  on  prend  sa  direction  à  l'est 
par  le  bourg  de  Giobitch  ,  on  passe  dans  la  val- 
lée de  la  Moracca;  contournant  ensuite  le  Monte 
Negro,  c'est-à-dire  marchant  vers  le  sud,  on 
arrive  à  Scutari  d'Albanie.  Quelques  petits 
forts  sont  chargés  de  fermer  celle  communi- 
cation. 

De  Raguse  à  Bosna-Sërajo. 

On  prend  la  route  du  Campo-popovo  en 
laissant  Trebigne  sur  sa  droite.  Rien  de  plus 
triste ,  de  plus  hideux  même  que  le  pays  qu'on 
traverse  jusqu'au  Popovo;  et  souvent  rien  de 
plus  difficile  que  le  sentier  qu'on  suit  à  travers 
les  rochers.  11  faut  quatorze  heures  d'une  mar- 
che des  plus  laborieuses,  pour  atteindre  Glu- 
higne.  C'est  un  bourg  avec  château   fort,  situe 


(  264 
dans  une  petite  plaine   dessinée  en  entonnoir. 
On  se  rend  en  quatre  heures  de  ce  premier  gîte 

à  Slrolatz.  Ce  chef-lieu,  dont  la  population 
s'élève  à  1200  unies  environ,  est  défendu  par 
un  fortin  que  sa  position  rend  formidable. 
Assis  sur  un  mamelon  de  roc,  il  ferme  le  passage 
et  peut  braver  l'artillerie  qu'on  déploierait 
contre  ses  défenses.  La  Bregava,  qui  est  un 
affluent  de  la  Narrenta  ,  arrose  la  vallée.  Ses 
bords  sont  productifs;  mais  les  berges  qui  la 
cernent,  présenleni  une  suite  de  rochers  com- 
plètement nus. 

De  Strolatz  pour  arriver  à  Cognitza  on  peul 
choisir  entre  la  route  de  Moslar  et  celle  de  Ne- 
vezin.  Celte  dernière  est  moins  pénible  sans 
être  sensiblement  plus  longue.  L'autre  passe  la 
Buhna  sur  un  pont  de  pierre  près  de  Blaga^ 
dont  le  château  n'offre  plus  que  des  ruines.  On 
descend  ensuite  dans  la  vallée  rocailleuse  el 
encaissée  de  la  Narrenta  ,  qu'on  remonte  jus- 
qu'à Moslar,  où  l'on  arrive  après  une  marche 
de  six  heures. 

Celte  ville,  qui  tient  le  rang  de  capital" 
dans  l'Erzégovine,  compte  une  population  d< 
10,000  âmes.  Son  aga  passe  pour  l<  plus  puis- 
sant delà  Bosnie.  $on-seulement  il  fait  tête  au 


(  265  ) 

pacha ,  mais  encore  il  lui  arrive  presque  tou- 
jours de  sortir  avec  avantage  de  ces  luttes  do- 
mestiques. La  place,  entourée  d'une  enceinte 
crénelée,  est  partagée  par  la  Narrenta,  sur 
laquelle  est  jeté  un  pont  de  pierre  d'une  exécu- 
tion hardie.  On  le  reconnaît  pour  un  ouvrage  des 
Romains  aux  deux  tours  en  maçonnerie  qui  sont 
élevées  aux  extrémités ,  de  manière  à  fermer  au 
besoin  la  communication  entre  les  deux  quar- 
tiers. Lorsqu'il  ne  s'agissait  que  d'un  pont  de 
bateaux  ou  sur  pilotis,  ces  tours,  qui  jouaient 
le  rôle  de  tête  de  pont  et  de  redoute  de  sûreté, 
étaient  simplement  en  bois.  Cette  pratique,  qui 
date  des  beaux  jours  de  Rome,  s'est  long-temps 
conservée  dans  ses  armées ,  et  les  historiens  en 
font  mention  fréquemment. 

La  vallée  de  la  Narrenta  commence  à  devenir 
riante  près  de  Mostar;  elle  offre,  avant  d'y  arri- 
ver, quelques  villages,  et  deux  ou  trois  châteaux 
fort  mal  entretenus.  En  la  remontant  au  sortir 
de  cette  ville  pour  continuer  sa  roule,  on  pat- 
court  un  vignoble  fertile  qu'on  quitte  avec 
d'autant  plus  de  regrets,  que  la  contrée  au- 
delà  présente  un  aspect  sauvage.  Après  douze 
heures  d'une  marche  très-fatigante,  on  atteint 
le  gradin  de  la  chaîne  sur  lequel  Cognitza  est 


(  -,65  ) 

tssise  au  milieu  des  bois.  Celle  bourgade  ne 
compte  guère  qu'une  centaine  de  maisons;  ce- 
pendant '-Ile  a  le  titre  de  chef-lieu  de  capitai- 
nerie. La  Narrenta  la  traverse,  et  prend  sa 
source  au  sud  :  un  pont  de  pierre  met  en  rela- 
tion les  habitations  des  deux  rives. 

De  Cognitza  il  faut  douze  heures  pour  arriver 
à  Sérajo.  La  route  franchit  le  plateau  des  monts 
Ivan;  serpente  à  travers  des  forêts  immenses, 
entremêlées  de  clairières;  descend  les  gradins 
de  l'autre  versant,  et  traverse  la  vallée  delà 
Bosna  près  de  son  origine.  On  peut  aussi  se 
rendre  de  Cognitza  à  Traunik  ,  mais  il  faut 
vingt-quatre  heures  pour  parcourir  cette  dis- 
lance. La  route  est  pénible,  sans  l'être  autant 
cependant  que  celle  qu'on  a  derrière  soi.  On 
passe  plusieurs  des  nombreux  affluons  de  la 
Bosna,  les  uns  à  gué,  les  autres  sur  des  ponts 
de  bois  tremblai) s  ;  les  forêts  ne  vous  quittent 
guère  pendant  ce  trajet;  au  tiers  du  chemin 
•  )ii  rejoint  la  route  de  Sérajo  à  Traunik. 

D'Imoski  à  A  upris. 

Cette  route  exige  trente  heures.  On  a  an- 
noncé qu'elle  esl  préférable  aux  autres  sous  le 


(  ^7  ) 
rapport  des  facilités.  Après  avoir  franchi  le 
eonfîn,  on  marche  parallèlement  à  la  chaîne  du 
Proloke  jusqu'à  la  hauteur  de  Duvno.  On  ar- 
rive, en  passant  par  le  bourg  de  Bukovilza,  à 
cette  petite  ville,  qui  doit  être  le  Delminium 
des  anciens.  Une  fois  dans  la  plaine  de  Livno,  on 
chemine  commodément;  d'ailleurs  la  vue  est 
récréée  par  l'aspect  d'une  campagne  produc- 
tive et  bien  cultivée.  Dans  la  mauvaise  saison  il 
en  est  tout  autrement;  les  cours  d'eaux  nom- 
breux qui  l'arrosent  en  été,  n'ayant  pour  s'éva- 
cuer qu'une  cavité  dont  l'orifice  cesse  d'être 
en  rapport  avec  leur  volume  à  l'époque  des 
crues,  se  répandent  alors  dans  la  plaine,  et  la 
rendent  impraticable  sur  une  grande  partie  de 
son  étendue.  On  met  vingt  heures  environ  pour 
atteindre  Duvno.  De  là  jusqu'à  Kupris  on 
emploie  moitié  de  ce  temps.  La  route  conduit 
d'abord  au  village  de  Svitza,  situé  dans  un  au- 
tre vallon  fermé  de  toutes  parts.  Si  l'on  en  croit 
les  habitans,  les  eaux  de  ce  bassin  sans  issue, 
rejoignent  souterrainement  celle  de  la  plaine  de 
Livno ,  qui  pour  leur  compte,  selon  la  même 
tradition,  se  sont  ouvert  un  passage  à  travers  la 
chaîne  du  Proloke  pour  aller  grossir  la  Gettina 
en  Dalmatie.  Cette  explication   paraît  saiislài- 


(  268  ) 

santé;  d'ailleurs  «.'Ile  repose  sur  un  phénomène 
que  la  géographie  physique  ne  regarde  pas 
comme  inadmissible,  et  que  les  lois  de  la  na- 
ture ne  désavouent  point:  le  ruisseau  de  Svilza, 
qui  sort  tout  formé,  doit  être  le  résultat  d'une 
cause  semblable. 

La  route  du  Proloke  opère  sa  jonction  avec 
celle  d'Imoski  à  Svitza.  Au  sortir  de  ce  village 
c(  mimence  la  grande  chaîne  dont  on  a  gravi  déjà 
les  premiers  degrés ,  mais  par  une  pente  insen- 
sible. Le  plateau  de  Kupris,  qu'on  atteint  après 
deux  heures  de  marche,  présente  une  super- 
h'eie  de  sept  lieues  de  diamètre,  couverte  de 
pâturages,  parsemée  de  hameaux  et  limitée  à 
l'est  par  les  forêts  qui  tapissent  la  chaîne  sur  son 
versant  oriental.  La  route  de  Knin,  et  plusieurs 
autres  qui  parlent  «le  TErzégovine  ou  de  la 
Croatie  turque,  viennent  aboutir  et  se  rejoindre 
sur  ce  plateau.  L'hiver  y  amène  une  grande 
quantité  de  neige,  que  la  belle  saison  ne  par- 
vient à  faire  disparaître  qu  assez,  tard. 

Kupris  compte  au  plusquatre  cents  habitons. 
Lue  vieille  enceinte,  partie  en  maçonnerie, 
partie  en  bois,  ûanquée  de  tours  délabrées, 
attire  à  cette  bourgade  le  litre  de  château,  et 
lui  \ant  L'honneur  d'avoir  un  aga. 


(  269) 

De  Knin  à  Kupris. 

Celle  route  gagne  au  bourg  «le  Glamotz 
la  plaine  de  Livno ,  et  laisse  sur  sa  droite  la 
ville  de  ce  nom,  pour  atteindre  le  but  par  le 
chemin  le  plus  direct.  Elle  exige  à  peu  près  le 
même  temps  que  celle  d'Imoski.  On  peut  en- 
core prendre  sa  direction  par  Livno  et  Svitza. 

De  Sign  à  Kupris. 

Après  avoir  passé  la  Cetlina  on  gagne  en 
montant,  le  pied  du  Proloke.  On  arrive  au  vil- 
lage de  Bilibrick  ,  qui  n'est  qu'à  un  quart  de 
lieue  du  confin  :  il  s'y  tient  un  marché  très- 
fréquenté  par  les  habilans  des  deux  territoires. 

Le  Proloke  commence  à  la  sorlie  du  village. 

o 

Ce  n'est  point  sous  le  rapport  de  la  raideur  de 
la  pente  que  le  chemin  est  pénible;  mais  les 
rochers  dont  il  est  hérissé,  le  rendent  si  difticul- 
tueux  que  les  chevaux  du  pays  ont  eux-mêmes 
de  la  peine  à  s'en  tirer.  Quelques  pins  chélifs, 
des  genévriers  et  des  bruyères,  qui  semblent 
ne  croître  qu'à  regret  sur  un  sol  aussi  ingrat, 
sortent çà  et  là  entre  les  rochers,  et  contribuent 
encore  à  attrister  par  leur  air  souffrant.  Après 
deux  heures  de  marche  on  atteint  la  cime  do  la 

La  Bosmu.  1  7 


(  270  ) 
montagne ,  où  fou  voit  une  petite  palanque  ou 
plutôt  un  kairaoul,  qui  porte  le  nom  de  Torre. 
I^es  Turcs  entretiennent  une  garde  de  pan- 
dours  dans  ce  poste  militaire.  Le  plateau  est 
aussi  aride  que  le  versant  ouest;  mais  on  re- 
trouve la  végétation  à  la  naissance  de  l'autre 
revers.  Elle  s'annonce  par  un  bois  de  sapins 
clair-semés,  qui  vous  prête  son  ombre  jus- 
qu'au bas  de  la  montagne.  Le  chemin,  tracé 
dans  une  gorge  resserrée ,  n'offre  pas  moins  de 
difficultés  que  le  versant  qu'on  vient  de  gravir. 

Il  faut  une  heure  et  demie  depuis  le  karaoul 
de  la  Torre,  pour  gagner  la  plaine  de  Livno, 
qui  commence  au  pied  de  la  montagne,  et  six 
heures  pour  arriver  à  la  ville  de  ce  nom.  La 
vue  rencontre  fréquemment  des  hameaux  et 
même  des  villages  considérables,  où  les  catho- 
liques forment  la  majorité  de  la  population. 
La  roule  passe  près  de  l'entonnoir  où  les  eaux 
vont  s'engloutir. 

Livno,  dont  la  population  peut  être  évaluée 
à  4>ooo  âmes,  est  situé  sur  le  revers  des  hau- 
teurs qui  encadrent  la  plaine  au  nord ,  et  se 
rattachent  à  l'est  au  plateau  de  Rupris.  Un  de 
leurs  contreforts  sépare  ce  bassin  de  celui  de 
Duvno,  en  cburanl  dans  la  direction  du  nord- 


C«7»  ) 

est  au  sud-ouest.  La  ville  est  ceinte  d'une  mu- 
raille flanquée ,  qui  borde  la  plaine  ,  gravit  les 
flancs  de  la  montagne ,  surmonte  les  rochers  et 
atteint  un  escarpement  auquel  les  deux  parties 
rampantes  se  lient  par  des  tours  d'une  grande 
dimension,  assises  de  manière  à  dominer  tout 
ce  qui  les  environne.  Un  ravin  profond  tient 
lieu  de  fossé  à  cette  enceinte  du  côté  de  l'ouest; 
d'autres  tours  jouent  le  rôle  de  vedettes  au-delà 
du  ravin  et  sur  le  côté  opposé.  Cependant 
comme  aucune  partie  de  celte  fortification  n'est 
soumise  à  l'art  du  défilement,  la  facilité  dont 
jouirait  l'assiégeant  de  plonger  dans  son  inté- 
rieur à  des  distances  rapprochées,  en  rendrait 
la  défense  très-meurtrière.  Mais  cette  considé- 
ration ne  sera  jamais  dans  le  cas  d'affaiblir  la 
confiance  que  les  Turcs  accordent  aux  mu- 
railles, sans  examiner  le  degré  de  protection 
qu'on  doit  en  attendre.  Livno  a  un  pont  de' 
pierre  assez  beau,  jeté  sur  la  Bistritza.  Ce  tor- 
rent coule  dans  le  ravin  dont  il  vient  d'être 
parlé,  et  tient  le  premier  rang  parmi  les  cours 
d'eaux  qui  arrosent  la  plaine. 

Après  Livno  on  franchit  les  hauteurs  tour- 
mentées par  les  eaux  et  entièrement  nues,  qui 
séparent  son  bassin  de  la  vallée  de  Svitza.  11  ne 


(  ^72  ) 
faut  pas  moins  de  quatre  heures  pour  arriver  à 
ce  village.  La  route  depuis  là  jusqu'à  Kupris  a 
été  décrite  dans  un  des  articles  antérieurs. 

De  Kupjns  à  Traunik. 

A  l'extrémité  nord-est  du  plateau  de  Kupris 
on  trouve  un  col  qui  conduit  dans  la  vallée  de 
la  Verbalz.  On  chemine  à  travers  de  belles  forets 
de  sapins,  sur  un  terrain  très-accidenlé,  mais 
praticable  pour  les  chevaux.  Des  lorrens  qui  se 
rendent  à  la  Verbatz ,  roulent  dans  des  gorges 
profondes  et  sillonnent  le  versant.  On  arrive  au 
bourg  d'Ackessar,  situé  à  l'extrémité  d'un  con- 
trefort, au  débouché  de  la  Prouseksta  dans  la 
Semeskililza.    L'aspect  de   son  vieux  château , 
groupé  sur  un  rocher  à  pic,  d'où  ses  murs  déla- 
brés descendent  vers  le  torrent,  ajoute  singu- 
lièrement à  l'effet  du  paysage,   qui  lui-même 
est  tracé    sur  de  grandes  proportions,  et  em- 
brasse un  horizon  immense.   Ackessar  compte 
4oo  habitans  environ.  Le  château  est  destiné  à 
garder  le  passage ,  cl  remplit  bien   son    objet. 
La  route  suit  la  Semeskililza,  qui  coule  dans 
une  campagne  bien  cultivée,  el  arrive;  avec  elle 
dans  la  vallée  riante  de  la  \  erbala,  qu'on  des- 


(  s73  ) 
cend  au  milieu  des  champs  ensemencés  et  cou- 
verts  d'arbres  fruitiers.   Après    une   heure  et 
demie  de  marche  on  se  trouve  à  Scopia,  qui 
est  à  cinq  heures  de  Kupris. 

Scopia  est  la  résidence  d'un  pacha  à  deux 
queues.  Sa  population  peut  s'élever  à  i5oo 
âmes;  elle  a  aussi  son  château  fort.  Ses  riches 
campagnes  sont  habitées  en  grande  partie  par 
des  catholiques. 

En  sortant  de  cette  ville  pour  continuer  sa 
route ,  on  remonte  une  vallée  latérale ,  qui  pré- 
sente un  défilé  des  plus  étroits ,  et  dont  les 
berges  sont  couvertes  de  forêts  presque  impé- 
nétrables. On  franchit  avec  bien  de  la  peine  le 
point  de  partage  de  la  Verbatz  avec  la  Bosna , 
et  l'on  se  trouve  sur  les  bords  de  la  Comarsitza, 
qui  va  joindre  celte  dernière  par  l'intermé- 
diaire de  la  Laskwa  ,  sur  les  bords  de  laquelle 
Traunik  est  bâti.  Cette  vallée  secondaire  où 
la  route  débouche ,  est  ouverte ,  peu  boisée  , 
mais  cultivée  presque  partout.  On  y  remarque 
des  habitations  et  des  villages ,  qui  se  multi- 
plient à  mesure  qu'on  approche  de  la  ville. 
Enfin  on  arrive  à  destination  après  une  marche 
de  dix  heures  ,  comptées  depuis  la  dernière 
station. 


(  274  ) 
Du  plateau  de  Kupris  on  peut  encore  so 
rendre  à  Taïlza  sur  la  Verbalz ,  à  Vacup ,  à  Bi~ 
lack,  à  Petrovatz,  à  Biach  dans  la  Croatie  tur- 
que, et  de  là  à  Szluin  dans  les  FAats  autrichiens; 
mais  ces  communications  ne  sont  pas  moins 
épineuses  que  celles  qui  viennent  d'être  décrites. 
Pour  achever  d'explorer  le  pays  ,  j 'engagerai 
le  lecteur  à  se  transporter  avec  moi  sur  l'Unna, 
où  nous  prendrons  successivement  des  points 
de  départ  dans  toutes  les  directions  longitudi- 
nales. 

De  Novià  Banga-JLucka . 

L'Unna  est  un  des  affluensles  plus  considéra- 
bles de  la  Save.  Après  avoir  coulé  du  sud-ouest 
au  nord-ouest ,  entre  les  deux  territoires,  elle 
fait  un  coude  prononcé,  prend  sa  direction  vers 
le  nord-est, et  forme  pour  la  Bosnie,  une  bar- 
rière dune  défense  facile  •*  cette  rivière  est  navi- 
gable dans  une  partie  de  son  cours. 

Novi,  situé  sur  sa  rive  droite,  est  un  château 
de  trop  peu  d'importance  relativement  à  la  posi- 
tion qu'il  occupe.  Il  garde  l'entrée  de  la  vallée 
de  la  Sanna  ,  qu'on  peut  regarder  comme  le  dé- 
bouché principal  de  Ba^na-Lucka  dans  celle 
direction.  Les  Autrichiens,  commandés  par  !<■ 


(  27$  ) 
prince  de  Lichteinstein  ,   se  rendirent  maîtres 
de  Novi  dans  la  campagne  de  1 788. 

La  route  remonte  jusqu'à  Priedor ,  celle 
vallée,  qui  est  couverte  de  pâturages  entre- 
mêlés de  bouquets  de  hêtres ,  de  chênes  et  de 
trembles.  Les  bois  deviennent  plus  touffus  à 
mesure  qu'ils  se  rapprochent  de  la  sommité  des 
versans.  La  Sanna  coule  sous  leur  ombre  pro- 
tectrice, et  permet  aux  bateaux  chargés  de  la 
remonter,  mais  seulement  quelques  lieues  au- 
de  là  de  son  embouchure.  La  vallée  s'évase 
beaucoup  à  six  heures  de  Novi,  et  forme  un 
beau  bassin  où  la  Sanna  dessine  de  nombreuses 
sinuosités.  Priedor  ,  résidence  d'un  aga  ,  est 
situé  sur  une  eminence  dans  cet  évasemenl.  Il 
occupe  sans  utilité,  vu  son  peu  d'importance, 
une  position  ,  qui  mériterait  rétablissement 
d'une  place  plus  influente,  et  même  où  l'on 
pourrait  asseoir  avec  avantage  un  camp  re- 
tranché. 

Deux  heures  au-delà  de  cette  petite  lbrie- 
resse  on  passe  dans  le  bourg  et  sous  le  feu  du 
château  de  K^osarak.  Son  tracé  présente  un 
rectangle,  avec  tours  en  forme  de  basiions  aux 
angles,  le  tout  précédé  d'un  fossé  étroit,  qui 
pèche   par  le  défaut  de  profondeur,   (le  poste 


(  *?6) 
militaire,  fort  mal  entretenu,  a  encore  l'incon- 
vénient d'être  dominé. 

On  quitte  la  Sanna  pour  remonter  une  vallée 
latérale  qui  conduit  au  point  de  partage  des 
eaux  de  l'Unna  et  de  la  Verbatz.  De  là  on  gagne 
insensiblement  le  bassin  où  coule  la  seconde , 
sur  les  bords  de  laquelle  Bagna  -  Lucka  est 
située.  De  Novi  à  cette  ville  on  compte  dix-huit 
heures.  Le  pays  conserve  l'aspect  qu'il  affecte 
sur  les  rives  de  l'Unna  et  de  son  affluent.  Par- 
tout il  est  mameloné ,  entrecoupé  de  hauteurs 
généralement  accessibles  et  boisées  ;  dans  toutes 
les  directions  on  voit  arriver  des  eaux  fraîches 
et  limpides  ,  qui  arrosent  les  vallées  ouvertes 
que  ces  hauteurs  dessinent. 

De  Novi  on  peut  encore  se  rendre  à  Maïdan, 
bourg  situé  sur  un  des  affluens  de  la  Sanna ,  et 
qui  compte  à  peu  près  700  habitans ,  tous  mu- 
sulmans. C'est  dans  ce  canton  qu'existent  les 
mines  de  fer,  dont  il  a  été  parlé  comme  très- 
riches.  Le  pays  qu'on  traverse  pour  y  arriver  est 
fort  couvert.  Çà  et  là  il  offre  des  traces  de  culture 
dans  le  fond  des  vallées.  11  devient  moins  boisé 
à  mesure  qu'on  se  rapproche  du  bassin  de  la 
Sanna,  dans  lequel  on  débouche,  après  quelques 
heures  d'une  marche  pénible,  ei  qu'on  remonte 


(  277  ) 
pour  gagner  Sanskmiotz,  petite  ville  habitée  par 
des  Turcs.  Ici  et  sur  le  territoire  de  Maïdan ,  les 
campagnes  sont  en  plein  rapport.  Ce  spectacle 
continue  à  reposer  agréablement  la  vue  sur  les 
bords  de  la  Sanna ,  qui  sont  parsemés  de  métai- 
ries et  de  petits  hameaux  ,  où  le  propriétaire 
habite  entouré  de  ses  colons.  De  Sanskimotz  on 
poursuit  sa  roule  sur  la  rive  droite  de  la  Sanna 
jusqu'à  Kamisaka ,  où  la  vallée  est  réduite  à  une 
gorge  très-étroite. 

Pour  aller  à  Taïtza  sur  la  Verbatz  on  franchit 
la  berge  gauche  ;  on  passe  successivement  au 
bourg  de  Sitnilza,  à  la  petite  ville  deVacup, 
qui  peut  avoir  deux  mille  âmes  de  population , 
et  1  on  arrive  à  Taïtza  après  une  marche  de 
vingt-neuf  heures. 

Cette  ville  était  la  résidence  royale  avant  la 
conquête.  Elle  est  située  au  confluent  de  la 
Plieva  et  de  la  Verbatz.  Sa  population,  toute 
musulmane,  est  de  trois  mille  âmes.  Elle  est 
ceinte  dune  muraille  et  munie  d'un  fort,  qui 
ferait  indubitablement  une  longue  résistance. 

Le  lit  de  la  Verbatz  est  très-resserré  à  Taïtza  » 
On  la  passe  sur  un  pont  de  pierre.  La  Plieva , 
qui  est  un  de  ses  affluens  les  plus  considérables , 
prend  sa  source  au-dessous  du  plateau  de  Ku- 


(2?8    ) 

pris.  Taïlza  forme  un  nœud  de  roules  ,  qui 
communique  avec  Bagna-Lucka  ,  Traunik  , 
Biach  et  l'Erzégovine. 

Biach  est  considérée  comme  la  capitale  de  la 
Croatie-Turque.  On  la  trouve  sur  la  frontière 
du  régiment  de  Godspitcli ,  un  peu  au-dessous 
du  coude  que  forme  l'Unna.  Cette  petite  ville 
a  servi  d'exil  à  Ualtaban ,  célèbre  vézir  qui  vi- 
vait sous  le  règne  de  Mustapha  11.  Disgracié  el 
victime  de  l'intrigue ,  il  passait  ses  jours  dans 
l'oubli ,  lorsque  la  victoire  de  Zenta  amena  les 
Impériaux  jusqu'en  Bosnie.  Daltaban,  témoin  do 
leurs  progrès ,  ne  prend  des  ordres  que  de  son 
courage.  Il  se  met  à  la  tète  des  Bosniaques  ,  à 
qui  il  ne  fallait  qu'un  chef;  il  marche  à  l'ennemi, 
le  bat  dans  toutes  les  rencontres  ,  et  le  rejette 
sur  la  rive  gauche  de  la  Save.  Cette  belle  con- 
duite le  ramena  sur  la  roule  des  honneurs  ,*  mais 
il  est  rare  chez  les  Ottomans  qu'elle  ne  conduise 
pas  à  une  brillante  calasirophe  ;  et  la  fin  tragi- 
que du grand-vezir Daltaban  n'offre  qu'un  exem- 
ple de  plus  de  cette  triste  vérité  que  l'histoire 
des  sultans  confirme  à  chaque  page. 

I)(    Dltblëtza  à    Jia^na-Lucha. 
Dubietza,  située  à  quelques  lieues  <!<'  I  nu- 


(  279  ) 
bouchure  de  l'Unna,  est  un  autre  point  de  sur- 
veillanee  du  cours  de  cette  rivière.  Le  fort  est 
construit  partie  en  maçonnerie ,  partie  en  ma- 
nière de  palanque,  c'est-à-dire  avec  des  pièces 
de  bois  debout.  Celte  misérable  fortification  à 
laquelle  on  ferait  encore  trop  d'bonneur  en  lui 
accordant  le  nom  de  bicoque ,  dans  la  campagne 
de  1788,  a  donné  aux  Autrichiens,  par  une  ré- 
sistance de  plusieurs  mois,  la  mesure  de  l'opi- 
niâtreté des  Turcs  et  de  leur  valeur  indom table, 
pour  peu  qu'ils  aient  devant  eux  une  ombre  de 
retranchement.  Celte  guerre  doit  rappeler  aussi 
à  leurs  voisins ,  qu  ils  ne  sont  rien  moins  qu'à 
mépriser  en  rase  campagne. 

La  route  rejoint  à  Kosarak  celle  qui  part  de 
Novi.  Elle  rencontre  plusieurs  accidens  de  ter- 
rain dans  la  traversée  des  différentes  vallées  qui 
s'offrent  sur  son  passage,  pour  arriver  dans  le 
bassin  de  la  Sanna.  Toujours  des  pâturages  , 
des  bois  disposés  le  plus  souvent  en  taillis,  el 
quelque  peu  de  culture  ;  çâ  et  là  des  hameaux 
habités  généralement  par  des  catholiques. 

Dubielza  communique  encore  ,  d  une  part 
avec  Novi ,  par  un  chemin  qui  suit  la  rive  droite 
de  l'Unna  et  se  prolonge  jusqu'à  Biach;  du  côté 
opposé,  avec  Gradiska  sur  la  Save.   Cet    autre 


(  28o  ) 
poste  militaire  ,  très-important  par  sa  position  , 
mais  trop  faiblement  constitué ,  fournit  lui- 
même  une  grande  communication  pour  gagner 
Bagna-Lucka  par  la  rive  gauche  de  la  Verbalz. 
Le  pays  que  celte  communication  parcourt  est 
généralement  beau  et  mieux  cultivé  que  celui 
décrit  antérieurement:  cela  revient  à  dire  qu  il 
est  plus  peuplé. 

De  Çostanitza  à  la  Mitrovitza. 

Je  vais  décrire  la  route  que  l'ambassade  ex- 
traordinaire de  1812  a  suivie  pour  se  rendre  à 
Consiantinople.  Chemin  faisant  nous  continue- 
rons nos  excursions  latérales ,  pour  compléter 
les  notions  que  je  voudrais  faire  acquérir  sur 
une  contrée;  presque  inconnue.  Monsieur  le 
lieutenant-général  Andreossy  était  le  chef  de 
cette  ambassade  à  laquelle  furent  attachés  des 
officiers  du  génie  et  de  l'artillerie.  Une  mission 
aussi  difficile  exigeait  à  la  fois  les  talens  de  l'of- 
ficier général  et  du  diplomate,  puisqu'il  fallait 
diriger  en  mêm  ■  temps  la  politique  du  ca- 
binet ottoman  et  son  plan  de  campagne,  dans 
la  supposition  qu'il  eûi  continué  la  grierre, 
comme  tout  portait  à  l'espérer.  Mais  la  pais 
<;i;iit  déjà  signée  lorsque  I  ambassadeur  arriva  a 


(  a8i  ) 
Constantinople.  Il  fut  arrêté  près  d'un  mois  à 
Laybak,  par  un  calcul  aussi  faux  que  celui  qui 
tenait  en  suspens  les  opérations  militaires,  lors- 
que de  leur  côté  les  Anglais  négociaient  près 
de  la  Porte,  pour  le  compte  de  la  Russie. 

Ce  double  retard  si  intempestif  fit  manquer 
le  but  de  la  mission  diplomatique.  Cependant 
celui  à  qui  elle  était  confiée ,  habitué  à  traiter 
de  grands  intérêts  et  à  les  considérer  sous  plu- 
sieurs faces,  trouva  moyen  encore  de  la  rendre 
fructueuse ,  en  dépit  des  fautes  de  son  gouver- 
nement, et  des  désastres  qui  en  furent  la  consé- 
quence. D'abord  il  sut  faire  respecter  le  nom 
français  à  cette  époque  malheureuse  où  l'ambi- 
tion, luttant  en  désespérée  contre  les  arrêts  im- 
prescriptibles du  son,  semblait  vouloir  s'ense- 
velir sous  les   ruines  de  notre  belle  patrie,  et 
attirait  sur  elle  l'adversité  qui  traîne  presque 
toujours  à  sa  suite  le  mépr.s,  ou  du  moins  qui 
tend  à  déconsidérer  aux  yeux  de  la  faible  hu- 
manité. Les  sciences  lui  doivent  aussi  de  la  re- 
connaissance pour  les  matériaux  «précieux  qu'il 
a  recueillis  sur  les  rives  du  Bosphore.  C'était 
sûrement  la  première  fois   qu'une   ambassade 
française  prenait  sa  route  à  travers  la  Bosnie, 


(    282    ) 

Le  mie-mandar  avait  fait  dresser  ses  tentes 
sur  la  rive  droite  de  l'Unna ,  en  face  de  Cos- 
tanilza  (i).  Lorsque  l'ambassade  fut  arrivée  à 
cette  ville  frontière  ,  l'envoyé  ottoman  monta 
à  cheval  avec  sa  suite  ,  et  vint  faire  à  l'ambas- 
sadeur la  visite  d'étiquette.  Quelques  heures 
après  elle  lui  fut  rendue  avec  le  même  apparat. 
Il  nous  reçut  sous  sa  tente  ;  le  café  et  les  sor- 
bets nous  furent  présentés.  Dans  cette  première 
entrevue  ,  le  cérémonial  oriental  et  sa  teinte 
antique,  mis  en  opposition  avec  la  civilité  eu- 
ropéenne ,  nécessairement  devaient  fournir  à 
l'observateur  une  foule  de  remarques  curieuses 


(i)  Le  mie-mandar  est  un  envoyé  du  grand  seigneur.  Ses 
fonctions  consistent  à  aller  recevoir  sur  la  frontière  l'ambas- 
sadeur annoncé,  à  le  guider  jusqu'aux  portes  de  la  capitale, 
à  exercer  envers  lui ,  au  nom  de  Sa  Hautesse  ,  les  devoirs  de 
l'hospitalité  pendant  toute  sa  route.  En  conséquence  ,  les 
moyens  de  transport,  la  nourriture  ,  le  logement,  sont  fournis 
à  l'envoyé  el  à  sa  suite,  quelque  nombreuse  qu'elle  soit,  sans 
la  plus  légère  rétribution.  11  est  vrai  que  les  cadeaux  qu'il 
distribue  sur  son  chemin  .  à  tons  les  pachas,  à  tous  les  offi- 
ciers militaires  qui  le  reçoivent,  joints  an\  lukti biches  qu'il 
fait  compter  à  leurs  gens,  acquittent  en  partie  la  dette;  mais 
la  coût  unie  n'est  pas  moins  noble .  généreuse  .  digne  enfin  des 
nations  les  plus  avancées  dans  la  civilisation;  elle  est  d'ail- 
leurs d'autant  plus  attachante  qu'elle  ramène  le  souvenir  des 
siècles  les  plu  s  rei  ulés, 


(  s83  ) 

et  d'émotion  d'un  genre  particulier.  La  difïé- 
renee  qu'il  retrouvait  encore  dans  le  costume, 
le  langage  ,  la  physionomie ,  enfin  dans  tout  ce 
qui  constitue  l'être  moral  et  physique ,  ache- 
vait de  le  confirmer  dans  l'idée  qu'il  allait  entrer 
dans  un  monde  nouveau. 

Le  lendemain  ,  après  avoir  passé  l'LJnna  sur 
le  pont  de  bois  qui  traverse  cette  rivière  ,  nous 
montâmes  ,  les  hommes  à  cheval ,  les  dames 
en  litières  couvertes  ,  et  nous  prîmes  la  route 
de  Bagna-Lucka  (1).  On  compte  neuf  heures  de 
Costanitza  à  Butzovatz  ,  qui  fut  notre  premier 
gîte.  Le  pays  a  la  même  physionomie  que  dans 
le  bassin  delà  Sanna.  Ou  remarque  de  la  culture 
dans  les  vallées  ,  des  habitations  sur  le  pen- 
chant des  coteaux  ,  surtout  jusqu'à  Ghebovalz. 
Parvenue  à  ce  village  la  caravane  fît  halte  , 
sous  des  ombrages  ,  au  bord  d'un  clair  ruis- 
seau ,  et  nous  vîmes  arriver  un  déjeuner  abon- 
dant composé  de  laitage ,  de  pilauw  ,  de  vin 
blanc  ,  de  moutons  et  de  volailles  rôties.  Le 


(1)  Le  pacha  de  Bosnie  avait  Fait  la  galanterie  d'envoyer  les 
litières  des  dames  de  son  harem.  Ces  litières  sont  matelassées 
à  l'intérieur,  couvertes  en  drap  rouge,  et  portées  par  deux 
mules;  pour  la  forme  elles  se  rapprochent  de  la  caisse  de  nos 
voitures  les  plus  antiques. 


(  284  ) 
pins  souvent,  pendant  ce  trajet  de  55o  lieues, 
c'est  ainsi  que  nous  prenions  le  repas  du  malin. 
On    e'tair.   alors  dans   la    plus   belle  saison  de 
l'année. 

Jusqu'à  Ghebovatz  le  chemin  est  presque 
carrossable  ,  mais  les  difficultés  commencent 
lorsqu'il  s'agit  de  passer  dans  le  bassin  de  la 
Sauna.  Après  avoir  atteint  la  sommité  du  contre- 
fort nous  nous  trouvâmes  sur  un  vaste  plateau 
qui  domine  la  plaine  de  Priedor.  De  ce  point 
culminant  on  peut  mesurer  de  l'œil  ce  beau 
champ  de  bataille  ,  qui  a  pour  le  moins  deux 
lieues  en  largeur  ;  apprécier  les  ressources  et 
la  richesse  d'un  territoire  ,  où  l'on  remarque 
fréquemment  des  traces  de  culture ,  et  qui 
abonde  surtout  en  pâturages  excellens. 

Bulzovalz  est  un  hameau  habité  par  des  chré- 
tiens ,  et  situé  sur  une  espèce  de  promontoire. 
Les  lentes  lurent  dressées  près  do  habitations. 
Les  Turcs  étalèrent  leurs  tapis  sur  le  gazon  , 
firent  du  café  ,  et  chargèrent  leurs  pipes  en 
attendanl  le  repas  du  .soir. 

De  Bulzovalz  à  Bagna-Lucka  3  treize  heures 
démarche.  La  route  descend  dans  la  plaine  de 
Priedor  ,  laisse  la  forteresse  sur  sa  droite,  et 
va  rejoindre  !<•  chemin  de  Novi  par  K.osarak. 


(  285  ) 
On  arrive  après  sept  heures  à  Ivansko,  village 
habité  par  des  catholiques ,  et  près  duquel  est 
un  couvent  de  franciscains.  On  quitte  à  cet  en- 
droit le  bassin  de  l'Unna  pour  passer  dans  celui 
de  la  Verbatz.  Ce  point  de  partage,  qui  com- 
mande les  deux  vallées ,  offre  une  belle  posi- 
tion défensive.  Le  terrain  devient  schisteux  ;  il 
est  arrosé  par  un  grand  nombre  de  petits  cours 
d'eau,  bordés  de  bouquets  de  chênes,  de  bou- 
leaux et  de  hêtres,  parmi  lesquels  on  démêle 
quelques  ormes  et  des  frênes. 

A  partir  d'Ivansko  le  chemin  suit  une  vallée, 
étroite  d'abord  ,  et  qui  se  prêterait  très-bien  à 
une  défense  pied  à  pied  ,  au  moyen  des  posi- 
tions multipliées  auxquelles  le  passage  est  sub- 
ordonné. Le  sol  ,  naturellement  aquatique  , 
dans  les  temps  pluvieux  concourrait  encore  à 
entraver  la  marche  d'une  armée. 

La  vallée  de  la  Verbatz  ,  où  la  route  dé- 
bouche ,  présente  à  Bagna-Lucka  une  largeur 
moyenne  de  deux  mille  toises.  Elle  est  fertile 
et  généralement  cultivée.  Envisagée  sous  le  rap- 
port militaire  ,  elle  offre  une  seconde  base  de 
défense  excellente,  à  laquelle  Bagna-Lucka  et 
Taïtza  donnent  une  forte  consistance.  Mais  pour 

La  Bosme  1  8 


(  286  ) 

compléter  le  système ,  il  faudrait  qu'elfe  lut 
gardée  au  point  confluent  de  la  Verbalz  et  de 
la  Save.  Ce  qui  conlribue  encore  à  sa  propriété 
défensive  ,  que  nous  avons  déjà  fait  ressortir  , 
c'esi  le  commandement  que  la  rive  droite  prend 
sur  l'autre.  Dans  les  crues  cette  rivière  pourrait 
porter  bateau  jusqu'à  Bagna-Lueka  où  elle  a 
trente-cinq  toises  de  largeur  ;  en  tous  cas  il 
serait  facile  de  la  rendre  navigable. 

Bagna-Lucka  est  à  sept  heures  d'ivansko  et 
à  vingt-deux  heures  deCoslanitza.  Elle  possède 
six  à  sept  mille  habitans  tous  musulmans.  Son 
château  commande  le  cours  de  la  rivière  ,  et 
reçoit  à  son  tour  une  excellente  protection  de 
celte  barrière  défensive.  Malgré  son  importance 
il  est  dans  un  aussi  triste  état  que  ceux  qui  , 
jusqu'ici  ,  se  sont  offerts  à  nos  yeux  ;  mais  il 
compte  avec  raison  sur  le  courage  de  ses  défen- 
seurs. Par  sa  position,  ses  ressources,  el  comme 
nœud  de  routes,  !>;igna-Lueku  doit  s'attirer  de 
suite  l'attention  d'une  armée  offensive  :  dans 
toutes  les  guerres  entre  les  Turcs  et  les  Impé- 
riaux elle  a  constamment  été  le  premier  objec-- 
lif  que  la  conquête  s'est  proposé.  Mais'  aussi 
souvent  que  les  tentatives  se  sont  dirigées  surce 
poim  militaire,  elles  y  uni  rencontré  une  forte 


(  287  ) 
résistance.  Les  avantages  dont  il  est  doué  sont 
trop  visibles  en  effet  pour  échapper  à  l'esprit 
le  moins  clairvoyant.  Cette  place  est  indiquée 
par  la  nature   au   corps  chassé  des  bords   de 
l'Unna  forcé  dans  les  positions  successives  qu'on 
trouve  en  arrière,  et  qui  se  verrait  contraint  de 
mettre  la  Verbatz   entre  l'ennemi  et  lui.  En 
17  57  les  Autrichiens ,  commandés  par  le  prince 
deSaxe-Hildebourg,  assiégèrent  Bagna-Lucka  : 
l'armée  ottomane  vint  les  chercher  jusque  dans 
leurs  relranchemens  qu'elle  força,  et  la  déroute 
fut  complète. 

Tous  les  notables  de  Bagna-Lucka  ,■  montés 
sur   des  chevaux   de  race    richement  capara- 
çonnés ,    vinrent  recevoir  l'ambassadeur  à  une 
lieue  de  leur  ville,  où  nous  fîmes  notre  entrée  , 
escortés  de  ce  brillant  cortège.  On  nous  logea 
chez  l'habitant  le  plus   considérable.    11  a  été 
parlé  déjà  de  l'accueil  patriarcal  que  nous  trou- 
vâmes chez  cet  estimable  musulman.  Les  esprits 
en  général  étaient   fort  préoccupés  des  événe- 
mens  qui  allaient  se  passer  dans  le  Nord.  On 
démêlait  sur  les  visages  un  grand  fonds  d'estime, 
de  l'allèction  même  pour  la  nation  française  ; 
mais  aussi  la  défiance  se  mêlait  à  ces  senlimens 
de  première   origine  ,    aussitôt  (pion   venait    à 


(  ^88  ) 

prononcer  le  nom  d'un  homme  qui  réservait  ses 
alliés  pour  les  atteler  à  son  char  ,  après  les  avoir 
employés  à  vaincre  ses  ennemis.  Le  pacha  de- 
mandait de  nouveaux  contingens  pour  remplir 
les  cadres  de  l'armée  du  Danuhe.  Il  n'était  ohéi 
qu'avec  répugnance  ,  car  les  mauvais  succès 
de  la  guerre  avaient  jeté  le  découragement 
dans  tous  les  cœurs.  La  nation,  harassée  sous  le 
poids  des  règnes  malheureux  de  Selim  et  de 
Mustapha  ,  soupirait  tout  haut  pour  qu'on  la 
laissât  prendre  du  repos.  Enfin  les  vœux  allaient 
au-devant  de  la  paix  avec  une  telle  unanimité, 
qu'on  la  promulguait  par  anticipation. 

Bagna-Lucka    a   été    pendant    un   temps    le 
chef-lieu  du  pachalik.  Ses  mosquées  n'ont  pas 
à  beaucoup  près  l'élégance  ,    la    noblesse   qui 
caractérisent  les  temples  de  la  capitale;  elles  sont 
même  sensiblement  inférieures  en  mérite  à  ceux 
de  la  Roumélie  :  celte  remarque  s'applique  à  la 
Bosnie  en  général.   Cependant  les  objets  ina- 
nimés et  les  individus,  soit  qu'on  les  prenne  sur 
les  bords  de  l'Unna,  ou  qu'on  aille  les  chercher 
en  Asie  ,  ont  une   ressemblance   physique   ei 
morale  qui  étonne.  La  différence  des  climats, 
maîtrisée  dans  ces  contrées  par  les  institutions, 
demeure  sans  effet  et  se  présente  comme  une 


(  aôg  ) 
exception  unique  au  principe  le  plus  invariable. 
Chez  celte  nation  on  retrouve  un  air  de  famille 
jusque  dans  les  habitudes ,  dans  les  manières  , 
et  une  disposition  également  prononcée  à  lutter 
contre  les  influences  étrangères.  Enfin  les  ha- 
bitations particulières,  à  Bagna-Lucka  ,  à  Sé- 
rajo  ,  à  Traunik,  sous  le  rapport  des  matériaux, 
mais  surtout  relativement  au  style  et  à  la  dis- 
tribution, sont  presque  une  répétition  de  ce 
qu'on  peut  voir  en  ce  genre  dans  les  autres  pro- 
vinces ,  sans  même  en  excepter  la  capitale.  La 
différence  la  plus  saillante  consiste  dans  les 
poêles  en  briques  qui  ,  en  Bosnie  ,  font  partie 
intégrante  des  maisons  ,  à  l'instar  de  l'Allema- 
gne, tandis  qu'ailleurs  on  se  contente  d'échauffer 
les  appartenions  avec  des  brasiers  comme  dans 
le  midi  de  l'Italie. 

La  vallée  de  la  Verbatz  abonde  en  chevaux 
qui  jouissent  de  la  réputation  d'être  les  meil- 
leurs de  la  province.  Elle  fournit  largement  aux 
besoins  de  la  vie ,  et  même  ses  habitans  ne  con- 
somment pas  en  entier  les  produits  variés  qu'ils 
récoltent.  Cette  portion  centrale  de  la  Bosnie 
offre  la  population  la  plus  nombreuse  ;  aussi 
les  bourgs  et  les  villes  y  sont-ils  plus  multipliés 
que  dans  le  reste  delà  province.  Ce  serait  laque 


(  ?-9()  ) 
Jes  opérations  militaires  exigeraient  le  plus  d'é- 
tudes pour  être  bien  combinées  ,  d'autant  plus 
que  les  postes  retranebés  y  sont  fréquens. 

De    Bagna-Lucka,   on  peut  se   rendre  sur 
différens  points  des  vallées  de  la  Bosna ,  de  la 
Drina  et  de  la  Save.  Si  l'on  se  dirige  au  nord  ou 
à  l'est,  on  rencontre  laVerbania,  qui  débouche 
dans  la  Verbalz  ,  et  coule  dans  un  lit  très-en- 
caissé. Cet  affluent  fait  marcher  plusieurs  pou- 
drières ;    plus  loin   on  trouve  la  grande  et  la 
petite  Ukrin  a,  qui  se  réunissent  pour  aller  verser 
leurs  eaux  dans  la  Save.  Avant  leur  jonction  la 
largeur    de    ces    deux    rivières    est    médiocre 
dans  la  belle  saison  ;  mais  en  moins  de  quelques 
heures  elle  peut  augmenter  de  manière  à  para- 
lyser la  marche  d'un  corps  qui  arriverait  avec 
l'espoir  de  passer  à  gué.  L'Ukrina,  à  son  point 
confluent ,  présente  une  masse  d'eau  considéra- 
ble. Le  pays  qu'elle  traverse  est  accidenté,  mal- 
gré le  voisinage  de  la  Save  ,  et  la  distance  à  la- 
quelle il  se  trouve  de  la  chaîne  principale.  Le 
sapin  et  le  chêne  se  mêlent  dans  les  bois  quigar. 
nissent  les  hauteurs;  mais  le  second  domine  et 
L'au  ire  devient  de  plus  en  plus  ra  re  à  mesure  qu'on 
avance  vers  le  grand  récipient ■.  Dans  les  cantons 
arrosés  par  la  Verbania  h  les  deux  l  krina  ,   mi  sp 


(  W  ) 
livre  de  préférence  à  l'éducation  des  troupeaux  , 
en  sorte  que  la  culture  y  est  moins  active  que 
dans  les  vallées  de  la  Verbatz  ,  de  l'Ursova  et 
de  la  Bosna,  où  d'ailleurs  les  bras  sont  plus 
multipliés.  L'Ursova  ,  dont  on  trouve  le  bassin 
après  avoir  franchi  son  point  de  partage  avec 
les  eaux  de  l'Ukrina  ,  est  un  affluent  considé- 
rable de  la  Bosna.  La  Verbania ,  les  deux  Ukrina 
et  l'Ursova  prennent  leurs  sources  dans  les 
monts  Vlasik  au  nord  de  Traunik.  Dans  toute 
cette  partie  le  pays  est  d'autant  moins  cultivé 
qu'on  se  rapproche  davantage  de  ce  massif;  on 
finit  même  par  ne  trouver  que  des  pâturages,  et 
de  loin  en  loin  quelques  chélifs  hameaux. 

On  arrive,  en  remontant  une  vallée  latérale 
de  l'Ursova  à  la  petite  ville  de  Tessan ,  qui 
compte  1 200  habitans,  tous  musulmans.  Un  fort, 
assis  dans  une  position  inaccessible,  protège 
le  bourg;  mais  il  ne  rendrait  aucun  service  à 
la  défense  générale  ,  à  raison  de  son  isolement. 
Cependant  il  pourrait  être  utUisé  avec  succès, 
comme  repaire  ,  dans  la  guerre  de  détail 

Maglay  est  situé  plus  avantageusement.  Ce 
fort,  qui  n  est  quTà  quelques  heures  du  premier, 
interdit  le  passage  dans  la  vallée  de  la  Bosna. 
Le  bour^   qui  eu  dépend  peut  avoir  700  hahi- 


(  292  ) 
tans.  Pour  s'y  rendre  de  Bagna  -  Lucka  ,  il 
faut  compter  trois  marches.  On  prend  sa  di- 
rection sur  Perniavor  et  Tessan  ,  à  travers  les 
contrées  que  nous  venons  de  disséquer  ,  c'est- 
à-dire  en  franchissant  successivemen  les  contre- 
forts de  la  Verbania ,  des  deux  Ukrina  ,  de 
l'Ursova ,  de  la  Bosna ,  et  de  leurs  afïluens.  De 
Maglay  on  arrive  à  Brod  en  descendant ,  jus- 
qu'à Dobor  ou  Dobay,  la  vallée  de  la  Bosna , 
qu'on  quitte  là  pour  passer  dans  celle  de  la  Save. 
Bagna  -  Lucka  communique  avec  cette  petite 
place  frontière  par  un  chemin  direct  tracé  d'a- 
bord par  la  Verbatz ,  ensuite  par  l'Ukrina. 

Ces  quartiers  ont  été  le  théâtre  des  exploits 
du  prince  Eugène.  Après  avoir  passé  la  Save  à 
Brod  ,  il  se  rendit  maître  de  Dobor ,  de  Maglay 
et  de  Scepsé  ;  Sérajo  abandonné  fut  réduit  en 
cendres;  mais  l'attaque  fut  tellement  inopinée 
qu'elle  trouva  la  défense  en  défaut  partout.  D'ail- 
leurs cette  entreprise  se  borna  à  une  simple  ex- 
cursion, et  la  marche  des  Impériaux  fut  sin- 
gulièrement contrariée  par  les  seuls  obstacles 
que  lui  opposa  le  pays. 

Pour  expliquer  dans  son  entier  le  nœud  de 
routes  que  tient  Bagna-Lucka,  il  reste  à  décrire 
les  deux  communications    de  relte  place    avec 


(293) 
Traunik.  La  plus  facile,  mais  aussi  la  plus  allon- 
gée remonte  la  Verbatz  par  sa  rive  gauche  jusqu'à 
Taïtza ,  en  passant  par  le  bourg  de  Vacup.  Elle 
est  très-pittotesque  :  le  plateau  de  Prodosnitza 
procure  une  vue  aussi  étendue  que  variée.  La 
Plieva,  qu'on  trouve  à  Dgiolitza,  forme  plusieurs 
chutes  d'eau  encadrées  dans  un  paysage  dont 
tous  les  accessoires  concourent  à  produire  un 
grand  effet.  Au  sortir  de  Taïtza  on  passe  sur  la 
rive  droite  de  la  Verbatz  ,  et  l'on  remonte  aussi- 
tôt le  vallon  resserré  oùleVlasik  coule.  Chemin 
faisant ,  au  lieu  de  continuer  à  suivre  la  route 
qu'indique  ce  cours  d'eau  jusqu'à  son  point  de 
partage  avec  la  Karaula  qui  débouche  dans  la 
vallée  de  Traunilz  ,  on  peut  encore  abréger 
le  temps  ,  mais  accroître  la  difficulté,  en  gra- 
vissant le  versant  gauche,  pour  arriver  par  la 
sommité  des  contreforts  sur  les  bords  de  la 
Karaula  ,  où  l'on  trouve  un  village  du  même 
nom.  Cette  route  exige  trois  marches  chacune 
de  huit  à  neuf  heures. 

L'autre,  qui  est  celle  que  nous  avons  suivie, 
ne  demande  que  deux  jours,  à  raison  de  dix 
heures  chacun;  mais  comme  elle  traverse  les 
monts  Vlasik,  qui  forment  un  large  paie  d'une 
grande  élévation,  entre  les  bassins  de  la  Ver- 


(  *9*  ) 
bat?  et  de  La  Bosna,  elle  est  très-fatigante ,  même 
dans  la  belle  saison.  Après  avoir  cheminé  deux 
heures  dans  une  gorge  fort  resserrée ,  on  gra- 
vit péniblement  la  montagne.  Au  sommet  du 
premier  degré  on  trouve  un  vaste  plateau.  Le 
second  degré  se  présente  ensuite.  Sa  crèle  est 
le  point  de  partage  des  eaux  de  la  Verbatz  et 
de  la  Bosna,  Les  flancs  de  ces  monts  sont  cou- 
verts de  forets  composées  de  chênes  et  de  hêtres 
près  de  la  base  ;  de  sapins  et  de  mélèzes  dans  la 
région  supérieure.  Les  plateaux  présentent  de 
vastes  pâturages,  qui  paraissent  abandonnés,  à 
en  juger  parla  rareté  des  habitations;  enfin  il 
n'est  pas  de  roule  plus  solitaire  ;  dans  aucune 
contrée  il  n'est  pas  de  pays  dont  l'aspect  soit, 
plus  sauvage.  11  n'y  aurait  qu'une  avant-garde 
composée  uniquement  d'infanterie  légère,  et  dé- 
barrassée de  toute  espèce  d'attirail ,  qui  pour- 
rait s'y  risquer. 

Vacup,  sur  lequel  on  se  dirige,  et  qui  se  com- 
pose d'une  quarantaine  de  maisons  ,  marque,  à 
quelque  différence  près,  la  moitié  de  la  distanre 
entre  Bagna-Lucka  et  ïraunick.  Au  sortir  de 
ce  village  ou  s'engage  dans  une  épaisse  forêt 
d'arbres  verts.  On  prend  à  sa  naissance  um 
vallée  étroite  ei   d'une  pente   fort  raide,  qu'3 


(  295  ) 
est  prudent  même  de  descendre  à  pied.  On 
arrive  à  son  confluent  dans  une  autre  où  coule 
un  torrent  qui  vient  de  la  gauche.  Après  l'avoir 
remonté  quelque  temps,  on  gravit  la  berge 
droite-  La  partie  supérieure  présente  un  plateau 
spacieux,  où  l'on  découvre  enfin  un  han.  Cette- 
habitation  est  la  seule  qu'on  trouve  depuis  Va- 
cup,  c'est-à-dire  pendant  une  marche  de  cinq 
heures.  La  route  suit  long-temps  le  plateau, 
atteint  le  versant  gauche  de  la  Laskwa,  et  des- 
cend dans  cette  vallée  ,  dont  l'aspect  animé 
forme  contraste  avec  les  vastes  solitudes  qu'on 
vient  de  traverser.  Une  fois  parvenu  sur  les 
bords  de  la  rivière  qui  l'arrose,  on  a  rejoint 
le  chemin  commun  de  Taïtza  et  de  Scopia  ; 
il  ne  reste  plus  qu'à  descendre  pour  gagner 
Traunick . 

Cette  ville,  bâtie,  partie  en  amphithéâtre, 
partie  dans  la  plaine  ,  est  située  au  confluent 
d'un  petit  cours  d'eau  et  de  la  Laskwa.  Ses  de- 
hors plantés  en  arbres  fruitiers ,  cultivés  avec 
soin  et  remarquables  par  leur  fertilité  ,  du 
moins  en  Bosnie ,  forment  un  coup  d  oeil  très- 
agréable;  mais  rien  de  plus  triste  que  son  inté- 
rieur. Les  rues  sont  tortueuses,  mal  tenues  ci 
inondées  quand    le  torrenl   grossit.    A   chaque 


(  s06  ) 
pas  la  vue  rencontre  des  cimetières  parsemés 
de  pierres  grisâtres,  dont  l'aridité  n'est  point 
tempérée ,  comme  dans  la  capitale  et  la  généra- 
lité des  provinces,  par  ces  ombrages  qui  éten- 
dent un  voile  mélancolique  et  répandent  une 
teinte  consolante  sur  les  sépultures  des  Orien- 
taux. Pour  achever  de  peindre  Traunick  il  faut 
joindre  à  ce  mélange  bizarre  de  cimetières  et 
d'habitations,  des  vergers  nombreux,  qui  sou- 
lagent un  peu  les  yeux  et  ramènent  le  sourire. 
Ces  oppositions  fréquentes  révèlent  la  pensée, 
les  mœurs,  les  habitudes,  en  deux  mots  donnent 
l'intelligence  de  ces  êtres  énigmatiques  qui  for- 
ment une  opposition  morale  si  prononcée  avec 
le  reste  de  l'espèce  humaine. 

Le  château  est  assis  sur  la  croupe  d'un  con- 
trefort qui  sépare  les  deux  ravins.  Son  tracé 
présente  un  quadrilatère  flanqué  de  tours.  Non- 
seulement  il  a,  comme  tous  les  forts  de  la  Bos- 
nie, le  défaut  de  n'offrir  à  la  défense  qu'un 
espace  très-resserré ,  mais  encore  il  est  do- 
miné et  d'un  accès  facile.  Le  pacha  l'a  converti 
en  prison  d'Etat  :  c'est  là  qu'il  renferme  les 
Bosniaques  récalcitrans  que  sa  vengeance  peut 
atteindre.  Quant  au  palais  habité  pai  ce  repré- 


(  297  ) 
sentant  du  grand  seigneur,  il  n'a  pas  la  moindre 
noblesse. 

Traunick  ,  sous  le  rapport  de  l'extension  et 
de  l'aisance,  nécessairement  a  gagné  beaucoup 
depuis  qu'il  est  devenu  le  siège  du  gouverne- 
ment. Aujourd'hui  cette  ville ,  qui  n'était  qu'un 
bourg  il  y  a  un  demi-siècle ,  renferme  une  po- 
pulation de  sept  à  huit  mille  individus,  tous 
musulmans ,  excepté  quelques  familles  juives. 
Plusieurs  grands  propriétaires  y  ont  des  konaks 
(  hôtels),  qui  du  reste  sont  en  bois  et  ne  diffè- 
rent guère  de  l'habitation  modeste  du  petit  par- 
ticulier. Les  nombreux  villages  de  son  arron- 
dissement, peuplés  en  majorité  de  chrétiens  du 
rite  latin,  sont  entourés  de  campagnes  qui  pro- 
duisent des  grains  en  abondance.  Les  chevaux 
qu'on  y  élève  ont  la  réputation  d'être  excellens. 
Les  pâturages  nourrissent  encore  beaucoup  de 
bestiaux  de  la  grande  et  de  la  petite  espèce. 

A  deux  heures  de  Traunick  nous  trouvâmes 
une  députation  brillante  et  nombreuse  à  la  tête  de 
laquelle  était  un  des  principaux  officiers  du  pa- 
cha, qui  complimenta  l'ambassadeur  au  nom  de 
son  maître.  lie  chef  de  la  légation  monta  sur  un 
cheval  de  race  qu'on  lui  présenta.  Trois  chevaux 
de  main  harnachés  avec  tout  le  luxe  asiatique,  le 


(?9«  ) 

précédèrent  à  l'instar  des  pachas  de  première 
classe.  Les  notables,  les  officiers  de  la  maison 
du  gouverneur  groupés  autour  de  lui,  don- 
naient au  cortège  un  air  de  pompe  vraiment 
imposant ,  que  la  physionomie  originale  des 
lieux  contribuait  encore  à  rendre  pittoresque. 

INous  cheminions  au  son  d'une  musique  com- 
posée d'instrumens  criards,  qui,  pendant  toute 
la  marche,  cherchèrent  à  jouer  l'air  de  Marl- 
borouhg  sans  pouvoir  en  venir  à  bout,  quelques 
efforts  qu'ils  fissent  pour  éviter  les  divagations. 
Il  était  nuit  close  lorsque  nous  arrivâmes  à 
Traunik.  Nous  fîmes  notre  entrée  aux  flambeaux, 
précédés  d'un  grand  nombre  d'habitans  qui  se 
joignirent  au  cortège  à  quelques  cents  pas  de  la 
ville.  Tous  les  cuisiniers  du  pacha  avaient  été 
employés  à  nous  préparer  un  souper  à  la  turque, 
qu'on  nous  servit  chez  le  consul  de  France. 
Après  les  mets  substantiels,  tels  que  des  vo- 
lailles bouillies  ou  apprêtées  avec  du  riz,  du 
mouton  au  naturel  et  déguisé  de  plusieurs  ma- 
nières, nous  vîmes  paraître  une  série  innom- 
brable de  plats  couverts  de  pâtisseries  et  de 
sucreries,  où  la  variété  s'était  ('puisée  tant  sous 
le  rapport  des  formes  que  du  goût.  Les  Turcs, 
■  le  même  que  tous  les  Orientaux,  se  montrent 


(  *99  ) 

recherchés   en    friandises',    mais  on  ne  peut  les 
accuser  d'èlre  gourmands. 

Le  lendemain  nous  montâmes  à  cheval  pour 
aller  faire  notre  visite  au  pacha.  11  reçut  l'am- 
bassadeur  avec  une  grande   distinction.  On  se 
fit  de  part  et  d'autre  des  complimens  diploma- 
tiques, et  l'on  se  quitta  après  avoir  pris  le  café 
et  les  confitures  ;  après  avoir  reçu,  tant  sur  les 
mains  que  sur  les  vêtemens  ,  l'aspersion  d'eau 
de  rose,  et  s'être  enivrés  de  fumigations  par- 
fumées, conformément  à  ce  qu'ordonne  l'éti- 
quette orientale.  Un  nombreux  domestique  se 
partage  chez  les  grands  ces  différentes  fonctions; 
mais  les  lois  de  l'hospitalité  prescrivent  au  visi- 
teur, l'obligation  de  distribuer  des  baklchiches 
(la  bonne  main)  à  tous  ceux  qui  Font  approché, 
sous  le  prétexte  de  lui  faire  honneur;   en  sorte 
que  chaque   distinction  est  un  impôt  de  plus. 
Les  cadeaux  réciproques  avaient  précédé  cette 
entrevue  :  c'est  ainsi  qu'en  usent  ceux  qui  trai- 
tent  d'égal  à  égal.  Il  n'en  est  pas  de   même 
quand  le  rang  établit  une  différence;  alors  c'est 
à  l'inférieur  à  faire  preuve  de  générosité;  ce- 
pendant il  s'acquitte  aussi  avec  des  fleurs  si  l'état 
de  ses  facultés  ne  lui  permet  pas  d'être  plus  ma- 
gnifique . 


(  3oo  ) 

Traunick  esi  le  point  central  des  communi- 
cations de  la  Bosnie.  Nous  avons  déjà  parcouru 
en  détail  les  routes  qui  conduisent  à  cette  ville, 
en  partant  de  l'Erzégovine  et  de  la  rive  gauche 
de  la  Verbatz.  D'autres  vont  gagner  les  bords 
de  la  Bosna  sur  différons  points  et  descendent 
avec  elle  j  usqu'à  la  Save ,  ou  passent  sur  sa  rive 
droite  pour  se  rendre  dans  les  vallées  de  la 
Sprelza  et  de  la  Drina.  Celle  qui  va  chercher  la 
première  de  ces  rivières,  conduit  successivement 
à  Vranduk,  Scepsé  et  Maglay.  Vranduk,  à  cinq 
heures  de  Traunick,  est  un  hameau  avec  châ- 
teau fort  situé  sur  un  rocher  escarpé  qui  do- 
mine le  cours  de  la  Bosna.  Le  pays  qu'on  tra- 
verse pour  y  arriver  est  peuplé ,  bien  cultivé , 
et  produit  principalement  des  grains. 

La  Bosna  reçoit  un  grand  nombre  d'affluens 
parmi  lesquels  les  plus  considérables  sont  la 
Laskwa  et  l'Ursova  qui  arrivent  par  sa  gauche; 
la  Migliaska,  la  Dobroviiza  et  la  Spretza  qui 
débouchent  sur  sa  rive  droite.  Tous  ces  cours 
d'eaux  prennent  leurs  sources  dans  les  larges 
contreforts  qui  couvrent  d'aspérités  l'espace  com- 
pris entre  les  grands  bassins.  La  Bosna  dessine 
une  courbe  à  peu  près  parallèle  à  celle  de  la 
Verbalzj  elle  est  navigable  jusqu'à  Scepsé.  Ses 


(  Soi  ) 
bords  et  les  vallées  latérales ,  annoncent  par"  là 
culture  qu'on  y  remarque  presque  partout,  le 
caractère  laborieux  de  ceux  qui  les  habitent* 
C  est  la  partie  la  plus  riche  de  la  province. 

De  Vranduk  pour  gagner  Scepsé  on  descend 
la  Bosna  sur  sa  rive  gauche.  Les  versans  sont 
couverts  de  forêts  à  leur  sommité.  La  vallée  est 
resserrée  pendant  une  partie  de  son  cours  ;  mais 
elle  commence  à  s'évaser  au-dessus  de  Scepsé* 
et  présente  alors  dans  son  entier  ce  coup  d'œil 
satisfaisant  dont  je  viens  de  faire  l'éloge.  Scepsé 
est  le  chef-lieu  d'un  arrondissement  considé- 
rable; les  chrétiens  du  rit  latin  y  sont  en  ma- 
jorité. Le  bourg,  entouré  de  hameaux  répan- 
dus sur  les  deux  rives ,  est  protégé  par  un 
petit  fort  carré  qui  intercepte  le  passage.  Au- 
dessous  de  Scepsé  le  cours  de  la  Bosna  est  sur- 
veillé par  les  châteaux  de  Maglay,  de  Dobay  et 
de  Padriovick,  qui  embarrasseraient  beaucoup 
une  armée  envahissante,  s'ils  étaient  renforcés 
par  des  camps  retranchés  de  deux  à  trois  mille 
hommes,  c'est-à-dire  capables  d'exercer  leur 
influence  dans  un  rayon  de  plusieurs  lieues  , 
comme  pourrait  le  faire  une  place  d'une  cer- 
taine importance.  Le  canton  de  Scepsé  produit 
une  grande  quantité  d'orge. 

La  Bosnie.  iq 


(    302    ) 

On  continue  à  descendre  la  vallée ,  soit  qu'on 
veuille  se  rendre  à  Maglay,  soit  qu'on  ait  l'in- 
tention de  passer  dans  le  bassin  de  la  Spretza, 
Si  l'on  donne  la  préférence  à  cette  direction,  on 
traverse  la  Bosna  au-dessus  de  Maglay;  on 
parcourt  le  plateau  commun  de  cette  rivière  et 
de  la  Spretza.  Il  est  médiocrement  élevé,  par- 
semé de  terres  en  labour ,  d'autres  en  nature  de 
bois,  et  passablement  peuplé.  La  vallée  de  la 
Spretza,  où  l'on  parvient  après  quelques  heures 
de  marche,  est  ouverte,  et  annonce  une  culture 
très-soignée.  Elle  reçoit  plusieurs  afïluens.  En 
la  remontant  on  arrive  à  Tusla,  petite  ville  fer- 
mée par  une  enceinte  en  bois,  et  habitée  par 
des  chrétiens.  Il  faut  compter  quinze  heures 
depuis  le  bac  où  l'on  passe  la  Bosna  jusqu'à 
cette  station.  Le  pays  continue  d'offrir,  à  des 
distances  très-rapprochées,  des  hameaux  entou- 
rés de  beaux  vergers ,  des  pâturages  et  des  terres 
ensemencées  qui  produisent  du  froment,  de 
l'orge  et  du  maïs  :  les  parties  supérieures  sont 
couronnées  de  bois.  Parvenu  à  Tusta,  on  n'est 
plus  qu'à  dix  ou  douze  heures  de  Swornick. 
Pour  se  rendre  sur  la  Save,  on  peut  prendre 
direclement  à  travers  le  plateau  compris  entre 
cette  rivière  ,  la  Bosna,  la  SpreUa  ei  la  Drin;». 


(  3o3  ) 

Lipaik  indique  à  peu  près  son  point  culminant. 

De  Traunik  à  Sérajo  on  compte  seize  heures. 
La  route  longe  la  Laskwa  dont  les  berges  sont 
très-rapprochées  et  fort  raides  à  Traunik.  Ce 
défilé  peut  avoir  trois  quarts  d'heure  de  long. 
On  trouve  à  sa  sortie  un  pont  de  pierre  et  un 
bassin  spacieux,  qui  est  le  rendez-vous  de  plu- 
sieurs afïluens  de  la  Laskwa.  Sur  le  revers  des 
hauteurs  qui  l'encadrent  et  dans  la  plaine  même, 
on  découvre  çà  et  là  de  gros  villages  parmi  les- 
quels Vitès  tient  le  premier  rang.  Au-delà  de 
cette  halte  se  présente  un  pont  en  bois  dont  on 
profite  pour  passer  sur  la  rive  droite  du  cours 
d'eau.  Un  peu  plus  loin  on  laisse  la  vallée  con- 
tinuer sa  route  vers  la  Bosna ,  et  l'on  atteint  le 
sommet  de  la  berge  droite  à  travers  les  bois  de 
chênes ,  de  hêtres  et  de  trembles,  qui  la  garnis- 
sent. 

Le  bassin  qu'on  vient  de  traverser  offre  à 
une  armée  défensive  une  position  d'autant  plus 
belle  pour  battre  l'ennemi  en  détail ,  à  la  sortie 
du  défilé,  que  cette  même  armée  a  derrière  elle 
le  plateau  où  nous  sommes  parvenus.  Elle  y 
trouverait  une  position  formidable  qui  barre  le 
passage,  et  ne  peut  être  tournée.  D'ailleurs  le 
défilé  de  Traunick  se  défend  de  lui-même  pour 


(  3o4) 
ainsi  dire,  et  mettrait  l'offensive  dans  une  si- 
tuation critique  ;  car,  en  supposant  encore  que 
l'ennemi  réussisse  à  le  passer,  jamais  il  ne  son- 
gera à  descendre  avec  la  Laskwa  dans  la  vallée 
de  la  Bosna,  puisqu'il  laisserait  l'adversaire  sur 
ses  derrières  :  il  faut  donc  indispensablement 
qu'il  l'attaque  de  front. 

On  gagne,  en  parcourant  un  pays  très- varié, 
la  vallée  de  la  Kosilza  où  Budzovatz  est  situé. 
On  le  trouve  à  l'entrée  d'une  espèce  de  cul-de- 
sac  arrosé  par  un  cours  d'eau  assez  considérable. 
Cette  bourgade  compte  à  peu  près  800  habi- 
tans,  tous  mnsulmans  ;  elle  est  à  cinq  heures  de 
Traunik. 

Arrivé  là,  on  peut  choisir  entre  deux  routes 
pour  se  rendre  à  Sérajo.  La  plus  directe  passe 
au  han  de  Javatz  qu'on  trouve  quatre  heures 
plus  loin  que  Budzovatz.  Elle  descend  la  vallée 
de  la  Kositza,  et  va  déboucher  par  les  sommi- 
tés, dans  celle  où  la  Fognitza  coule.  Ce  cours 
d'eau  principal  en  reçoit  plusieurs  autres  et  se 
rend  dans  la  Bosna  à  Visoka.  En  le  remontant, 
on  parvient  à  une  petite  ville  du  même  nom, 
et  l'on  voit  plusieurs  fourneaux  de  forges, 
qu'alimentent  les  mines  dont  il  a  été  parlé.  Ces 
cantons  ont  une  population  considérable  ,  com- 


(  3o5  ) 
posée  en  partie  de  catholiques.  On  découvre 
des  villages  et  des  hameaux  tout  autour  de  soi  ; 
mais  il  ne  s'en  présente  aucun  sur  la  route.  Le 
pays  est  fort  varié  ;  les  vallées  et  leurs  versans 
sont  généralement  cultivés;  les  sommités  offrent 
des  bois  et  des  pâturages.  Les  eaux  minérales  , 
comprises  dans  l'énumération  des  richesses  de 
la  province,  ont  leurs  sources  dans  un  petit  val- 
lon où  coule  la  Lipenitza. 

On  quitte  ces  cantons  privilégiés  pour  gravir 
et  traverser  le  contrefort  commun  de  la  Fo- 
gnitza  et  de  la  Bosna.  Le  pays  qu'on  parcourt 
est  plus  couvert,  plus  fortement  accidenté  que 
celui  qu'on  laisse  derrière  soi;  cependant  les 
villages  continuent  à  se  montrer  çà  et  là  sur  les 
deux  côtés  du  chemin.  Pour  descendre  dans  le 
bassin  de  la  Bosna,  on  suit  un  torrent  qui  va  se 
jeter  dans  cette  rivière  près  d'un  pont  de  pierre 
sur  lequel  la  route  passe.  Parvenu  là ,  il  ne  reste 
plus  que  trois  heures  de  marche  jusqu'à  Sérajo. 
On  trouve  les  sources  de  la  Bosna  à  une  petite 
distance  du  pont.  Elles  sont  tellement  abon- 
dantes que  la  rivière  cesse  d'être  guéable  très- 
près  de  sa  naissance. 

On  laisse  la  Bosna  et  l'on  remonte  la  Mi- 
gliaska,  citée  déjà  comme  un  de  ses  principaux 


(  5o6  ) 

tributaires.  Depuis  son  embouchure  jusqu'à 
Se'rajo ,  cet  affluent  coule  dans  un  bassin  très- 
évasé,  dont  les  berges,  fortement  prononcées, 
sont  généralement  nues ,  et  fournissent  des 
cours  d'eaux  qui  rendent  le  sol  marécageux 
au  lieu  de  le  féconder.  Une  petite  partie  de  ce 
bassin  est  en  culture  ;  tout  le  reste  est  aban- 
donné aux  bestiaux.  Le  climat  contrarie  peut- 
être  aussi  les  tentatives  de  l'agriculture  ;  car  en 
Bosnie  la  récolte  n'arrive  pas  toujours  à  ma- 
turité, du  moins  dans  les  cantons  voisins  de  la 
chaîne ,  où.  la  neige  couvre  plutôt  la  terre  que 
dans  les  parties  inférieures  :  d'un  autre  côté , 
ils  sont  plus  en  prise  à  cette  humidité  que 
les  forêts  engendrent  et  entretiennent.  On  est 
guidé  par  la  Migliaska  jusqu'à  Sérajo.  Elle  peut 
avoir  vingt-cinq  à  trente  toises  de  largeur 
moyenne  dans  cette  partie  extrême  de  son 
cours.  La  Géliéznitza  est  son  principal  affluenl . 
Des  ponts  de  pierre  facilitent  le  passage  des 
nombreux  torrens  qui  croisent  la  route. 

La  seconde  communication  qui  conduit  de 
Butzovatz  à  Sérajo,  prend  sa  direction  sur  Y  i- 
soka,  c'est-à-dire  qu'elle  va  gagner  les  bords 
de  la  Bosna  plus  bas  que  le  point  où  nous  l'avons 
passée  en  premier  lieu.  La  route?  tracée  pendant 


(  5o7  ) 
quelques  lieues  dans  la  vallée  de  la  Korhza , 
atteint  ensuite  les  sommités,  en  serpentant  sur 
leurs  revers  à  travers  des  bois  entre-coupés  de 
clairières.  Une  fois  parvenu  sur  le  plateau,  on 
découvre  à  sa  droite  le  bassin  de  la  Bosna> 
qui  dans  cette  partie  est  ouvert,  garni  d'ha- 
bitations et  généralement  cultivé.  Plus  bas  il 
forme  un  coude  à  l'est  en  se  resserrant,  et  la 
rivière  devient  de  plus  en  plus  encaissée.  Ce 
point  de  vue  est  très-imposant;  le  tableau 
animé  qu'il  présente  forme  contraste  avec  le 
pays  agreste  qu'on  a  traversé.  La  route  prend  à 
sa  naissance,  un  vallon  qui  court  vers  le  sud-est. 
Elle  s'engage  dans  un  bois  très-fourré ,  et  passe 
près  d'un  hameau.  Radovitza  s'offre  à  son  dé- 
bouché dans  le  bassin  de  la  Bosna  ,  qu'on  re- 
monte jusqu'à  Visoka.  La  population  de  cette 
petite  ville  peut  être  évaluée  à  2000  musul- 
mans. 

Notre  hôte  de  Visoka  nous  reçut  avec  une 
urbanité  noble  et  franche.  Son  jeune  fils ,  en- 
core dans  l'âge  de  l'enfance  ,  lui  tenait  compa- 
gnie: il  nous  le  présenta  comme  si  déjà  ce  petit 
être  eût  revêtu  la  robe  virile  ,  et  le  regardait 
avec  cet  air  de  complaisance  qui  indique  à 
l'étranger  le  sur  moyen  de  se  rendre  agréable 


(  5o8  ) 

au.  maître  de  la  maison.  En  observant  les  Otto« 
mans,  souvent  j'ai  trouvé  à  répéter  cette  re- 
marque, qui  fait  honneur  à  leur  cœur,  et 
justifie  ce  qu'il  m'est  déjà  arrivé  de  dire  en 
parlant  de  leurs  inclinations. 

Visolca,  comme  tous  les  bourgs,  comme 
toutes  les  villes  de  la  Turquie  ,  a  cet  air  cham- 
pêtre qui  charme  et  séduit  d'autant  plus  faci- 
lement, qu'il  est  l'annonce  de  la  pureté  des 
mœurs,  et  qu'il  rappelle  ce  premier  âge  du 
monde,  où  le  bonheur  sans  nuage  habitait, 
dit-on,  parmi  les  humains.  Les  arbres  frui- 
tiers entourent  la  modeste  demeure  de  chaque 
famille;  les  eaux  courantes  arrosent  les  rues, 
et  contribuent  encore  à  entretenir  la  fraî- 
cheur; chaque  ombrage  recèle  une  multitude 
d'oiseaux,  qui  font  entendre  les  accens  du 
contentement  :  jamais  leurs  concerts  ne  sont 
interrompus  par  le  plomb  meurtrier. 

Le  silence  et  le  calme  parfait  caractérisent 
ces  lieux  :  ceux  qui  les  habitent  forment  un 
contraste  marqué  avec  nos  villageois  bruyans. 
Bacchus  et  ses  joyeux  transports  ne  sont  point 
admis  dans  leurs  réunions  taciturnes;  et  si  deux 
musulmans  se  convient,  c'est  pour  savourer  le 
café  de  PYémen  ;   pour  mêler  son  arum   aux 


(3o9  ) 
parfums  du  tabac  et  de  l'aloès.  Le  Turc  se 
lève  avec  le  jour  et  se  couche  au  crépuscule. 
Le  ramazan  et  le  bayram  sont  les  seules  épo- 
ques de  l'année  où  il  déroge  à  cette  coutume 
conservatrice  des  moeurs  et  de  la  santé  ;  alors 
il  prend  une  gaîté  d'emprunt,  qu'il  dépose 
pour  retourner  à  sa  manière  d'être  habi- 
tuelle, aussitôt  que  le  cours  ordinaire  de  la  vie 
est  revenu.  Les  villages  grecs ,  où  l'oppres- 
sion n'est  pas  en  sentinelle,  sont  bien  plus 
animés.  On  conduit  la  charrue  en  chantant  ; 
les  jours  de  fête  la  jeunesse  des  deux  sexes  se 
réunit  sous  le  platane  du  hameau  pour  danser 
la  romeca.  Le  musulman ,  malgré  son  carac- 
tère dominateur,  a  le  bon  esprit  de  sentir 
que  cette  nation  a  besoin  de  rire,  et  que  le 
moyen  le  plus  sûr  de  provoquer  chez  elle 
les  soulèvemens,  serait  de  comprimer  son  en- 
jouement naturel.  Dans  la  Roumélie  le  Grec 
prend  librement  son  essor  à  l'époque  des 
moissons  ;  à  Constantinople  c'est  plus  particu- 
lièrement dans  la  semaine  de  Pâques  qu'il  jouit 
d'une  licence  plénière  ;  mais  ,  partout  où  il  ha- 
bite ,  le  premier  de  mai  est  célébré  comme  la 
fête  du  printemps.  Le  musulman ,  au  contraire, 
par  caractère  et   par  principes  mène   une   vie 


(  310  ) 
contemplative.  Il  s'entoure  avec  intention  des 
objets  ]es  plus  propres  à  nourrir  la  mélancolie; 
et  sa  dernière  demeure  touche  immédiatement 
à  la  frêle  habitation  que  ses  mains  ont  élevée 
pour  le  séjour  rapide  qu'il  s'attend  à  faire  sur 
cette  terre.  La  répétition  constante  d'un  aver- 
tissement aussi  éloquent  et  persuasif  l'habitue 
machinalement  à  vivre  beaucoup  dans  les  ré- 
gions élhérées,et  à  se  concentrer  en  lui-même  : 
de  cette  prédilection  résulte  que  les  monumens 
qu'on  rencontre  avec  le  plus  de  fréquence,  aux 
approches  et  à  l'intérieur  des  villes  ou  des  ha- 
meaux, sont  des  monumens  funèbres. 

Pour  se  rendre  de  Visoka  à  Sérajo  on  passe 
sur  un  pont  de  bois  la  Bosna  qu'on  remonte 
ensuite  sur  sa  rive  droite.  La  vallée  se  resserre 
au-dessus  de  Visoka ,  et  finit  même  par  ne 
plus  laisser  à  la  rivière  qu'un  lit  encaissé.  La 
roule  s  entretient  à  mi-côte;  à  chaque  pas  elle 
rencontre  des  positions  très-propres  à  inter- 
cepter le  passage.  Un  han  s'offre  à  mi-chemin; 
ça  et  là  on  découvre  encore  d'autres  habita- 
lions,  mais  elles  se  présentent  de  préférence 
sur  la  rive  gauche ,  qui  cerne  de  moins  près  la 
Bosna.  Après  avoir  cheminé  ainsi  pendant  quel- 
ques heures,  on  s'engage  dans  une  vallée  Sf- 


(511  ) 
fluente,  et  l'on  atteint  le  point  de  partage  de 
ce  cours  d'eau  avec  la  Migliaska.  La  montée  est 
fort  raide  ;  le  col  s'annonce  flanqué  de  deux 
mamelons  qui  semblent  placés  là  pour  en  in- 
terdire l'entrée.  A  sa  sortie  on  découvre  la 
Migliaska  qui  s'échappe  au  nord-ouest,  et  Sé- 
rajo  où  l'on  arrive  après  une  marche  de  six 
heures  :  en  tout  dix-sept  heures  depuis  Trau- 
nick. 

Sérajo  se  développe  dans  la  plaine  et  sur  la 
croupe  des  hauteurs,  à  l'entrée  de  la  gorge 
d'où  la  Migliaska  s'échappe.  Il  présente  un 
riche  amphithéâtre  ,  où  les  ombrages  forment 
avec  les  fabriques ,  avec  les  minerais,  une  com- 
position pittoresque  des  plus  heureuses.  La  vaste 
prairie  qui  s'offre  en  avant-scène,  et  dans  laquelle 
les  eaux  affluent  de  toutes  parts;  les  hauteurs 
qui  encadrent  ce  bassin  spacieux  ,  et  contri- 
buent puissamment  à  l'orner  par  la  variété  des 
aspects,  complètent  un  tableau  dont  l'ordon- 
nance est  marquée  au  coin  du  grandiose. 

La  ville  est  défendue  par  un  château  spa- 
cieux ,  qui  est  tout  à  la  fois  pour  elle  une  ci- 
tadelle redoutable  et  un  réduit  protecteur.  Celle 
fortification,  entretenue  avec  soin,  domine  la 
plaine  ,   qu'elle  voil  d'enfilade  ,  et  commande 


(    3l2    ) 

;t  l.i  vallée  de  Migliaska  où  la  route  s'engage. 

Elle  se  compose  d'une  enceinte  quadrangu- 
laire  assise  sur  une  espèce  de  promontoire. 
Les  murs  latéraux  ,  d'une  pari  atteignent  le 
plateau ,  de  manière  à  n'avoir  rien  à  redouter 
de  son  commandement;  de  l'autre  ils  se  ratta- 
chent à  un  réduit  ,  tracé  en  carré  avec  des  tours 
aux  angles,  et  qui  ferme  l'enceinte  du  côté  en 
regard  avec  la  ville  :  le  côté  opposé,  c'est-à-dire, 
celui  qui  l'ait  face  au  plateau,  est  aussi  flanqué 
de  tours.  Al'intérieur  il  existe  dincrens  bâlimens 
à  l'usage  de  la  garnison  qui  est  fournie  par  le 
corps  des  janissaires.  Cette  position,  défendue 
vaillamment,  comme  elle  le  serait  par  la  popu- 
lation, pourrait  devenir  une  pierre  d'achoppe- 
ment d'autant  plus  désespérante  qu'on  ne  pos- 
sède point  la  Bosnie  si  l'on  n'a  pas  Sérajo  ;  et 
d'un  autre  côté  ,  qu'il  y  aurait  témérité  manifeste 
à  laisser  derrière  soi  une  capitale  qui  à  elle 
seule  mettrait  en  campagne  une  petite  armée. 
Le  prince  Eugène ,  lorsqu'il  fit  une  pointe  jus- 
qu'à Sérajo,  en  remontant  la  vallée  de  la  Bosna , 
renonça  à  se  rendre  maître  du  château.  Les  ha- 
bitans ,  surpris  par  cette  apparition  inattendue , 
abandonnèrent  la  ville  pour  se  retirer  dans  ce 
réduit,  où  ils  firent  une  telle  contenance  que 


le  vainqueui  <l<  Zenta  .  qui  n  avaii  aucun  poinl 
d'appui ,  et  courait  ]<•«,  risques  d  être  coupé  dans 
sa  retraite  .  jugea  prudent  de  revenir  sur  ses  pas 
jusqu'à  l.i  Save  <pi  il  repassa. 

La  Migliaska  parcourt  la  ville  basse  dans 
toute  sa  longueur.  De  distance  en  distance  des 
ponts  en  pierre  établissent  la  relation  entre  les 
deux  rives.  Sérajo  a  plusieurs  mosquées  d'une 
construction  élégante.  Sonbesestinet  ses  tchiar- 
tcbis  L'emportent  de  beaucoup  sur  tous  ceux 
.|u  on  a  \  us  jusqu  ici.  I  ies  édifices  particuliers, 
blanchis  à  l'extérieur,  ont  aussi  un  air  de  propreté 
et  de  fraîcheur  qui  distingue  cette  ville.  Sa  popu- 
lation s'élève  à6o,o<»n  anus  environ.  Les  Turcs 
en  forment  plus  «1rs  deui  tiers.  Le  reste  est  par- 
tagé entre  les  chrétiens  des  deux  rites  et  les  Juifs. 
On  y  compte  près  de  10,000  janissaires.  Son 
contingent,  dans  l,t  dernière  guerre,  avait  été 
fixé  à  1  î,ooo  hommes,  son  territoire  compris. 

C'est  le  lieu  de  résidence  de  la  plupart  des 
autorités  de  la  province.  Il  en  résulte  que  ces 
mêmes  autorités,  prises  d'ordinaire  parmi  les 
habitans,  rassemblent  une  masse  considérable 
de  fiefs,  et  contribuent  encore  à  rendre  puis- 
sante une  ville  où  la  classe  des  grands  proprié- 
taires est  nombreuse.  Sous  le  rapport  politique 


(  5i4  ) 

son  crédit  est  tel  que  la  Porte  a  consenti  forcé- 
ment à  la  débarrasser  de  la  vue  incommode 
du  paclia.  Peut  être  aussi  le  gouvernement  n'est- 
il  pas  lâché  ,  selon  sa  tactique  habituelle,  d'en- 
tretenir une  rivalité  qui  prévient  les  empiéte- 
mens  et  conserve  ses  droits. 

Sérajo  est  avantageusement  située  pour  le 
commerce.  Elle  noue  les  relations  de  la  Tur- 
quie avec  la  Dalmatie  ,  la  Croatie  et  le  midi  de 
l'Allemagne.  Ce  sont  principalement  les  Juifs 
qui  recueillent  les  profils  des  spéculations  en 
grand  ;  le  commerce  de  détail  se  partage  entre 
les  individus  des  trois  religions.  Celte  ville  cap- 
tivera toujours  l'attention  d'un  général  chargé 
de  la  conquête  de  la  Bosnie,  tant  à  raison  de  sa 
position  centrale  et  des  ressources  qu'elle  offre, 
que  de  l'influence  dont  jouit  dans  la  province 
sa  nombreuse  population. 

De  Sérajo  on  peut  se  rendre  (Jnnsla  vallée  de 
la  Sprclza,  et  gagner  sur  plusieurs  points  le 
bassin  de  la  Drina.  Nous  avons  vu  aussi  que 
celle  ville  a  une  communication  particulière 
avec  Herzégovine.  La  route  de  la  Sprelza  atteint 
cette  vallée  dans  sa  partie  supérieure,  et  se  pro- 
longe jusqu'à  Swornik.  Elle  gravit  les  hauteurs 
de  la  rive  droite  de  laMigliaska  en  contournant 


(  Si5) 
Sérajo,  et  prend  sa  direction  vers  le  nord- ouest  « 
La  contrée  où  elle  s'engage,  est  découpée  par 
des  ravins  profonds,  et  couverte  de  forêts  super- 
bes où  le  chêne  domine.  Les  habitations  ne  s'y 
montrent  qu'à  de  grandes  distances  les  unes 
des  autres. 

On  rencontre  la  Dobrovitza  qui  va  chercher 
la  Bosna ,  et  sur  laquelle  est  un  village  du  même 
nom.  Plus  loin  on  trouve  la  bourgade  de  Kladun 
située  sur  un  affluent  de  la  Spretza.  Le  pays 
jusque  là  est  d'un  accès  fort  difficile;  on  peut 
dire  même  qu'il  donne  une  idée  de  ce  que 
devait  être  la  nature  avant  que  la  main  de 
l'homme  eût  louché  à  ses  œuvres.  Cet  état  pri- 
mordial s'efface  ensuite  peu  à  peu,  et  disparaît 
entièrement  si  l'on  gagne  les  bords  de  la  Spretza 
près  de  Tusta.  Il  se  soutient  avec  plus  d'opiniâ- 
treté depuis  Kladun  à  Swornik ,  qui  est  à  trente 
ou  trente-deux  heures  de  Sérajo. 

Tchélebi-bazar  communique  avec  cette  capi- 
tale par  Guerude  sur  la  Drina,  mais  plus  di- 
rectement à  travers  les  montagnes.  Le  pays 
qu'on  parcourt  jusqu'à  destination,  est  aussi 
agreste  que  celui  qu'on  vient  d'esquisser  ;  des 
bois,  des  accidens  de  terrain  fortement  exprimés; 
presque  pas  d'habitations,  aussi  peu  de  culture, 


(  3.6  ) 

lel  est  le  tableau  ébauché  à  grands  traits,  qu'on 
a  constamment  sous  les  yeux.  On  rejoint  la  route 
de  Visoka  à  Tchélébi-bazar  où  l'on  arrive  après 
treize  heures  d'une  marche  des  plus  laborieuses. 
Cette  bourgade  est  au  confluent  de  deux  cours 
d'eau  qui  vont  se  jeter  dans  la  Drina.  Sa  popula- 
tion ne  s'élève  guère  qu'à  un  millier  d'individus. 
De  Sérajo  à  Guerude  on  compte  treize 
heures.  En  sortant  de  Sérajo  la  route  s'engage 
dans  la  gorge  profonde  où  la  Migliaska  roule 
avec  fracas  sur  un  lit  de  pierre,  à  travers  les 
quartiers  de  rochers  qui  obstruent  son  cours. 
Les  montagnes  qui  lui  donnent  naissance,  se 
rattachent  à  la  grande  chaîne  très-près  de  ses 
sources,  et  établissent  la  démarcation  entre  le 
bassin  de  la  Bosna  et  celui  de  la  Drina.  La  route 
serpente  sur  le  revers  des  hauteurs  escarpées  de 
la  rive  gauche.  Elle  est  couverte  par  places  de 
ce  pavé  délabré,  qui  contribue  encore  à  rendre 
plus  impraticables  les  communications  de  la 
Bosnie.  Une  heure  au-delà  de  Sérajo  on  passe 
sur  un  pont  de  pierre  d'une  seule  arche  ,  solide- 
ment construit,  on  peut  dire  même  avec  élé- 
gance et  hardiesse.  Le  chemin  qu'on  trouve  sur 
l'autre  rive,  est  bien  plus  épineux  et  d'une  pente 
plus  raide. 


(  3i7  ) 

Ce  point  de  station  met  à  même  de  juger  du 
rôle  brillant  que  le  château  jouerait  dans  la  dé- 
fense du  défilé  ;  mais  on  reconnaît  aussi  qu'il 
serait  indispensable  d'occuper,  d'une  manière 
permanente  et  inexpugnable,  certaines  hauteurs 
qui  commandent  le  plateau,  à  portée  convenable 
pour  l'incommoder  sérieusement.  Il  est  à  croire 
que  les  habitans  de  Sérajo  usèrent  de  cette  pré- 
caution lorsqu'ils  forcèrent  le  prince  Eugène  à 
renoncer  au  plan  de  conquête  qu'il  avait  projeté. 
Quant  au  passage  du  défilé,  pour  le  tenter  il 
faudrait  nécessairement  l'attaquer  par  sa  sortie, 
en  supposant  encore  qu'on  se  fut  rendu  maître 
de  son  entrée.  En  effet  la  reddition  du  châ- 
teau ne  dispenserait  pas  d  enlever  une  suite  de 
positions ,  qu'on  ne  pourrait  faire  tomber  qu'en 
les  tournant.  A  mesure  que  nous  avançons  on 
doit  mieux  se  convaincre  que  la  conquête  d'une 
seule  province  coûterait  à  elle  seule  la  popula- 
tion de  plusieurs  autres ,  et  que  le  vainqueur , 
en  dernier  résultat,  entrerait  en  possession 
d'une  immense  solitude. 

On  atteint  la  vallée  supérieure  de  la  Mi- 
gliaska  en  cheminant,  aussi  long- temps  que  les 
difficultés  sont  surmontables,  dans  la  gorge  res- 
serrée où  cette  rivière  roule  ses  eaux  écumeuses. 

La  Bosme.  20 


(3,8) 

On  l'abandonne  momentanément  pour  remon- 
ter un  de  ses  aflfluens  qui  trace  une  route  moins 
tortueuse,  mais   aussi  agreste  dans  le  premier 
instant.  Peu  à  peu  on  retrouve  le  vert  des  prai- 
ries, et  quelques  habitations  solitaires;   cette 
teinte  foncée  que  le  roc  nu  prête  aux  arbres 
verls  s'adoucit  ;  enfin  on  repasse  dans  la  vallée 
de  la  Migliaska,   et  la   scène  change  d'aspect. 
Au  lieu  de  ces  masses  calcaires,  déplacées  par 
les  eaux,  rongées  par  le  temps,,  et  qui  sont  les 
tristes  emblèmes  de  la  nature  morte,  tout  ce  qui 
s'offre  à  vos  regards  est  plein  de  vie  et  annonce 
la  végétation  la  plus  vigoureuse.  Des  sapins  gi- 
gantesques, et  qui  sont  là  depuis  des  siècles, 
garnissent    les   sommités ,  descendent    parfois 
jusque  dans  le  fond  du  vallon  où  ils  entretien- 
nent une  fraîcheur  prinlanière;  alimentent  des 
sources  abondantes  qui  filtrent  de  toutes  parts 
à  travers  un  gazon  touffu,  ou  qui  forment  de 
gros   ruisseaux  avant  de  venir  se  joindre  à  la 
Midiaska.  Les  bords  de  cette  rivière  sont  cou- 
verts  de  pâturages  sur  lesquels  on  voit  errer  un 
bétail  nombreux  qui,  néanmoins  ne  l'est  point 
encore  assez  pour  consommer  les  produits  de  ces 
vastes  herbages.  Cà  et  là  on  découvre  quelques 
cliâtcls  qui  servent  d'asile  aux  rares  habitans  de 


(3.9) 

celte  région  supérieure.  La  vie  qu'ils  mènent  est 
tout-à-fait  pastorale  ;  à  peine  aperçoit-on  dans 
leurs  campagnes  les  traces  de  la  charrue. 

Le  voyageur  y  trouve  des  hans  de  distance  en 
distance.  Mais  ces  hôtelleries,  qui  ressemblent 
en  Bosnie  aux  métairies  du  mont  Jura ,  c'est- 
à-dire  qui  consistent  dans  un  grand  bâtiment 
carré,  n'ont  a  lui  offrir  que  le  couvert  et  quel- 
ques nattes  pour  se  reposer;  reste  à  sa  charge  la 
sollicitude  de  pourvoir  à  tous  les  autres  besoins 
de  la  vie:  parfois  même  les  hans  sont  dépourvus 
d'hôteliers.  Il  en  est  beaucoup  aussi  qui  doivent 
leur  existence  à  la  dévotion  ;  alors  on  est  exempt 
de  payer  son  gîte  ;  dans  l'autre  cas  la  rétribu- 
tion est  très-modique.  Le  chef-d'œuvre  de  la 
loi  de  Mahomet  est  d'inspirer  à  l'Osmanli  un 
fond  de  probité  qu'il  est  fort  difficile  de  prendre 
en  défaut ,  bien  que  ce  même  individu  conserve 
un  penchant  très-prononcé  pour  l'or  :  incli- 
nation malheureuse  que  l'exercice  du  pouvoir 
met  au  grand  jour.  Alors  il  faut  nécessairement 
qu'il  se  fasse  en  lui  un  accommodement  avec  sa 
conscience.  Les  exemples  pernicieux  que  le 
gouvernement  donne  tout  le  premier  ,  doivent 
lui  fournir  la  justification  à  l'aide  de  laquelle 
il  parvient   à   l'apaiser.  En  effet  il  paraît  vivre 


(    320    ) 

en  paix  avec  elle ,  et  bien  sûrement  il  a  l'in- 
time conviction  qu'il  n'est  point  brouillé  avec 
le  ciel  par  suite  de  ses  actes  arbitraires,  puis- 
qu'il se  montre  toujours  rigoureux  observateur 
de  ses  devoirs  religieux.  Si  même  il  prend 
d'une  main ,  de  l'autre  il  donne  par  principe  de 
dévotion. 

Les  hans  de  la  Roumélie,  mais  surtout  les  ca- 
ravan-sérails  de  l'Asie,  sont  bien  plus  spacieux 
que  ceux  de  la  Bosnie;  ils  s'offrent  aussi  avec 
plus  de  fréquence  au  voyageur.  La  route  des 
pèlerins  est  pourvue  avec  soin  de  ces  établisse- 
mens  secourables  :  ce  sont  les  sultans  qui  les 
ont  fondés.  Les  grands,  et  le  chef  des  eunu- 
ques noirs  en  sa  qualité  d'inspecteur  des  villes 
saintes,  concourent  avec  le  prince  pour  ces 
actes  méritoires.  Dans  toute  l'étendue  de  l'em- 
pire les  fontaines,  dans  les  lieux  auxquels 
la  nature  a  refusé  de  l'eau,  les  hospices,  les 
écoles,  la  plupart  des  cimetières  sont  égale- 
ment des  œuvres  pies,  et  le  nombre  de  ces 
fondations  précieuses  esi  incalculable  ;  jusqu'à 
l'établissement  des  chaussées  et  des  ponts,  qui 
fournil  au  musulman  des  motifs  de  se  rendre 
agréable  à  Dieu,  t  elte  pensée  constante  est  le 
mobile  de    toutes  ses  actions  méritoires.  C'est 


(  3^1  ) 
dans  l'espoir  d'être  admis  dans  le  troisième  ciel 
qu'il  sème  les  bienfaits  sur  cette  terre ,  et  qu'il 
étend  sa  charité  depuis  son  semblable ,  surtout 
s'il  partage  sa  croyance,  jusqu'au  chien  aban- 
donné qu'il  va  chercher  dans  la  rue  pour  lui 
jeter  de  la  pâture,  même  jusqu'à  la  fourmi  qu'il 
découvre  à  ses  pieds,  et  avec  qui  il  partage  son 
pain,  en  élevant  sa  pensée  vers  la  divinité.  Mais 
le  sabre  que  Mahomet  a  déposé  dans  sa  main 
pour  défendre  la  foi  et  combattre  l'infidèle, 
tranche  les  milliers  de  liens  qui  l'attachent  à 
l'humanité  ,  aussitôt  que  le  fanatisme  élève  la 
voix.  Cet  être  compatissant,  charitable  au-delà 
de  toute  expression  ,  cependant  uniquement 
par  amour  pour  Dieu ,  toujours  dans  la  persua- 
sion qu'il  ne  fait  qu'obéir  à  sa  volonté  et  qu'il 
va  s'ouvrir  les  portes  du  ciel,  devient  alors  un 
tigre  et  ne  parle  plus  que  de  s'abreuver  de  sang. 
Les  villes  possèdent  aussi  des  hans  plus  ou 
moins  commodes,  et  généralement  spacieux.  Us 
se  composent  d'un  certain  nombre  de  petits 
appartemens  ou  de  pièces  détachées  à  l'usage 
des  négocians  et  des  étrangers;  mais  ils  ont 
l'inconvénient  de  n'être  pas  meublés.  On  peut 
louer  au  mois  ou  bien  à  l'année.  Les  uns  appar- 
tiennent à  des  particuliers,  d'autres  aux  villes 


(    322    ) 

mêmes,  et  tous  ont  des  préposes  avec  lesquels 
on  traite. 

La  Migliaska,  clans  sa  vallée  supérieure,  n'a 
guère  que  le  tiers  de  la  largeur  que  nous  lui 
avons  trouvée  au-dessous  de  Sérajo.  On  la  re- 
monte quelque  temps  encore,  en  cheminant  dans 
un  bassin  qui  est  assez  ouvert,  quoiqu'on  ne 
soit  plus  qu'à  une  médiocre  distance  des  sources 
de  cette  rivière.  Ou  la  quitte  enfin ,  et  l'on  prend 
sa  direction  au  sud.  La  route  s'enfonce  dans 
une  épaisse  forêt  de  sapins,  qu'on  traverse  poiu 
arriver  au  sommet  de  la  chaîne,  où  l'on  par- 
vient après  une  marche  de  six  heure* . 

Le  rôle  de  place  centrale  a  été  assigné  à  Sé- 
rajo dans  le  plan  de  défense  que  je  me  suis 
permis  d'ébaucher  :  les  localités  se  prêtent  sin- 
gulièrement à  cette  intention  ,  et  rien  de  plus 
facile  que  l'exécution  de  ce  projet,  même  en 
admettant  quil  soit  tracé  sur  une  base  à  grandes 
dimensions.  Il  suffirait  :  i°  de  jeter  une  védetti 
à  la  sortie  du  défilé,  pour  rendre  plus  épineuses 
encore  1rs  approches  paf  le  bassin  «le  la  Drina  ; 
i°  d  occuper  l'entrée  de  la  plaine  au  poini 
confluent  delà  Migliaslta  et  de  la  Bosna,  pai 
un  fort  qui  couvrirai!  une  inondation  qu'on 
!  loi    '  ;    .">  ■  di    garder  le  col  pal  où 


(  323  ) 
débouche  la  roule  de  Visoka  dans  cette  plaine  ; 
4  d'occuper  par  deux  camps  retranchés,  seu- 
lement de  deux  mille  hommes  chacun,  les  hau- 
teurs des  rives  de  la  Migliaska ,  qui  peuvent  voir 
à  portée  de  canon  dans  le  fort  existant  :  ces 
deux  détachemens  auraient  la  consigne  de  sur- 
veiller les  crêtes;  5°  enfin  on  se  contenterait  , 
relativement  à  la  ville ,  de  l'envelopper  d'une 
palanque .  Moyennant  cet  arrangement ,  qui 
embrasse  un  grand  espace  à  peu  de  Trais,  on 
aurait  un  vaste  camp  retranché  qui  commande- 
rail  à  toutes  les  opérations  de  l'ennemi  par  l'in- 
lluence  qu'il  exercerait  dans  les  différentes  di- 
rections que  ce  dernier  serait  tenté  de  prendre  : 
on  aurait  aussi  une  place-dépôt  du  premier 
ordre,  qui  deviendrait  le  boulevart  de  l'empire 
pour  toute  la  partie  de  ses  frontières  marquée 
par  le  Likaner  ,  l'Unna  et  la  Save. 

Le  bassin  de  la  Drina  commence  au  point  où 
nous  avons  suspendu  noire  marche.  Cette  ri- 
vière, qui  est  le  Drinus  des  anciens,  prend  sa 
source  dans  le  Scardus  qui  établissait  la  délimi- 
tation entre  l'Epireet  le  royaume  de  Macédoine. 
Elle  coule  dans  un  berceau  très-resserré  à  son 
origine,  mais  qui  s'élargitel  finit  par  offrir  une 
vallée  bien   ouverte.  Le   pays  fortement  acci- 


(  324  ) 
denté  qu'elle  traverse,  rend  son  cours  rapide 
et  sinueux.  Il  est  dessiné  en  sens  inverse  de 
celui  de  la  Bosna,  de  manière  que  l'inflexion 
qu'il  forme  entre  la  Bosnie  et  la  Servie  ,  tourne 
au  profit  de  cette  dernière.  La  Lim  est  le  prin- 
cipal affluent  de  la  Driha;  La  Tcevostrina  vient 
ensuite  ;  la  Servie,  pour  son  compte  particulier, 
lui  en  fournit  plusieurs  autres  moins  considéra- 
bles. Celte  rivière  débouche  dans  la  Save  près 
de  Ratscba.  Les  forts  de  Swornik  et  de  Vice- 
grad  surveillent  son  cours.  Le  premier  est  d'un 
ordre  bien  supérieur  à  tous  ceux  qui  se  sont 
offerts  à  nous  jusqu'ici  :  on  peut  même  lui 
accorder  le  titre  de  place.  C'est  le  boulevart  de 
la  Bosnie  du  côté  des  Serviens,  qui  sont  des 
voisins  dangereux ,  quoiqu'ils  se  reconnaissent 
pour  sujets  de  la  Porte.  Swornik  compte  une 
dizaine  de  mille  âmes  :  les  musulmans  compo- 
sent les  deux  tiers  de  cette  population.  Autre- 
fois il  existait  sur  ce  territoire  des  mines  d  ar- 
gent, qui  peut-être  ne  sont  pas  épuisées. 

Le  bassin  de  la  Drina  est  Ja  partie  la  plus 
montucuse,  la  plus  couverte,  et  la  moins  peu- 
plée de  la  Bosnie.  Ce  p  esl  guère  qu'à  Guerude 
qu'on  commence  à  trouver  de  la  culture  dans 
sa  vallée  proprement  dite;  plus  haut,  les  forêts 


(  525  ) 

dominent ,  au  point  qu'elles  s'étendent  jusque 
sur  ses  bords,  qu'elles  encombrent.  A  partir  du 
versant  qui  lui  appartient,  on  descend  par  un 
chemin  fort  rapide  dans  la  valle'e  de  la  Pratza. 
Ce  cours  d'eau,  déjà  considérable  à  l'endroit 
où  le  chemin  le  rejoint,  est  grossi  dans  sa  route 
par  plusieurs  afïluens,  et  va  déboucher  dans  la 
Drina,  au-dessous  de  Guerude.  Ses  rives,  sem- 
blables à  celles  de  la  Migliaska  dans  sa  partie 
supérieure,  sont  couvertes  de  pâturages  que 
des  bois  de  haute  futaie  cernent  de  toutes  parts. 
Ça  et  là  on  y  trouve  aussi  quelques  berge- 
ries. On  arrive  avec  lui,  après  deux  heures  de 
marche,  au  village  de  Pratza,  qui  paraît  fort 
misérable.  Ici  les  hauteurs  sont  très-rappro- 
chées. 

Il  faut  cinq  heures  pour  se  rendre  de  cette 
station  à  Guerude.  Après  avoir  longé  quelques 
instans  encore  la  Pratza ,  on  atteint  le  sommet 
des  hauteurs  de  sa  rive  droite.  Le  chemin  qu'on 
suit,  tracé  à  travers  les  rochers,  est  bordé  d'un 
précipice  affreux  au  fond  duquel  le  torrent 
roule  avec  fracas.  On  descend  dans  une  vallée 
latérale,  on  l'on  trouve  quelques  maisons éparses. 


(  5^6  ) 

Laissant  ensuite  la  Pratza  s'échapper  sur  la 
gauche,  on  gagne  péniblement  nn  plateau  spa- 
cieux. Les  arbres  vercls  ,  qui  forment  des  fo- 
rets continues  dans  la  région  supérieure ,  sont 
remplacés  ici  par  le  chêne,  le  platane,  les  pins 
et  les  hêtres  :  le  sol  a  déjà  cette  teinte  méri- 
dionale qui  annonce  l'activité  des  rayons  du 
soleil.  On  descend  un  contrefort  d'une  pente 
fort  raide  ,  et  l'on  arrive  au  confluent  des  deux 
cours  d'eaux  qu'il  sépare.  La  vallée  de  réunion 
conduit  à  Guerude.  Ce  bourg  rassemble  une 
population  de  1200  musulmans.  Le  bassin  de 
la  Drina  commence  à  s'ouvrir  ici  ;  la  culture 
règne  jusqu'à  mi-côte  ,  encouragée  par  la  ferti- 
lité du  sol;  et  les  campagnes  sont  parsemées 
d'un  grand  nombre  de  vergers  productifs. 

A  Guerude  nous  commençâmes  à  entendre 
parler  des  Servions  insurgés.  Alors  ils  étaient 
craints  en  Bosnie  où  ils  avaient  fait  plusieurs 
incursions,  qui  étaient  encore  récentes  à  l'épo- 
que de  notre  passage.  Pour  les  rejeter  sur  la  rive 
droite  delà  Drina,  le  pacha  avait  mêmeétédans 
l'obligation  de  déployer  des  forces  imposantes 
et  d'asseoir  près  deSwornick  un  camp  dpfeser 
vation  composé  de  plusieurs  mille  hommes.  Si 
le  gouvernement  agit  prudemment  ,    il  conli- 


(  3*7  ) 
nuera  à  traiter  avec  de  grands  ménagemens  une 
population   belliqueuse    qui   peut   devenir   un 
ennemi  domestique  aussi  terrible  pour  le  moins 
que  les  Grecs  du  Péloponèse. 

Jusque  là ,  depuis  notre  entrée  sur  les  terres 
du  grand  seigneur ,  aucun  rapport  capable 
de  causer  des  inquiétudes  relativement  à  la 
sûreté  des  routes ,  n'était  venu  frapper  nos 
oreilles  ;  cependant  les  années  ottomanes  te- 
naient la  campagne,  des  con  tin  gens  arrivaient 
dans  toutes  les  directions  pour  remplir  les 
cadres ,  et  c'est  vraiment  alors  que  les  désordres 
sont  à  redouter.  La  dissolution  des  armées  en 
occasionne,  il  est  vrai,  un  plus  grand  nombre 
encore  :  ces  momens  ressemblent  aux  temps 
critiques  où  l'on  licenciait  les  bandes  cbez  nous. 
La  paix  obligeait  alors  à  reverser  dans  la  société, 
une  nuée  d'hommes  que  la  guerre  avait  familiari- 
sés avec  le  pillage.  En  pareilles  circonstances 
les  Albanais  ,  qui  sont  brigands  par  tempéra- 
ment et  par  état,  ne  se  rendent  pas  moins  re- 
doutables dans  l'empire  oltoman.  Mais  comme 
cette  nation  est  bien  distincte  des  Turcs  pro- 
prement dits,  que  les  Albanais  ne  sont  musul- 
mans que  lorsqu'il  s'agit  de  dévaliser  un  infidèle , 
et  même  qu'ils  deviennent  infidèles  quand  un 


(  328  ) 

vrai  croyant  tombe  dans  leurs  lacs  ,  on  ne  peut 
sans  injustice  faire  participer  les  Osmanlis  à  une 
réputation  qui  doit  appartenir  tout  entière  aux 
autres  :  cependant  c'est  ce  qui  arrive  commu- 
nément. Dans  les  temps  ordinaires  ,  les  délits  de 
grands  chemins  sont  commis  presque  tous  par 
des  Bulgares,  et  par  ces  mêmes  Arnautes,  qui 
renoncent  difficilement  à  un  genre  de  vie  vers 
lequel  l'inclination  les  pousse.  Quant  aux  Turcs, 
s'ils  se  rendent  coupables  de  brigandages  ,  c'est 
par  l'abus  du  pouvoir  ,  et  c'est  l'excès  du  pou- 
voir qui  les  entraîne  dans  ces  désordres  que  le 
silence  du  gouvernement  légitime. 

Pour  la  sûreté  des  routes  ,  de  distance  en 
distance  le  voyageur  rencontre  des  karauls , 
c'est-à-dire  des  postes  où  les  habitans  montent 
la  garde,  au  défaut  de  pandours.  INousles  trou- 
vâmes bien  plus  multipliés  en  Roumélie  que  dans 
la  Bosnie  ,  par  la  raison  que  la  guerre  des  bri- 
gands, qui  finissait  à  peine,  s'était  fait  sentir  dans 
la  première  de  ces  deux  provinces  beaucoup 
plus  que  dans  l'autre.  Au-delà  d'Andrinople 
nous  eûmes  aussi  de  temps  en  temps  le  hideux 
spectacle  des  cadavres  desséchés  sur  le  pal  ,  ei 
qu'on  place  dans  le  voisinage  des  routes,  comme 
un  avertissement  aux  malfaiteurs. 


(  329  ) 

Les  pandours  ,  spécialement  destinés  à  faire 
la  guerre  aux  voleurs  de  grands  chemins,  occu- 
pent les  postes  distribués  à  cet  effet  sur  les  dif- 
férentes communications.  Ils  sont  entretenus  par 
les  provinces  ainsi  que  les  karaouls.  Le  voyageur 
qui  prend  une  escorte ,  est  soumis  à  une  rétribu- 
tion ,  à  moins  qu'il  ne  soit  revêtu  d'un  caractère 
public;  mais  cette  mesure  de  sûreté  n'est  pas 
toujours  nécessaire. 

En  Turquie ,  la  peine  suit  immédiatement 
le  délit.  On  est  même  tellement  prompt  à  punir 
qu'on  n'attend  pas  toujours  que  la  culpabilité 
soit  parfaitement  démontrée;  d'ailleurs  la  tor- 
ture peut  bien  aussi  arracher  des  aveux  à  l'in- 
nocence. L'essentiel  pour  l'autorité  ,  c'est  de 
ne  pas  paraître  méconnue;  et  par  orgueil  autant 
que  par  principe  d'ordre  ,  elle  tient  à  tirer 
vengeance  des  méfaits,  sans  trop  s'inquiéter  des 
méprises.  Ainsi  les  épouvantails  dont  je  viens  de 
faire  mention ,  sont  les  emblèmes  de  la  Thémis 
orientale ,  et  remplacent  la  balance  qu'ailleurs  on 
dépose  dans  ses  mains. 

Du  reste  celte  précipitation  à  réprimer  est 
indispensable  dans  un  gouvernement  où  la 
tolérance  conduirait  rapidement  à  des  dés- 
ordres incalculables.    La  soumission  de  la  part 


(  55o  ) 

«les  sujets  tributaires  ,  ne  peut  être  que  l'effet  de 
la  crainte ,  et  même  de  la  terreur  dans  cer- 
taines provinces  où  leur  condition  est  insup- 
portable. Or ,  le  bras  de  fer  qui  inspire  l'une 
ou  l'autre  doit  demeurer  constamment  levé. 
S'il  s'endort  un  instant  ,  il  risque  d'être  dés- 
armé. Dans  celte  contrée  tous  les  crimes  sont 
considérés  comme  des  délits  politiques,  par 
une  suite  de  la  défiance  du  pouvoir  ,  et  de 
ce  sentiment  d'orgueil  qui  vient  d'être  signalé. 
Pourquoi  îe  marchand  de  comestibles  de  la 
capitale  ,  qui  vend  au-dessus  de  la  taxe ,  ou 
bien  avec  des  poids  frauduleux  ,  court-il  le 
risque  d'être  pendu  ?  C'est  que  sa  friponnerie, 
qui  serait  de  mince  conséquence  ailleurs  ,  là 
peut  occasionner  une  émeute  populaire.  Ces 
terribles  janissaires  ne  sont-ils  pas  toujours  à  la 
recherche  des  prétextes,  pour  donner  carrière  à 
leur  esprit  insubordonné  ? 

Revenons  à  la  question  :  la  sûreté  des  routes 
en  Turquie  dépend  beaucoup  du  caractère  du 
prince  qui  occupe  le  tronc  Elles  étaient  infes- 
tées de  brigands  sous  les  règnes  de  Sclim  et  de 
Moustapha  ,  parce  que  les  désordres  s'engen- 
drent infailliblemeot  au  milieu  des  troubles  do- 
mestiques,   et    que   ces    sultans  n'avaient    sa 


(35i  ) 
réprimcr  ni  les  uns  ni  les  autres.  11  en  était 
de  même  dans  l'Europe  chrétienne  lorsque  les 
grands  vassaux  se  faisaient  la   guerre.   Mais  en 
prenant  ces  temps  malheureux  comme  un  terme 
de  comparaison  constant  relativement  à  la  po- 
lice intérieure  de  l'empire  ottoman,  ons'expose- 
rait  souvent  à  tirer  des  conséquences   fausses , 
puisque,  par  exemple,  l'ordre  s'est  retahlisousle 
règne  de  Mahmoud,  et  qu'il,  se  maintiendra  tou- 
jours sous  un  prince  qui  déploiera  du  caractère. 
Le  pachalik  de  Bosnie  depuis  la  rive  droite 
de  la  Drina    jusqu'à  la  Mitrovitza  ,    diminue 
sensiblement  en  largeur.  D'une  part  il  est  com- 
primé par  la  Servie ,    de  l'autre  par  les  mon- 
tagnes  de   l'Albanie.    En    supposant   que  les 
Serviens  ne   fissent  pas  cause  commune  avec 
l'ennemi ,  celui-ci  ne  pourrait  donc  pas  ,  sans 
témérité ,   pousser  plus  loin   la   conquête.    Le 
cas  contraire  admis,  il  ne  devrait  pas  le  tenter 
sans  préalablement  s'être  emparé  de  la  vallée 
de  la  Moracca ,  de  la  continuation  de  la  chaîne 
au-delà  même  du  Monte-Negro  ,   et  sans  avoir 
pris  une  position  capable  de  contenirl'Albanïe: 
en  deux  mots ,  pour  cheminer  avec  sécurité ,  il 
faudrait  qu'il  flanquât  sa  ligne    d'opéraiions. 
Mais   combien    seraient   épineux    ces    travaux 


(  352  ) 
purement  préparatoires  et  ces  mesures  de  sûreté! 
D'ailleurs  le  voilà  en  contact  avec  l'Albanie  : 
ce  sont  de  nouveaux  ennemis  qu'il  va  provo- 
quer ,  et  des  ennemis  aussi  redoutables  que  les 
Bosniaques. 

De  Guerude  à  Taslitza  ,  quinze  beures.  En 
sortant  du  lieu  de  la  balte  on  passe  la  Drina  sur 
un  pont  en  charpente,  qui  repose  sur  des  piles 
en  pierres.  Le  lit  de  la  rivière  est  de  80  à  go 
toises  j  mais  elle  n'occupe  guère  que  la  moitié 
de  cette  largeur  ,  excepté  cependant  à  l'époque 
de  la  fonte  des  neiges.  Nonobstant  sa  profon- 
deur ,  qui  peut  varier  d'un  instant  à  l'autre 
par  des  crues  inopinées ,  sa  rapidité  en  rendrait 
périlleux  le  passage  à  gué  ,  même  dans  les  en- 
droits où  cette  tentative  pourrait  sembler  d'une 
exécution  facile.  Au  déboucbé  du  pont  la  roule 
se  dirige  au  sud,  et  remonte  pendant  une  demi- 
beure  la  rive  droite  de  la  Drina.  Elle  s'en- 
gage ensuite  dans  une  vallée  qui  court  vers 
l'est-sud,  et  prend  naissance  dans  les  appen- 
dices de  la  chaîne  ,  dont  on  a  pu  du  reste 
mesurer  de  l'œil  les  diflcrens  gradins  ,  depuis 
le  plateau  qu'on  a  trouvé  entre  Pralza  et  Gue- 
rude. Un  torrent  que  des  ruisseaux  viennent 
grossir  à  chaque  pas  ,  sert  de  guide  à  la  route, 


(  535  ) 

qui  obéit  aux  ondulations  fréquentes  du  terrain. 
Elle  gravit  le  versant  de  la  rive  droite  ,  passe 
dans  une  autre  vallée  où  coule  le  Gianilza,  et 
conduit  à  Tzianitza  après  une  marche  de  quatre 
heures. 

Cette  bourgade  ,  composée  de  180  maisons  , 
presque  toutes  habitées  par  des  musulmans  , 
est  située  dans  une  gorge  latérale,  dominée  par 
un  contrefort  qui  barre  le  passage.  On  v  fabri- 
que des  étoffes  de  laine  à   l'usage  du  pays. 

A  partir  de  Guerude  on  rencontre  plusieurs 
habitations  isolées;  on  découvre  fréquemment 
des  hameaux  groupés  sur  les  revers.  Le  pays 
est  riant  ,  animé,  pittoresque.  Le  charme,  le 
frêne  ,  le  noyer  y  forment  de  beaux  massifs  qui 
parent  les  vallées  et  décorent  richement  les 
amphithéâtres  entre  lesquels  on  chemine.  Mais 
une  heure  avant  d'arriver  à  Tzianitza,  les  forets 
de  sapins  et  de  mélèzes  font  reprendre  à  la 
contrée  cet  aspect  sévère  quelle  dépose  si 
rarement. 

On  continue  à  monter  pour  atteindre  le  som- 
met du  contrefort ,  en  laissant  sur  sa  droite  la 
Gianitza  qui  roule  dans  une  gorge  de  plus  en 
plus  resserrée  ,  et  court  mêler  ses  eaux  à  celles 
de  la  Drina.  La  pente  devient  fort  raide;  et, 
La  Bosnie.  2 1 


(  33  4  ) 

pour  surmonter  les  difficultés  qui  croisent  la 
route  à  chaque  pas,  il  faut  au  moins  deux 
heures  et  demie.  Le  plateau  ,  où  l'on  parvient 
enfin  offre ,  de  même  que  les  flancs  du  contre- 
fort ,  une  épaisse  foret  de  sapins ,  parsemée  de 
clairières.  C'est  le  point  de  partage  de  la  Gia- 
nilza  et  de  la  Tcevostrina.  Ce  pays  serait  très- 
difficile  à  fouiller,  et  se  prêterait  mieux  encore  à 
la  guerre  de  chicane  que  les  parties  antérieures  : 
l'infanterie  même  aurait  beaucoup  de  peine  à 
s'y  garder. 

On  descend  le  dernier  degré  du  contre- 
fort. Ce  versant  est  bien  moins  garni  que  l'au- 
tre. Les  échappées  de  vue  permettent  de  dé- 
couvrir sur  la  droite  une  vallée  spacieuse  où 
coule  la  Tcevostrina  ,  qui  prend  sa  direction 
du  sud-est  au  nord-ouest.  La  campagne  qu'on 
a  devant  soi  offre  une  plaine  accidentée  , 
mais  fort  aride,  et  coupée  par  des  ravins.  On 
chemine  à  travers  cette  contrée  pierreuse  jus- 
qu'à Taslitza  ,  qu'on  trouve  sur  un  petit 
affluent  de  la  Tcevostrina.  Les  hauteurs  sont 
complètement  nues  ;  en  revanche  le  fond  du 
vallon  présente  un  beau  tapis  de  verdure  et  une 
culture  soignée  ;  il  en  est  de  même  de  la  vallée 
principale. 


(  555  ) 

La  population  deTaslitza  peut  s'élever  à  trois 
mille  individus,  presque  tous  musulmans.  Celte 
ville  a  quelque  peu  d'industrie  et  n'est  pas  sans 
ressources. De  là  jusqu'aux  frontières  de  la  Ser- 
vie on   ne  compte  guère  que  dix  heures.  La 
roule  la  plus  directe  pour  s'y  rendre,  atteint  la 
petite  ville  de  Plavia  ,    d'où  elle  descend  dans 
le  bassin  de  la  Lim.  Tashtza  est  moins  éloignée 
encore    du  sommet  de  la    grande    chaîne  ;  on 
peut  donc   aussi  passer  en   Albanie  dans    un 
temps  assez  court.    Ces  deux  distances  dimi- 
nueront  à    mesure    que    nous    gagnerons    du 
terrain. 

On  a  vu  que  la  Rascie ,  qui  commence  à  la  rive 
droite  de  la  Drina  ,  et  qui  compose  le  sandjak 
de  Novi-Bazar  ,  autrefois  faisait  partie  de  la 
Servie.  Elle  tire  son  nom  de  la  Rasca  ,  et  por- 
tait chez  les  anciens  celui  de  Dardanie.  La 
conquête  de  ces  deux  provinces  est  l'ouvrage 
d'Amurai  I.  Ce  sultan  belliqueux  défit  les  Ser- 
viens  dans  la  plaine  de  Cassova  ;  mais  celte 
victoire  lui  coûta  la  vie.  Maître  du  champ  de 
bataille,  il  le  parcourait  en  vainqueur,  lorsqu'un 
Triballien  ,  rangé  parmi  les  morts  ,  et  dont 
Amurat  s'approcha  sans  défiance  ,  rassembla  le 
peu  de  force  qui  lui   restait  encore,  pour  lui 


(  536  ) 

plonger  son  poignard  dans  le   cœur.   On  voit 
dans  la  plaine  ,  à   la  place  même  où  l'illustre 
victime  reçut  le  coup  mortel  ,   un  monument 
modeste  qui  rappelle  qu'elle  tomba  là  et  qu'elle  y 
rendit  le  dernier  soupir.  Lazarus,  despote  des 
Serviens ,  fait  prisonnier  dans  cette  fatale  jour- 
née ,  fut  immolé  aux  mânes  du  sultan  dans  le 
premier  transport  de  la  vengeance.  Sigismond, 
roi  de  Hongrie,  dont  le  despote  était  le  vassal, 
profila ,  pour  rentrer  dans  son  ancien  domaine , 
des  troubles  domestiques  qui  remplirent  l'Etat 
après  la  captivité  de  Bajazet  I.  Muça,    fils  de 
ce  prince  ,  vainquit  Sigismond  ,   et  la  princi- 
pauté de  Servie  repassa  sous  Je  joug  des  infidèles; 
mais  son  entière  soumission   ne  date  que  du 
règne  de  Mahomet  II.  Depuis,  celte  terre  infor- 
tunée a  partagé  les  différentes  fortunes  des  Ot- 
tomans dans  leurs  guerres  fréquentes  avec  les 
Impériaux.  Elle  n'aura  point  oublié  sans  doute 
Suleïmam  le  Grand  ,    qui   l'a  traversée  pour 
porter  l'épouvante  jusques   dans  les  murs   de 
Vienne  ,    et  donner    de    vives    inquiétudes  à 
l'ambitieux    Charles  -  Quint  ;     Suléïman    qui 
s'est  rendu    maître  de   Rhodes,   et  deux   fois 
a  conquis  la    Hongrie;  qui  était  l'allié  le  plus 
fidèle  ,     le     plus    zélé    qu'ait    eu    François    I  ; 


(  337  ) 
enlin  à  qui  l'histoire  accorde  le  titre  de  législa- 
teur ,   incomparablement  plus  noble  que  celui 
de  conquérant  ,  dont  elle  le  pare  aussi. 

La  Servie  comprend  les  contrées  connues 
des  anciens  sous  les  noms  de  Mœsie  ,  et  de 
Paeonie.  La  langue  que  parlent  ses  habitans 
rappelle  leur  origine  ,  et  conserve  la  parenté 
qui  existe  entre  eux  et  leurs  voisins.  Ils  suivent 
le  rit  grec  :  le  clergé  exerce  sur  eux  une  auto- 
rité d'opinion  très-prononcée.  Us  ont  prouvé 
de  nos  jours  que  le  sentiment  de  l'indépendance 
politique  n'est  rien  moins  qu'éteint  dans  leurs 
cœurs.  Cette  guerre  insurrectionnelle  a  mis 
aussi  au  grand  jour  leur  tendance  pour  la 
Russie  ,  et  les  intelligences  que  celte  puissance 
s'est  ménagées  parmi  eux  ,  à  la  faveur  de  la 
conformité  de  croyance.  Les  Serviens  annon- 
cent une  civilisation  moins  retardée  que  celle 
des  Bosniaques  ;  du  moins  ils  ont  une  langue 
écrite. 

Belgrade  rend  à  la  Porte  des  services  aussi  im- 
portans  comme  citadelle  de  la  contrée  où  elle  s'é 
lève,  qu'en  sa  qualité  de  place  frontière.  Nissa 
joue  en  seconde  ligne  le  même  rôle  ,  cependani 
d'une  manière  moins  importante  :  ce  sont  les  en- 
traves de  la  Servie.  Mais  le  moyen  le  plus  sûr 


(  358  ) 

de  la  maintenir  dans  l'obéissance,  c'est  de  res- 
pecter les  privilèges  de  ses  habitans,  et  de  trai- 
ter les  chefs  avec  distinction.  Cette  province 
est  très-peuplée,  surtout  en  se  rapprochant  de  la 
Save  et  du  Danube.  Elle  compte  un  certain 
nombre  de  villes,  parmi  lesquelles,  après  Bel- 
grade, Semendria  est  la  plus  considérable.  On 
y  remarque  çà  et  là  des  traces  du  séjour  des 
Romains.  Le  petit  nombre  de  Turcs  qu'on  y 
voit,  réside  dans  les  places. 

Au-delà  de  la  Drina  on  ne  trouve  plus  de 
catholiques;  les  Grecs  et  les  Turcs  composent 
à  eux  seuls  la  population.  On  peut  aisément  faire 
la  remarque  que  la  culture  n'est  pas  aussi  soi- 
gnée en  Bosnie  que  dans  les  bassins  de  la  Ver- 
balz  et  de  la  Bosna.  Cette  différence  s'explique 
de  même  que  celle  qu'on  observe  en  Allemagne 
et  dans  la  Suisse ,  entre  les  pays  protestans  et 
ceux  qui  sont  babités  par  des  catboliques.  Le 
rit  grec,  surebargé  de  fêles,  porte  nécessaire- 
ment ses  adeptes  à  l'oisiveté;  d'un  autre  côtelés 
jeûnes  rigoureux  et  fréquens  qu'il  prescrit,  en 
débilitant  la  machine  d'une  manière  sensible, 
contribuent  beaucoup  aussi  à  la  priver  d'énergie. 
(  'ette  religion  est  presque  toute  en  pratiques.  On 
voit  qu'elle  est  calculée  d'après  le  tempérament 


(  "•:> 

d'une  nation  qui  rejette  les  dehors  simples  ;  qui 
exige  même  qu'on  lui  rappelle  à  tous  les  instans 
ses  devoirs,,  et  qu'on  combatte  sans  relâche  cette 
légèreté  toute  particulière  qui  tend  constamment 
à  les  lui  faire  oublier.  Ce  système  favorise  encore 
l'autorité  sacerdotale,  dont  les  ministres  du  rit 
grec  sont  autant  jaloux  qu'avides  d'argent. 

On  commença  à  Taslitza  à  nous  fournir  une 
escorte  de  quatre  cents  cavaliers  ,  tous  bien 
montés  et  pris  parmi  les  habilans.  Elle  était 
destinée  à  s'opposer  aux  entreprises  des  Ser- 
vions dans  le  cas  où  ils  auraient  tenté  de  nous 
enlever  au  passage.  Celte  escorte,  qui  se  rele- 
vait de  gîte  en  gîte ,  éclairait  la  marche  en 
avant,  en  arrière  ,  sur  les  flancs,  et  se  condui- 
sait toujours  avec  beaucoup  d  intelligence  dans 
les  passages  délicats.  Cependant  il  n'est  mal- 
heureusement que  trop  prouvé,  par  des  exem- 
ples de  surprise  qui  se  reproduisent  tous  les 
jours,  que  les  armées  turques  ne  se  gardent  point 
ou  se  gardent  mal.  La  faute  est  donc  tout  en- 
tière à  ceux  qui  les  conduisent ,  puisqu'ils  ont 
à  leur  disposition  tous  les  élémens  de  la  vic- 
toire. 

De  Taslitza  à  Zenitza ,  dix -sept  heures.  On 
gagne  les  hauteurs    qui   ferment   le  vallon  au 


(  34a  ) 

sud-est;  pendant  trois  heures  on  parcourt  un 
plateau  fortement  accidenté,  qui  offre  une  suite 
de  mamelons  détachés  par  des  ravins  et  des 
fondrières.  Un  roc  calcaire,  recouvert  d'une 
couche  fort  mince,  de  terre  végétale,  constitue  le 
fond  du  sol.  Toute  sa  parure  se  réduit  à  quel- 
ques bouquets  de  sapins  clair-semés;  le  pays 
devient  ensuite  moins  arride  et  plus  boisé.  On 
descend,  par  une  pente  fort  raide,  dans  une 
vallée  profonde  que  la  route  suit  jusqu'à  son 
confluent  dans  le  bassin  de  la  Lim.  Elle  côtoie 
quelques  inslans  ce  cours  d'eau  principal,  sur 
sa  rive  gauche,  et  le  traverse  pour  arriver  à 
Prïepol.  On  met  sept  heures  à  parcourir  cette 
dislance. 

La  Lim  prend  sa  source  dans  la  grande 
chaîne,  au  pied  du  plateau  qui  renferme  aussi 
celles  de  ribar.  Elle  traverse  laRascie,  et  longe 
quelque  temps  la  Servie  avant  de  se  joindre  à 
la  Drina.  Elle  est  rapide  mais  guéable  à  Prïepol, 
où  l'on  voit  un  pont  de  bois  qui  tombait  en 
ruine  à  l'époque  de  notre  passage,  et  qu'on 
n'aura  pas  rétabli,  selon  toute  apparence.  La 
vallée  que  cette  rivière  arrose  est  généralement 
encaissée;  le  roc  se  montre  souvent  à  nu  sur 
ses  versans.  Les  entours  des  villages  offreni  <le 


(  34i  ) 
la  culture  et  des  vergers  spacieux  ;  quant  aux 
sommités,  elles  sont  couvertes  d'arbres  verds.  11 
est  à  remarquer  que  les  hauteurs  de  la  droite 
bordent  de  très-près  le  rivage  et  présentent  des 
berges  fort  raides.  Cet  obstacle,  joint  à  la  rapi- 
dité de  la  Liai,  rendrait  périlleux  un  passage  de 
vive  force.  Un  militaire  observera  encore  qu'une 
armée  trouverait  de  moins  en  moins  des  ressour- 
ces ,  sous  le  rapport  des  subsistances ,  à  mesure 
qu'elle  s'éloignerait  de  la  Drina,  ce  qui  l'oblige- 
rait plus  que  jamais  à  traîner  ses  magasins  à  sa 
suite.  Tout  le  pays  que  la  vue  peut  découvrir 
du  haut  du  plateau  qui  sépare  les  eaux  de  la 
Tcevostrina  du  bassin  de  la  Lim ,  est  dépouillé 
et  d'une  stérilité  complète. 

Prïepol  compte  un  millier  d'individus  tous 
musulmans.  Au  sortir  de  ce  bourg  la  roule  re- 
monte le  Millokevo ,  à  l'embouchure  duquel  il 
est  situé.  Le  vallon  étranglé  où  ce  torrent  coule, 
va  se  resserrant  de  plus  en  plus.  Les  hauteurs 
sinueuses  qui  l'encadrent  présentent  à  chaque 
pas  des  points  de  vue  nouveaux,  une  suite  va- 
riée de  décorations  fraîches  et  d'un  effet  hardi. 
Tantôt  ce  sont  des  revers  chargés  d'ombrages, 
à  travers  lesquels  on  découvre,  ici  un  hameau, 
là  des   habilations    isolées  dom   les  hôies  font 


(  54^  ) 
envie  à  rainant  de  la  belle  nantie.  Plus  loin  les 
yeux  rencontrent  des  rochers  coupés  à  pic,  d'où 
s  élancent  quelques  mélèzes  mariés  à  des  sapins, 
et  qui  dominent  un  précipice.  Un  bruit  confus, 
qui  grandit  à  mesure  qu'on  avance,  prévient 
ensuite  qu'on  approche  d'une  cascade.  On  che- 
mine dans  l'attente  du  spectacle  imposant  que 
cette  annonce  promet,  et  bientôt  on  se  trouve 
enveloppé  par  la  vapeur  d'un  torrent  qui  se 
précipite  à  vos  pieds.  Hissarki,  vieux  château 
groupé  au  sommet  d'un  mamelon  taillé  en  cône, 
à  son  tour  vient  prendre  place  dans  cette  riche 
galerie,  trop  féconde  en  sensations  pour  ne  pas 
ménager  des  souvenirs. 

Hissarki  était  destiné  à  garder  le  passage;  mais 
comme  cette  petite  forteresse  est  commandée  de 
fort  près  par  des  hauteurs  accessibles,  on  a  re- 
connu son  inutilité,  et  l'on  ne  prend  plus  la  peine 
de  l'entretenir.  Un  bameau  garnit  le  mamelon 
près  de  sa  base.  La  route  s'élève  sur  le  versant 
de  droite,  coupe  à  travers  les  ravins  et  les  con- 
1  reforts,  échappant  aux  nombreuses  sinuosités 
du  Millokevo,  quelle  va  rejoindre  près  d'une 
maison  isolée.  Le  torrent  coule  ici  sous  l'ombrage 
des  arbres  verds  qui  tapissent  ses  bords  escar- 
pés. On  le  remonte  quelque  temps  encore,  après 


(  545  ) 

quoi  on  atteint  la  sommité  des  hauteurs.  De  là 
on  peut  juger  de  l'ensemble  de  cette  contrée 
qui  ne  produit  que  des  sapins,  et  dont  l'accès 
est  défendu  par  tous  les  obstacles  que  la  nature 
a  pu  inventer.  En  continuant  à  cheminer  on 
observe  que  le  pays  se  dépouille  peu  à  peu. 
Deux  heures  avant  d'arriver  à  Zenitza,  il  n'offre 
plus  qu'une  pelouse  presque  nue ,  où  les  mou- 
vemens  de  terrain  sont  toujours  fréquens,  sans 
être  aussi  prononcés. 

Il  faut  dix  heures  depuis  Prïepol  pour  se 
rendre  à  Zenitza,  qu'on  trouve  sur  un  plateau, 
au  bas  duquel  règne  une  plaine  spacieuse.  Ce 
bourg,  que  les  Serviens  ont  brûlé,  et  dont  l'as- 
pect, lorsque  nous  y  passâmes,  retraçait  celte 
catastrophe,  est  défendu  par  un  mauvais  châ- 
teau composé  d'un  mur  crénelé,  flanqué  de 
quatre  tours,  et  qui  serait  tout  au  plus  à  l'abri 
d'un  coup  de  main.  Ici  commencent  les  mai- 
sons en  pisé  et  en  briques  cuites  au  soleil.  Ces 
genres  de  construction ,  principalement  le  der- 
nier ,  sont  fort  usités  dans  les  plaines  de  la 
Roumélie,  où  le  bois  est  souvent  très- rare. 
L'usage  de  parquer  les  moutons  avec  des  claies, 
comme  cela  se  pratique  dans  la  Brie,  se  retrouve 
également  dans  ces  pays.    Arrivé  à  Zenitza  on 


(  344  ) 

n'est  plus  qu'à  deux  heures  des  frontières  de  la 
Servie  ;  el  même  on  la  découvre  très-bien  de  ce 
poste  avancé.  Cette  proximité  dangereuse  con- 
seilla à  notre  escorte  de  poser  des  vedettes,  afin 
que  nous  pussions  dormir  tranquillement. 

La  plaine  qu'on  doit   traverser  au  sortir  de 
ce  bourg  ,  pour  se  rendre  à  Novi- Bazar,  est 
vaste  ,   onduleuse  ,    plus  nue  encore  ,    s'il  est 
possible  ,    que  le  pays  qu'on  trouve   avant  d  y 
arriver.    Les    hauteurs    qui    l'entourent,    sont 
médiocrement  élevées   et  d'une   pente  douce. 
Notre  escorte,  qui  se  composait,  ce  jour-là,  de 
six  cents  cavaliers  au  moins,  profita  de  ce  beau 
champ  de  bataille  pour  nous  donner  une  re- 
présentation de  la  manière  de  combattre  usitée 
chez  les  Ottomans.  Elle  était  commandée  par 
l'ayam  de  Zenilza.  Ce  chef,  remarquable  par 
la  stature  ,  les  formes  athlétiques  ,   l'adresse  à 
manier  son  cheva!  et  sa  lance,  par  un  air  mar- 
tial fortement  exprimé  ,   se  présentait  à  la  tête 
de    sa   troupe    comme     le    véritable    type    de 
l'homme  de  guerre.  Ces  qualités  ,  qui  ne  s'ac- 
quièrent point ,    en   imposent  bien  plus  chez 
les  Turcs   que   parmi    nous;   aussi   tous  leurs 
chefs  militaires  sont-ils  roulés  à  peu  près  dans 
In  moule  de  l'ayam  deZenitza.  S'il  s'en  trouve 


(  3±5  ) 
crime   Staline  ordinaire  ,    il  faut  qu'ils    soient 
cloues  d'une  audace  telle,  que  le  préjuge'  ait  été 
forcé  de  s'avouer  vaincu. 

A  peine  fûmes-nous  à  quelques  cents  pas  du 
bourg  ,  que  notre  chef  belliqueux  donna  la 
signal  ,  et  à  l'instant  commença  le  simulacre 
d'un  combat  dans  toutes  les  formes.  Cette  nom- 
breuse cavalerie ,  qui  nous  précédait ,  mar- 
chait sur  nos  flancs  ,  assurait  nos  derrières  ,  en 
un  clin  d'oeil  se  répandit  en  fourrageurs  dans  la 
plaine;  et  sur  tous  les  points  ce  ne  fut  qu'en- 
gagemens  particuliers.  Ici  on  s'abordait  le 
pistolet  au  poing,  et  le  coup  partait,  dirigé  en 
1  air.  Ailleurs  on  se  poursuivait ,  la  main  armée 
du  dgirile;  et,  tandis  que  l'assaillant  employait 
toute  son  adresse  à  atteindre  le  but  ,  celui  qui 
devait  en  servir  mettait  la  sienne  à  éviter  le 
coup.  Pour  s'y  soustraire  ,  il  avait  recours  à 
une  voile ,  à  un  changement  de  main  imprévu , 
ou  bien  il  détournait  le  trait  avec  la  main  du 
sabre  ,  en  continuant  à  fuir  de  toute  la  vitesse 
de  son  cheval.  C'était  encore  à  qui  parcourrait 
avec  le  plus  de  rapidité  une  carrière  donnée  ; 
à  qui  arrêterait  court  au  galop  emporté,  avec 
l'immobilité  la  plus  parfaite.  Tous  les  fossés  qui 
croisaient  la    route    étaient    franchis    sans     la 


(  546  ) 

moindre  hésitation  ;  chacun  de  ces  guerriers 
enfin  semblait  identifié  avec  sa  monture  ,  tant 
étaient  grandes  la  souplesse  et  la  dextérité  du 
cavalier  ,  la  docilité  et  l'obéissance  passive  du 
cheval  !  Mais  dans  tous  les  groupes  où  se  mêlait 
le  redoutable  aynm  ,  il  paraissait  superbe,  et 
écrasait  ce  qui  osait  approcher  de  lui.  Sa  lance 
était  incomparablement  plus  longue  que  celles 
de  sa  suite.  ïl  la  brandissait  avec  cette  facilité 
qui  dénote  à  la  fois  la  vigueur  et  l'adresse c 
S'il  la  projetait ,  elle  allait  au  loin  se  ficher  en 
terre  ,  et  l'instant  d'après  elle  était  ramassée 
au  galop.  Depuis  une  heure  ces  jeux  nous 
récréaient  ;  il  fit  un  autre  signal ,  et  cette  mul- 
titude éparse  reprit  l'ordre  de  route.  Ceux  qui 
ont  vu  de  près  ces  hommes  valeureux,  ne  par- 
viendront jamais  à  se  persuader  qu'il  soit  si 
facile  de  les  expulser  de  l'Europe. 

De  Zenitza  à  INovi-Bazar,  dix  heures.  Le 
plateau  où  l'on  chemine  d'abord  cl  la  plaine 
qui  règne  au  -  dessous  appartiennent  au  bassin 
de  la  Morava,  qui  est  la  rivière  principale  de 
la  Servie.  On  marche  à  l'est.  Aussi  long-temps 
que  la  route  tient  le  plateau  ,  on  ne  voit  ni 
arbres,  ni  culture  ;  seulement  on  découvre  des 
habitations  rares  et  chétives.  Cet  immense  ter- 


(  34n  ) 
rain  est  tout  entier  en  pâturages  ,  Lien  infé- 
rieurs pour  la  qualité  à  ceux  de  la  Bosnie.  Le 
sol  est  de  nature  schisteuse  ;  plusieurs  cours 
d'eau  l'arrosent.  On  passe  les  uns  à  gué  ,  les 
autres  sur  des  ponts  ,  tantôt  en  bois ,  tantôt  en 
pierre.  Des  jalons ,  plantés  de  loin  en  loin  , 
conservent  la  direction  dans  la  mauvaise  saison, 
qui  amoncelé  une  grande  quantité  de  neige 
sur  cette  région  élevée.  Obéissant  aux  différens 
mouvemens  du  terrain ,  la  route  parfois  s'entre- 
tient à  mi-côte,  ou  bien  descend  dans  les  fonds 
et  se  trouve  engagée  alors  d'une  manière  criti- 
que. Quand  ce  cas  arrivait,  noire  chef  d'escorte 
redoublait  d'attention ,  faisait  fouiller  le  défilé 
avant  de  nous  permettre  d'y  pénétrer  ,  et 
tenait  les  crêtes  pendant  tout  le  temps  que  nous 
y  cheminions.  Pour  son  compte  particulier,  à 
chaque  instant  il  galopait  de  l'avant-garde  à 
l'arrière-garde  pour  s'assurer  de  l'exécution  de 
ses  ordres  ,  et  ,  changeant  fréquemment  de 
chevaux,  il  nous  fit  passer  en  revue  sa  nom- 
breuse écurie. 

A  l'extrémité  de  ce  pays  stérile  on  trouve  un 
col  qui  débouche  dans  une  plaine  ,  où  Ton  voit 
de  la  culture,  des  habitations  et  des  ombrages. 
Elle  est  arrosée  par  un  gros  ruisseau  qui  afflue 


(  348  ) 

dans  la  Morava  ,  par  l'intermédiaire  de  la  Rasca 
d'abord ,  ensuite  de  i'Ibar.  Pendant  trois  heures 
on  descend  cette  vallée,  qui  s'embellit  à  me- 
sure qu'on  gagne  du  terrain.  Des  bois  touffus 
garnissent  les  crêtes  ;  les  parties  inférieures 
offrent  de  belles  prairies  que  des  irrigations 
fertilisent.  La  population  est  chrétienne  et  du 
rit  grec.  Chaque  village  ,  pour  ainsi  dire  ,  a 
son  église  :  à  ces  indices  le  voyageur  reconnaît 
qu'il  existe  dans  cette  contrée  plus  de  tolérance 
qu'en  Bosnie;  il  observera  aussi  que  celte  vertu 
devient  de  plus  en  plus  indulgente  à  mesure 
qu'on  se  rapproche  de  la  capitale. 

La  route  laisse  le  vallon  un  peu  avant  sa 
jonction  avec  celui  où  coule  la  Rasca.  Elle  gravit 
1rs  hauteurs  qui  le  ferment  au  sud-est ,  tra- 
verse un  petit  plateau  aride  qui  ne  produit  que 
des  genêts  ,  et  descend  sur  les  bords  de  la 
Rasca.  Cette  vallée  pendant  long -temps  est 
réduiie  à  une  gorge  étroite  ;  elle  ne  commence 
même  à  s'élargir  que  deux  heures  au-dessus 
de  INovi- Bazar,  c'est-à-dire,  très-près  de 
son  débouché.  Plusieurs  torrens  viennent  se 
jeter  dans  la  petite  rivière  qui  l'arrose.  Le  pays 
est  boisé,  riant,  et  passablement  cultivé  j  niais 
il  a  beaucoup  souffert  dans  l'insurrection  de  la 


(  349  ) 
Servie.  Novi-Bazar  dont  les  Serviens  se  sont 
emparés  et  qu'ils  ont  réduite  en  cendres  ,  n'est 
plus  que  moitié  de   ce  qu'elle   était  avant  ces 
temps  de  désastres.  Aujourd'hui  elle  ne  compte 
guère  que  sept  ou  huit  mille  musulmans.  Nous 
avons  vanté  déjà  les  avantages)  de  sa  position 
limitrophe   avec  plusieurs  provinces  dont  elle 
noue  les  relations  commerciales  :  cette  situation 
a  beaucoup  contribué  à  la  faire  renaître  de  ses 
cendres ,  et  provoquera  son  extension ,  bon  gré 
malgré   l'apathie  des  individus  et  du  gouver- 
nement. Sous  le  rapport  militaire  elle  pourrait 
jouer  aussi  un  rôle  et  acquérir  de  l'influence 
dans  les   opérations  ;   mais  il  lui  faudrait  des 
moyens  défensifs  tout  autres  que  ceux  qu'elle 
possède.  Us  se  bornent  à  une  enceinte  carrée, 
partie  en    maçonnerie  ,   partie  en  manière  de 
palanque  ,     flanquée    par    de    petits    bastions 
casemates  et  couronnés  d'une   plateforme.  Ce 
réduit  est  assis  sur  une   proéminence   dans  la 
ville  même.    L'Ibar  passe  au  pied  ,   et  reçoit 
plus   bas   la  Rasca  ,  qui   traverse  aussi  Novi- 
Bazar  ,    où  elle  fait  marcher  plusieurs  usines. 
Le  pays  n'a  plus  ici  la  physionomie  que  nous 
lui    avons   trouvée   en    Bosnie    et  sur   la   rive 
droite  de   la  Drina.    Les    montagnes   se    sont 
La  Bosme*  22 


(  3ôo  ) 
abaissées  ,  la  campagne  est  bien  moins  boisée  , 
le  sol  n'est  plus  couvert  d'une  couche  épaisse 
d'humus;  aux  arbres  verts  ont  succédé  tous  les 
bois  durs  de  nos  contrées  ;  les  voitures  agricoles 
sont  d'un  usage  beaucoup  plus  fréquent  ,  et 
l'on  commence  à  voir  des  bufïles. 

Le  pacha  de  Novi-Bazar  nous  reçut  avec 
celte  civilité  d'un  Turc  qui  a  toujours  suivi  la 
carrière  des  armes.  Les  manières  des  grands  de 
la  capitale  sont  plus  recherchées  sans  être  plus 
franches.  Ce  fut  chez  lui-même  qu'il  nous 
donna  le  couvert  :  la  gratitude  impose  à  ses 
hôtes  l'obligation  de  déclarer  qu'il  se  montra 
fort  attentif  à  prévenir  tous  leurs  besoins.  Son 
habitation  du  reste ,  se  ressent  un  pou  du  rôle 
d'avant-poste  que  Novi-Bazar  joue  à  l'égard  de 
la  Servie.  Là  comme  dans  tous  les  gîtes  anté- 
rieurs, nous  devînmes  des  objets  de  curiosité 
pour  les  gens  de  la  maison.  Ils  nous  inspectaient 
familièrement  de  la  tête  aux  pieds,  mais  sans 
la  moindre  intention  de  nous  choquer.  Nos 
armes  surtout  attiraient  leur  attention.  Us 
s'emparaient  de  nos  pistolets  avec  une  sorte 
d'avidité;  faisaient  jouer  les  batteries,  et  nous 
adressaient  plusieurs  questions  tirées  du  sujet. 
C'est  une  inclination  nationale  qu'on   observe 


(  35i  ) 

dans  toutes  les  classes  :  on  crut  charmer  le  pacha 
en  lui  offrant  une  petite  tabatière  d'or  avec 
musique;  il  la  tourna  long-temps  entre  ses 
doigts  d'un  air  où  se  manifestait  l'indifférence , 
malgré  ses  efforts  pour  la  cacher,  et  par  un  mou- 
vement irrésistible  il  l'abandonna  pour  courir 
à  une  carabine  de  la  manufacture  de  Versailles. 
Ses  yeux  se  ranimèrent  à  la  vue  de  cet  objet  de 
prédilection,  et  exprimèrent  le  contentement 
parfait  quand  on  lui  eut  annoncé  qu'il  élait  maî- 
tre d'opter. 

Novi-Bazar  est  un  nœud  de  roules  :  de  cette 
ville  on  peut  se  rendre  enRoumélie  et  en  Servie. 
Ses  communications  avec  l'Albanie  sont  plus 
difficiles  et  moins  suivies.  Pour  gagner  la  Mi- 
trovitza  par  Bagniska,  on  traverse  Flbar  sur  un 
pont  de  bois,  et  l'on  prend  sa  direction  au  sud 
en  remontant  un  petit  affluent.  L'ibar,  qu'on 
laisse  sur  sa  droite,  sort  des  montagnes  de  l'Al- 
banie ,  court  vers  l'est-nord  et  va  se  jeter  dans 
la  Morava.  Cette  rivière  est  fort  rapide;  elle  n'a 
guère  que  18  à  20  toises  de  largeur  à  Novi- 
Bazar.  La  vallée  qu'elle  arrose  est  cultivée  dans 
sa  partie  inférieure. 

Après  avoir  remonté  quelque  temps  le  torrent 
qu'on  a  pris  pour  guide,  on  atteint  un  plateau 


(  352  ) 

spacieux  sur  lequel  se  dessine  la  ligne  de  par- 
tage de  l'ibar  avec  la  Mitrovitza  :  c'est  le  sixième 
contrefort  de  premier  ordre ,  qu'on  trouve  de- 
puis le  passage  de  l'Unna.  De  ce  point  culmi- 
nant la  vue  embrasse  une  vaste  étendue  de  pays 
mamelonné,  qui  ne  produit  guère  que  des 
bouquets  de  bois  parsemés  sur  les  revers  et  dans 
le  fond  des  ravins;  souvent  même  la  surface  du 
sol  est  complètement  nue.  La  route  passe  en 
revue  ces  nombreux  accidens  de  terrain,  ce  qui 
rend  la  marche  très-fatigante;  elle  rencontre 
quelques  cours  d'eaux,  généralement  peuabon- 
dans,  et  gagne  Bagniska  après  huit  heures. 

Pour  arriver  au  fond  de  la  gorge  resserrée  où 
ce  village  est  situé,  la  descente  est  très-rapide. 
Le  torrent  qui  le  traverse,  au  risque  de  l'inonder 
dans  ses  crues  fréquentes  ,  se  rend  sans  inter- 
médiaire à  la  Mitrovitza.  Pendant  ces  huit  heu- 
res, qui  paraissent  fort  longues,  on  ne  trouve 
qu'un  han,  un  ou  deux  karauls  ;  quant  aux 
hameaux  qu'on  découvre  de  loin  en  loin,  ils  sont 
à  des  dislances  telles  de  la  route ,  qu'ils  ne  peu- 
vent être  d'aucune  ressource  pour  le  voyageur: 
en  deux  mots,  la  campagne  semble  déserte,  et 
l'on  n'y  voit  pas  vestige  de  culture.  Le  sol  est  de 
nature  schisteuse. 


(  355  ) 

Bagniska  est  habile  par  des  Turcs;  il  se  coin- 
pose  d'une  cinquantaine  de  maisons ,  ce  qui  ré- 
pond à  une  population  de'iaÔo  âmes.  Le  passage 
est  gardé  par  un  château  situé  sur  la  croupe 
d'un  contrefort.  Tout  près  du  village  il  existe 
une  source  d'eaux  ferrugineuses. 

Pour  atteindre  la  limite  du  pachalik  dans 
cette  direction ,  on  descend  la  vallée  en  lon- 
geant le  cours  d'eau.  Ses  berges  l'emprisonnent 
au-dessus  de  Bagniska  ;  s'évasant  peu  à  peu 
ensuite,  elles  finissent  par  se  prêter  à  ses  écarts. 
Généralement  elles  sont  dépouillées,  laissent 
voir  à  nu  un  schiste  qui  s'enlève  par  feuillets 
très-larges.  Une  heure  au-dessous  de  Bagniska, 
le  paysage  offre  un  aspect  moins  attristant  :  les 
bois  couronnent  de  nouveau  les  sommités,  et 
tapissent  par  places  les  revers  ;  le  tremble  et  les 
oseraies  ombragent  le  torrent,  qui  roule  sur  un 
lit  d'ardoises.  On  arrive  avec  lui  en  quatre 
heures  sur  les  bords  de  la  Mitrovitza;  on  peut 
abréger  le  distance,  en  passant  le  contrefort 
de  droite ,  à  l'endroit  où  il  fait  une  inflexion  à 
gauche. 

La  Mitrovilza  sort  de  la  grande  chaîne  et  va 
porter  ses  eaux  à  la  Morava.  Son  cours  est  ra- 
pide.En  été  elle  présente  une  largeur  de  55  toises, 


(  554  ) 

en  face  du  bourg  dont  elle  a  pris  le  nom.  Nous 
la  passâmes  à  gué  ;  mais  on  était  alors  au  mois 
de  juin,  et  d'un  moment  à  l'autre  ce  moyen 
peut  cesser  d'être  praticable.  La  vallée  où  elle 
coule  est  cultivée.  Avant  d'arriver  à  Mitrovitza 
qui  est  situé  sur  sa  rive  droite,  les  hauteurs  de 
la  gauche  se  rapprochent  et  forment  un  défilé 
très- étroit.  A  l'entrée  de  ce  passage  difficile  on 
voit  au  sommet  d'un  mamelon  taillé  à  pic,  un 
château  qui  tombe  en  ruines  et  menace  de 
s'abîmer  sur  la  tête  du  voyageur.  Plus  haut  la 
vallée  fait  un  coude  à  angle  droit  et  court  au 
sud-ouest.  Cet  angle  est  dessiné  par  la  rivière 
même,  qui  dans  cet  endroit,  baigne  le  pied  du 
versant  de  sa  rive  droite  :  Mitrovitza  occupe 
le  sommet  de  l'angle.  Derrière  ce  bourg  les 
hauteurs  se  développent  en  plateau  et  se  pro- 
longeant au  nord-est,  séparent  la  vallée  de  la 
plaine  de  Cassova.  Ce  plateau  continu,  découpé 
en  portions  flanquantes  et  flanquées  de  même 
qu'un  tracé  de  fortification,  couvert  par  la 
Mitrovitza,  et  dont  la  partie  supérieure  présente 
une  surface  unie  très-favorable  aux  mouvemens 
de  troupes,  ménagerait  à  une  armée  battue  une 
position  inexpugnable. 

I(i  nous  touchons  au  but  ;  pour  1  atteindre 


(  555  ) 

en  partant  de  Costanitza,  nous  avons  employé 
cent  vingt-trois  heures  au  pas  allongé  des 
chevaux  du  pays  ;  ce  qui  répond  à  peu  près  à 
cent  soixante  lieues  de  deux  mille  toises.  La 
plus  grande  largeur  du  pachalik  peut-être 
n'est  pas  proportionnée  à  ce  maximum  de  lon- 
gueur ;  cependant  la  superficie  que  dorment 
ces  deux  dimensions  prises  dans  leurs  termes 
moyens,  dépasse  beaucoup  les  bornes  qu'on  doit 
assigner  à  un  gouvernement  ,  si  l'on  veut  que 
la  surveillance  s'étende  à  toutes  ses  parties. 
Faute  de  pouvoir  satisfaire  à  une  condition  aussi 
impérieuse  ,  le  pacha  de  Bosnie  se  trouve 
forcé  de  déférer  son  autorité  avec  aussi  peu 
de  restriction  que  le  Sultan  en  apporte  dans 
la  transmission  de  la  sienne.  Favorisés  par  ce 
système  de  concessions  illimitées ,  les  désordres 
s'engendrent  infailliblement  loin  de  lui ,  et  se 
perpétuent  avec  d'autant  plus  d'asurance  que 
son  bras  n'arrive  pas  jusqu'à  eux ,  ou  que  le 
mouvement  extenseur  le  prive  d'une  partie  de 
sa  force.  En  prenant  la  liste  des  pachaliks  on 
pourrait  citer  plusieurs  autres  exemples  d'une 
imprévoyance  qui  est  également  préjudiciable 
au  souverain  et  aux  sujets.  Le  premier  est 
même  plus  intéressé  que  les  seconds  à  1  adoption 


(  356  ) 

du  système  contraire,  puisque  les  satrapies  de 
son  empire  tenteraient  d'autant  moins  de  lui 
échapper  qu'elles  seraient  plus  morcelées. 

Sous  le  rapport  archéologique  la  contrée  que 
nous  venons  d'explorer  ne  nous  a  pas  offert  le 
plus  léger  souvenir,  le  pont  de  Mostar  excepté. 
On  pourrait  croire  qu'elle  était  inconnue  aux. 
anciens,  ou  qu'elle  fut  dédaignée  parce  peuple 
conquérant  qui  a  laissé  cependant  des  traces  de 
son  passage  partout  où  il  a  pénétré ,  et  vraisem- 
blahlement  qui  en  aura  usé  de  même  à  l'égard 
de  l'IUyrie  orientale.  Mais  les  établissemens 
qu'il  y  forma ,  selon  toute  apparence ,  ne  fu- 
rent que  précaires,  ou  n'avaient  pas  une  con- 
sistance capable  de  résister  aux  barbares  et  aux 
siècles.  Dans  cette  partie  de  sa  vaste  domina- 
lion  il  réserva  les  travaux  permanens  pour  le 
littoral ,  à  en  juger  par  les  restes  de  splendeur 
que  la  Dalmalie  et  l'Istric  montrent  encore 
aujourd'hui.  Quant  aux  autres  peuples  de  l'an- 
tiquité, qui  ont  acquis  des  droits  à  la  célébrité, 
les  Macédoniens  sont  les  seuls  qui  soient  entrés 
en  relation  avec  l'IUyrie.  Ils  se  bornèrent 
même  à  la  visiter,  et  leurs  démêlés  ne  les 
mirent  en  rapport  qu'avec  l'IUyrie  grecque. 
Les  points   de  contact  étaient  plus  multipliés 


(357  ) 

du  côté  de  l'Epire  ;  mais  les  habitans  de  cette 
contrée  ne  se  sont  point  illustrés  par  ces  nobles 
entreprises  qui  font  revivre  les  nations  long- 
temps après  qu'elles  ont  disparu.  Si  l'on  passe 
au  moyen  âge  ,  on  voit  les  Gotlis  se  répandre 
en  Illyrie ,  à  une  époque  où  ils  n'avaient  point 
encore  acquis  en  architecture  les  connais- 
sances qu'ils  ont  développées  plus  tard  ;  d'ail- 
leurs les  Vandales  vinrent  après  eux.  Enfin 
l'empire  d'Orient  a  vu  sa  longue  existence  s'é- 
couler au  milieu  de  la  décadence  des  arts ,  et 
les  vestiges  chétifs,  qui  retracent  de  loin  en 
loin  cette  ombre  méconnaissable  de  la  gran- 
deur romaine  ,  ne  méritent  guère  d'occuper 
une  place  sur  l'album  du  voyageur  qui  a  le 
sentiment  du  beau. 


(  358  ) 

,,\V\XV^V\^\.VVVIV\XVV\V\\W\H.\XV\XVWV'WWX\\XVVVVV\AA'WXVV'\'VV>\  U\U\/AIUUV\V^\ 

Très-humbles  représentations  adressées  à 
Sultan  Achmet  III,  par  le  chef  de  la  loi, 
au  nom  de  l'uléma  (i). 


iVu  nom  de  Dieu  clément  et  tout-puissant  , 
après  avoir  offert  au  Très-Haut  clés  louanges 
pures  comme  des  perles ,  et  des  salutations  au 
glorieux  prophète,  il  est  représenté  à  la  Porte 
de  félicité  par  son  très-humble  koul  (esclave), 
que  depuis  long- temps  je  cherchais  l'occasion 
de  m'entretenir  avec  les  docteurs  de  la  loi , 
lesquels  prient  pour  la  prospérité  de  l'empire, 
pour  la  gloire  de  la  très-haute  famille  de  nos 
sultans,  et  pour  tous  ceux  qui  ont  rendu  des 


(i)  Cette  pièce  historique  présente  deux  genres  d'intérêt, 
qui  n'échapperont  pas  au  lecteur  :  d'ahord  elle  donne  une 
idée  précise  et  bien  arrêtée  «les  termes  dans  lesquels  le  grand- 
muphty  est  à  l'égard  du  souverain  ;  de  l'étendue  de  ce  pri- 
vilège remarquable,  que  je  me  suis  applique  à  faire  ressortir 
en  parlant  de  l'uléma ,  et  de  la  manière  dont  il  l'exerce  ;  en 
même  temps  elle  offre  l'état  comparatif  de  ce  qu'étaient.  les 
institutions  dans  les  beaux  jours  de  l'empire,  et  des  altéra- 
tions qu'elles  ont  éprouvées  depuis  qu'il  va  déclinant. 


(35g) 

services  importai! s  à  l'empire  ,  mais  sans  avoir 
reçu  la  récompense  qui  leur  est  due. 

Sa  Hautesse  ,  on  ne  peut  en  douter,  cherche 
partons  les  moyens,  à  miner  les  fondemens  de 
3a  méchanceté ,  et  manifeste  l'intention  de  réha- 
biliter la  justice  dans  ses  prérogatives.  Comme 
elle  ne  trouve  point  mauvais  qu'on  lui  fasse 
part  de  ses  observations  sur  cet  important  sujet 
de  méditation ,  je  me  suis  hâté  de  présenter  à 
Sa  Hautesse  cet  écrit,  afin  qu'elle  connaisse 
les  causes  des  désordres  ,  et  comment ,  avec 
l'assistance  du  Très-Haut ,  le  mal  peut  être 
réparé. 

Votre  Majesté  saura  que  ce  qui  a  maintenu 
l'ordre  et  fait  prospérer  l'empire  ,  tout  en 
fortifiant  la  foi,  c'est  l'observance  exacte  des 
lois  du  prophète  ,  qui  prescrivent  de  prendre 
soin  des  sujets  que  Dieu  a  confiés  à  Votre 
Hautesse  ;  de  traiter  avec  distinction  les  doc- 
teurs de  la  loi  ;  de  récompenser  les  vrais  croyans 
qui  ne  regardent  pas  le  danger  dans  les  com- 
bats ;  de  faire  du  bien  aux  bons ,  et  de  réprimer 
les  médians;  de  commander  le  respect  pour 
les  réglemens  et  canuns  des  sultans  vos  prédé- 
cesseurs ;  de  les  imiter  dans  leurs  vertus ,  afin 
que  l'empire ,  bien  gouverné  ,  fleurisse  comme 


(  36o  ) 

dans  les  temps  anciens.  Du  reste  que  Votre 
Majesté  vienne  à  bout  de  ses  entreprises,  et 
qu'elle  fasse  comme  elle  jugera  convenable. 

Très-Haut  et  très-magnanime  empereur,  re- 
fuge de  la  foi,  protecteur  du  faible,  terreur 
des  pervers  ,  ombre  de  Dieu  sur  celte  terre , 
Votre  Majesté  doit  savoir  que  les  très-illustres 
empereurs  jusqu'au  règne  de  Sultan  Suleïman, 
assistaient  en  personne  au  divan  ;  gouvernaient 
avec  un  soin  paternel ,  prenant  connaissance 
de  toutes  les  affaires ,  tant  des  rayas  que  des 
moslems,  et  qu'ils  étendaient  leur  sollicitude 
aux  finances  dont  ils  surveillaient  les  moindres 
détails.  Votre  illustre  aïeul,  Sultan  Suleïman, 
lorsqu'il  était  à  la  te  le  de  ses  armées ,  se 
faisait  rendre  un  compte  exact  des  délibéra- 
tions du  mucbavéré  (conseil  d'état).  Le  der- 
nier des  sujets  pouvait  l'aborder  ;  en  sorte  que 
l'opprimé  n'était  pas  obligé  de  recourir  à  des 
moyens  détournés  pour  faire  arriver  sa  sup- 
plique au  pied  du  trône.  Les  favoris  se  réglaient 
sur  le  maître  ,  et  concouraient  à  l'envi  à  la 
splendeur  de  l'empire  :  ils  savaient  se  contenter 
des  actes  de  la  munificence  impériale,  et  ne 
chercbaient  pas  à  acquérir  des  ricbesses  par 
d'autres  voies.  Dans  ces  temps  de  prospérité  on 


(  36i  ) 
a  vu  Mehemet  -  Pacha  conserver  le  vezirat 
quinze  années  consécutives  ;  mais  aiors  les  fa- 
voris n'étaient  point  admis  à  s'entretenir  avec  le 
glorieux  sultan  sur  le  compte  de  son  premier 
ministre.  Les  ulémas  étaient  également  à  cou- 
vert de  leurs  insinuations  perfides  :  Gélat-Bey, 
pour  avoir  transgressé  cette  loi,  fut  condamné 
à  l'exil.  Très-haut  et  magnanime  empereur, 
ainsi  en  usaient  les  glorieux  sultans  vos  ancê- 
tres ;  du  reste  ,  que  Votre  Majesté  vienne  à 
bout  de  ses  entreprises ,  et  qu'elle  fasse  comme 
elle  le  jugera  convenable. 

Les  serviteurs  du  vezir-azem  (le  grand-vezir  ), 
des  beyler-beys ,  des  eusendgis  (ceux  qui  pren- 
nent place  au  conseil  impérial  )  appartenaient 
tous  à  la  classe  des  esclaves  .Pour  deux  raisons 
les  hommes  de  condition  libre  n'y  étaient  point 
admis  :  premièrement  parce  que  les  gens  au 
service  des  vezirs,  étant  francs  d'impôts,  eux  et 
leurs  enfans,  il  est  onéreux  pour  le  trésor 
aussi  bien  que  pour  les  zaïmes  et  les  timariotes, 
de  les  choisir  parmi  les  contribuables.  La  se- 
conde considération  est  plus  sérieuse  encore 
que  l'autre  :  des  hommes  habitués  à  porter  le 
sabre ,  cessent  bientôt  d'être  aptes  à  la  guerre 
dans   l'exercice    d'une   profession   dégradante. 


(  362  ) 

D'ailleurs  depuis  que  cette  coutume  pleine  de 
sagesse  est  tombée  en  désuétude,  on  a  remarqué 
que  ce  sont  précisément  les  infracteurs  qui  ont 
été  les  plus  ardens  dans  les  séditions,  principa- 
lement en  Asie.  Très-haut  et  magnanime  em- 
pereur, ainsi  en  usaient,  etc. 

Les  charges  de  beyler-bey  et  de  bey  tom- 
baient en  partage  aux  plus  habiles  dans  l'art 
militaire  et  les  fonctions  de  gouverneurs.  Ces 
emplois  leur  étaient  conférés  sans  qu'ils  fussent 
obligés  de  les  acheter,  et  pendant  une  longue 
suite  d'années  ils  les  conservaient.  Lorsque  le 
cri  de  guerre  appelait  aux  armes,  tous  accou- 
raient conduisant  l'élite  des  provinces  ;  et  si  les 
infidèles  osaient  insulter  les  frontières,  leurs 
têtes  arrivaient  au  pied  du  trône  en  même 
temps  que  l'annonce  de  leur  apparition.  Sous  le 
règne  de  Sultan  Bajazet  on  a  vu  le  beyler-bey 
de  Bosnie ,  sans  attendre  d'autres  ordres  que 
ceux  que  dicte  la  fidélité  et  le  dévouement, 
marcher  à  la  rencontre  des  Croates  qui  mena- 
çaient sa  province,  et  les  tailler  en  pièces.  Sous 
le  règne  de  Sultan  Suleïman,  un  félon,  nommé 
Moustapha,  dévastait  la  province  de  Dobrogl  : 
Aehmct-Bcy  tira  une  vengeance  éclatante  de 
ce  réprouve.  Les  Vénitiens  et  les  Espagnols, 


(  365  ) 
sous  le  règne  de  Sultan  Selim  II,  ayant  attaqué 
inopinément  l'île  de  Sainte-Maure  après  avoir 
battu  la  flotte  ottomane ,  Douran-Oglou-Mous- 
taplia  ,  chef  d'escadre ,  joignit  l'ennemi  et  lava 
dans  son  sang  l'affront  qu'avait  essuyé  le  saint 
étendard.  Ces  exemples  se  trouvent  à  toutes  les 
pages  des  annales  de  vos  glorieux  ancêtres. 
Très-haut  et  magnanime  empereur,  etc. 

Dans  ces  temps  d'heureuse  mémoire,  les  ser- 
askers  consacraient  les  dépouilles  de  l'ennemi 
à  fonder  des  mosquées ,  des  hôpitaux ,  des  mai- 
sons de  secours ,  et  témoignant  religieusement 
leur  reconnaissance  au  Tout-Puissant,  s'assu- 
raient de  sa  protection  par  ces  actes  méritoi- 
res (1).  Très-haut  et  magnanime  empereur,  etc. 

Dans  ces  temps  d'équité  les  capidgi-baehis 
(  ofliciers  du  sérail  )  et  les  mutéférikas  étaient 
tous  des  sujets  susceptibles  d'être  élevés  au  rang 
éminent  de  pacha ,  à  raison  de  leur  habileté  dans 
le  métier  des  armes  et  de  l'habitude  qu'ils  avaient 
des  affaires   d'Etat.  A  ces  qualités  qu'on  ren- 

I 

(i)  Sans  s'en  douter,  les  Ottomans  ont  imité  les  généraux 
romains  dans  cette  coutume  louable.  Chez  les  deux  nations 
la  religion  concourait  puissamment  à  la  prospérité  de  l'Em- 
pire, et  la  prospérité  de  l'Empire  rejaillissait  sur  la  religion: 
j'ai  fait  remarquer  aillent  d'autres  points  de  rapprochement. 


(  364  ) 
contre  si  rarement  aujourd'hui ,  ils  joignaient 
encore  un  dévoûment  sans  bornes  aux  intérêts 
du  sultan.  Les  dyvan-kiatibes  (écrivains  du 
dyvan)  étaient  versés  dans  les  lois,  le  calcul, 
les  bienséances  épis  toi  aires ,  et  surtout  faisaient 
profession  d'intégrité.  Les  tchiaouschs  (messa- 
gers d'Etat),  familiarisés  avec  la  diplomatie  , 
pouvaient  être  employés  dans  les  ambassades. 
Leur  nombre  était  fixé  de  manière  à  ce  qu'on 
ne  pût  pas  le  dépasser  ;  et  jusqu'en  l'an  ioo5  de 
la  mission  de  notre  glorieux  prophète  (i5g4), 
le  corps  ne  comptait  point  de  dgedikli  :  tous 
ceux  qui  le  composaient  étaient  tenus  de  ser- 
vir à  l'armée.  Très-haut  et  magnanime  empe- 
reur, etc. 

Les  haz  des  kapidgi-bachis  étaient  limités 
à  20,000  aspres  de  revenus.  On  ne  leur  donnait 
pas  comme  aujourd'hui,  des  timars  et  des  zaï- 
mets  ;  ils  étaient  payés  sur  le  produit  des  vil- 
lages réservés  pour  le  prince,  et  personne  né 
jouissait  des  apanages  des  sultanes  ni  des  pasmak- 
liks  (fiefs  accordés  aux  princesses  sous  le  nom 
deprz'tf  des  babouches).  Les  muets  et  les  nains 
avaient  aussi  une  paye  réglée ,  mais  dans  aucun 
cas  ils  n'obtenaient  des  fiefs.  Les  enflms  de  tri- 
but (  ceux  qu'on  élève  dans  le  sérail  pour  le 


(  365  ) 

service  de  Sa  Hautesse)  étaient  pris  dans  l'Al- 
banie et  dans  la  Bosnie.  Les  beylcr-beys  et  les 
beys  se  faisaient  un  mérite  de  les  offrir  en  pré- 
sent. Après  avoir  reçu  dans  le  sérail  une  édu- 
cation soignée,  ils  en  sortaient  pour  aller  occu- 
per }  es  emplois  militaires.  La  pureté  des  mœurs, 
le  aévoûment  et  la  valeur  les  recommandaient  a 
la  b'envcillance  du  sultan  et  à  la  considération 
publique.  Très -haut  et  magnanime  empe- 
reur, etc.  (Nous  supprimons  le  formulaire  qui 
enveloppe  les  faits,  de  manière  à  n'offrir  que  la 
substance  du  discours.  ) 

Les  zaïmes  et  les  timariotes  constituaient  la 
portion  la  plus  précieuse  de  l'armée.  Cette  mi- 
lice était  belle  et  bien  disciplinée.  On  ne  con- 
férait les  fiefs  qu'aux  fils  des  sypahis,  et  les  as- 
pirans  étaient  tenus,  pour  prouver  leur  origine, 
à  produire,  comme  répondans,  deux  zaïmes  et 
dix  timariotes.  En  cas  de  faux  témoignage ,  les 
délinquans  perdaient  leurs  fiefs.  Un  limariote 
qui  ne  se  distinguait  pas,  soit  en  faisant  des 
prisonniers  ,  ou  bien  en  apportant  des  têtes ,  ne 
recevait  point  de  tarakki  ;  dans  le  cas  contraire 
son  fief  était  augmenté  sur  le  pied  de  1.0  pour 
cent ,  et  son  timare  était  converti  en  zaïniet 
lorsqu'il   avait    fait    dix    prisonniers    ou    qu'il 

La.  Bosme.  20 


(  366  ) 

présentait  un  pareil  nombre  de  têtes.  Très  haut 
et  magnanime  empereur,  etc. 

Les  vezirs  et  les  gens  de  guerre  mettaient  tout 
leur  luxe  dans  le  choix  des  chevaux  et  des  ar- 
mes. On  ne  voyait  pas  comme  de  nos  jours  l'or 
et  l'argent  prodigués  dans  les   harnachemens. 

Les  zaïms  et  les  timariotes  résidaient  dans 
leurs  sandjaks.  Tout  autre  domicile  leur  était 
interdit,  parce  qu'on  voulait  qu'ils  fussent  prêts 
à  toute  heure  à  repousser  l'ennemi.  S'il  venait 
à  vaquer  un  timar  ou  bien  un  zaïmet,  le  beyler- 
hey  le  conférait  au  plus  méritant,  et  d'après  son 
rapport  la  Porte  confirmait  le  choix.  Jamais 
pour  son  compte  elle  ne  disposait  des  fiefs;  aussi 
ne  voyait- on  pas  les  désordres,  fruits  de  l'intri- 
gue ,  qu'on  remarque  aujourd'hui.  Un  beyler- 
bey  se  rendait-il  coupable  de  prévarication,  les 
opprimés  pouvaient  en  toute  confiance  recourir 
à  la  Porte,  et  la  déposition  du  fauteur  était 
aussitôt  prononcée.  Très-haut  et  magnanime 
empereur,  etc. 

La  province  de  Roumélie  et  celle  de  la  Bosnie 
comptaient  alors  12,000  kilikos  (possesseurs  de 
fiefs)  qui  formaient  avec  leurs  gébélis  un  corps 
d'élite  de  4o,ooo  hommes.  Plusieurs  d'entre 
eux,  stimulés  par  l'amour  de  Dieu,  conduisaient 


(%) 

même  un  nombre  de  combaltans  supérieur 
à  celui  auquel  ils  e'taient  tenus.  La  Natolie , 
d'après  les  anciens  contrôles,  possédait  7,000 
kilikos ,  qui  réunis  à  leurs  gébélis,  présentaient, 
une  masse  de  1 7,000  combattans.  Moyennant 
les  sept  surnuméraires  qu'amenaient  les  pos- 
sesseurs de  fiefs  les  plus  riches ,  ce  nombre  se 
trouvait  porté  à  3o,ooo  hommes  de  choix. 
Le  Diarbekir  et  le  Kurdistan  en  fournissaient 
20,000  ;  la  province  de  Van  et  le  Turcman 
3o,ooo  ;  les  autres  gouvernernens  en  donnaient 
en  proportion,  de  manière  enfin  que  les  trou- 
pes de  la  Roumélie  suffisaient  pour  faire  tête 
aux  ennemis  d'Europe ,  tandis  que  celles  du 
Diarbekir,  de  Van  et  d'Eyzerum  pourraient  à 
elles  seules  contenir  la  Perse.  Il  y  avait  en 
Roumélie  20,000  akindgis  et  40,000  yurucks 
ou  moussélims  (ayant  des  terres  à  fiefs);  en 
Natolie  ,  5o,ooo  piadez  (milice  franche  compo- 
sée de  volontaires  et  commandée  par  les  beys 
lesquels  suppléaient  les  Tar lares ,  dont  alors  on 
savait  se  passer.  Lorsque  la  guerre  était  décla- 
rée, moitié  de  ces  troupes  faisait  mie  irrup- 
tion sur  le  pays  ennemi  ;  l'autre  moitié  se 
tenait  prête  à  marcher.  On  leur  adjoignait  les 
quatorze  yaya-beys  de   l'odjak  des  janissaires 


(  368  ) 
pour  les  commander.  Elles  étaient  employées  à 
ouvrir  la  tranchée  ,  à  servir  l'artillerie,  à  pren- 
dre soin  des  armes  à  feu  ,  c'est-à-dire  qu'on  leur 
abandonnait  les  détails  auxquels  les  timariotes 
et  les  zaïmes  ne  peuvent  descendre.  Très-haut 
et  magnanime  empereur,  etc. 

Les  six  bulluks  (régi mens)  des  sypahis  étaient 
recrutés  tous  les  six  mois.  Pour  remplir  les  em- 
plois vacans  on  prenait  des  itck-oglans  du 
sérail  parmi  les  anciens,  auxquels  ou  adjoignait 
les  janissaires,  les  dgébedgis  et  les  topdgis  qui 
s'étaient  distingués  :  la  liste  des  candidats  était 
présentée  au  grand  seigneur.  Tous  ceux  qui 
faisaient  partie  de  ce  corps  privilégié  devaient 
résidera  Brousse,  à  Andrinople,  à  Constanti- 
nople,  ou  dans  les  bourgs  et  les  villages  cir- 
convoisins. 

Les  janissaires ,  les  dgébedgis  et  générale- 
ment tous  les  corps  militaires  se  recrutaient  au 
moyen  des  enfans  de  tributs  que  les  provinces 
habitées  par  les  infidèles  étaient  tenues  de  four- 
nir, et  l'on  se  conformait  scrupuleusement  à 
cette  coutume  consacrée  par  les  ordonnances 
impériales.  Après  avoir  été  visités  et  inspectés 
à  la  Sublime  Porte,  ces  enfans  étaient  distri- 
bués dans  les  ditférens  sérails  établis  à  cet  effet. 


(369) 

On  les  élevait  dans  les  principes  de  l'islamisme  ; 
leur  éducation  exigeait  quatre  ou  cinq  années  ; 
et  lorsqu'elle  était  terminée  on  les  répartissait 
dans  les  odjak  (corps)  selon  leurs  inclinations 
particulières. 

Tous  les  sept  ans  on  procédait  au  remplace- 
ment des  morts  dans  le  corps  des  janissaires. 
Il  était  interdit  à  ceux  qui  en  faisait  partie,  de 
se  lier  par  le  mariage  ,  et  tous  devaient  habiter 
dans  leurs  odas  (chambrées)  respectives.  Si 
quelqu'un  d'eux  se  rendait  coupable  de  lâcheté, 
on  le  cassait  ,  et  dès  ce  moment  il  ne  pouvait 
plus  prétendre  au  titre  de  janissaire.  On  n'ac- 
cordait celui  d'olurak  (vétéran)  qu'aux  sujets 
légalement  reconnus  impropres  au  service  actif. 
Ceux-là  pouvaient  se  marier,  et  recevaient 
trois  aspres  de  haute  paie ,  à  charge  à  eux  de 
prier  pour  la  conservation  des  princes  et  la 
prospérité  de  l'Etat.  Leurs  enfans  étaient  admis 
dans  les  adgem-oglans ,  moyennant  qu'ils  jus- 
tifiaient de  leur  légitimité  ,  en  s'appuyant  du 
témoignage  des  compagnons  d'armes  de  leurs 
pères;  plus  tard  ces  aspirans  passaient  janis- 
saires. On  ne  voyait  dans  ce  corps  respectable 
que  trois  tchiaouschs  et  douze  moundgis  qui 
portassent  des  ceintures  de  brocard.  Tous  les 


(  37o  ) 
dix  ans  les  officiers  étaient  astreints  à  recevoir 
de  nouveaux  brevets.  Lorsque  le  buluk-bachi 
avait  démérité  par  sa  conduite  ,  les  agas  convo- 
quaient un  divan  ,  où  le  coupable ,  en  présence 
de  tous  les  chefs  de  l'odjak,  était  déclaré  dé- 
chu de  son  emploi.  Très-haut  et  magnanime 
empereur,  etc. 

Les  différons  employés  et  les  forces  militaires 
soldés  par  le  trésor  se  réduisaient  autrefois  à 
ceux  portés  sur  le  tableau  suivant,  dressé  d'après 
les  rôles  qui  ont  été  établis  sous  le  règne  du 
Sultan  Amurat  III ,  l'an  982  de  la  mission  de 
notre  glorieux  prophète. 

Muléférikas .        is4. 

Tchaknidghirs 4o. 

Riatibes,  pour  les   registres  impé- 
riaux   4. 

Riatibes  du  miri 17. 

Trésoriers  du  dehors 10. 

Fils  de  sypahis 2210. 

Sypahis  de  la  droite.   .      .      .      .      .        4°°- 

Gourbas  de  la  droite 407. 

Enfans  de  tribut  et  bostandgis.   .     .     7490. 

Janissaires i359Ç). 

Palefreniers 3g6. 

Valets  d'office 489. 


(  57i  ) 

Dgébedgis 626. 

Arabadgis 400. 

Mekiers  de  la  bannière i58. 

Artisans 537. 

Médecins 26. 

Tchiaouschs 4oo. 

Ecrivains  du  divan 3i. 

Commis  du  trésor 5i. 

Capidgis 356. 

Selictars 2127. 

Sypahis  de  la  gauche 4o6. 

Topdgis IOo,9. 

Valets  pour  les  tentes 229. 

Muedzins 6. 

Fontainiers.         54. 

Sur  les  docteurs  et  les  savans  repose  la  jus- 
tice ;  aussi  les  premiers  empereurs  honoraient- 
ils  ceux  qui  cultivaient  les  sciences ,  et  qui  étu- 
diaient la  loi.  Mais  depuis  ces  temps  éloignés 
il  s'est  glissé  bien  des  abus  dans  le  corps  de 
l'uléma.  Les  plus  doctes,  lorsqu'ils  joignaient 
la  piété  et  les  vertus  au  savoir,  étaient  élevés 
à  la  dignité  de  muphty,  aux  charges  de  cady- 
asker,  d'islambol-cadyssi  et  de  molla  :  aussi 
arrivait-il  très- rarement  (pie  le  sclieik-ul- 
islam  fut  déposé.  L'austérité  de  ses  mœurs  et  la 


(  372  ) 
sainteté  de  son  caractère  portaient  le  sultan  à  l'é- 
couler avec  soumission,  quand  cet  interprète  de 
la  loi  croyait  devoir  user  de  son  droit  de  remon- 
trance. Les  cady-askers  conservaient  dix  et 
même  quinze  ans  leurs  emplois;  et  lorsqu'on 
les  faisait  mazoul,  il  leur  était  accordé  d'être 
oturak,  avec  i5o  aspres  de  solde  leur  vie  durant. 
On  se  conduisait  d'après  le  même  principe  à 
l'égard  des  principaux  cadys  :  ceux  qui  pre- 
naient leur  retraite  se  retiraient  dans  des  mé- 
dressés  (universités)  pour  y  cultiver  en  paix  les 
sciences.  Le  luxe  ne  se  laissait  point  apercevoir 
parmi  les  ulémas.  Tout  leur  temps  était  con- 
sacré à  rendre  la  justice,  et  les  oluraks  com- 
posaient à  l'envi  des  traités  de  jurisprudence, 
dans  le  nombre  desquels  plusieurs  ont  été  jugés 
dignes  d'être  conservés  dans  le  bazné  (trésor 
impérial  );  quant  à  leur  avoir,  ils  le  consacraient 
à  des  fondations  pieuses.  Très-haut  et  magna- 
nime empereur,  etc. 

Lorsqu'un  sujet  se  destinait  à  l'uléma,  il  étu- 
diait pendant  un  certain  temps  sous  un  docteur 
qui  mettait  sa  vocation  à  l'épreuve.  Il  passait 
ensuite  sous  plusieurs  régens  jusqu'à  ce  qu'il 
»'ùt  atteint  le  grade  de  mulazim  ,  moyennant 
quoi  il  était  inscrit  au  rouznamé  impérial  (bu- 


(373) 

reau  de  la  defterdarerie  d'où  rassortissent  tous 
les  emplois  soldés).  En  procédant  ainsi,  on  n'a- 
vait que  des  jjets  recomrnandables  par  leurs 
lumières  et  eur  intégrité.  Mais  depuis  l'an 
iood,  où  Alla-Effendi,  sclieik-ul-isîam ,  et  les 
cady-askers  ont  été  déposés  sans  motifs,  ce 
bel  ordre  de  choses  a  éprouvé  des  altérations. 
Les  premiers  magistrats,  intimidés  par  la  dis- 
grâce de  leurs  prédécesseurs,  ne  se  sont  que 
trop  souvent  abaissés  à  faire  leur  cour  au  grand- 
vezir,  et  n'ont  plus  été  assez  courageux  pour 
dire  sans  détour  la  vérité  au  sultan.  Cependant 
Sounan-Effendi  ne  fut  jamais  du  nombre  de 
ces  âmes  timides  ;  et ,  bien  que  sa  sévérité  ait 
provoqué  plus  d'une  fois  sa  disgrâce,  jamais  il 
n'a  transigé  avec  ses  devoirs  :  la  charge  de  chef 
de  la  loi  ne  veut  pas  d'un  lâche  complaisant. 
Les  grand  s-muphlys  ne  sont  donc  plus  au- 
jourd'hui ce  qu'ils  étaient  dans  un  temps,  et  les 
cady-askers ,  grâce  aux  bassesses  qu'ils  ne  rou- 
gissent pas  de  faire,  peuvent  vendre  impuné- 
ment les  cadylikes ,  sans  examiner  les  droits 
des  candidats.  Parmi  les  mulazims  (aspirans) 
on  voit  de  simples  kiatibes  (secrétaires),  des 
vaivodes,  des  sous-bachi,  et  d'autres. individus 


(374) 

de  la  classe  commune,  qui ,  moyennant  de  l'ar- 
gent, arrivent  sans  science  au  poste  distingué 
de  mudéris,  et  sans  équité  à  la  charge  de  cady, 
dont  ils  se  servent  pour  vendre  la  justice,  fai- 
sant rejaillir  sur  le  corps  entier  le  blâme  que 
s'attire  leur  conduite. 

Avant  cette  subversion  la  science  et  la  sa- 
gesse des  ulémas  donnait  force  de  loi  à  leurs 
opinions.  Lorsqu'un  mudéris  paraissait  en  pu- 
blic, c'était  à  qui  accourrait  sur  son  passage 
pour  s'incliner  devant  lui.  La  simplicité  de 
leurs  vêtemens,  leur  entourage  modeste,  con- 
tribuaient beaucoup  aussi  à  provoquer  ces  mar- 
ques de  respect  et  de  vénération.  Les  intrigues 
leur  étaient  inconnues  ;  toutes  leurs  relations 
se  concentraient  dans  les  médressés. 

Si  l'on  revenait  à  ces  principes  ;  qu'on  établit 
une  différence  entre  le  docte  et  l'ignorant  ; 
qu'on  ne  regardât  plus  à  la  naissance  pour  l'a- 
vancement, dans  un  corps  qui  est  au-dessus 
de  cette  considération  par  la  nature  de  ses 
(onctions  et  les  conditions  sévères  qu'il  im- 
pose ,  on  réussirait  à  lui  rendre  ses  mœurs  pre- 
mières et  sa  splendeur.  11  faudrait  fixer  inva- 


(375) 

riablement  le  nombre  des  mulazims,  surtout 
ne  plus  faire  un  trafic  des  muzalimets.  Les 
cady-askers  ont  rempli ,  en  cette  qualité ,  le 
rouznamé  impérial  de  sujets  impropres;  on  en 
voit  même  dans  le  nombre  qui  possèdent  des 
tarakkis,  et  jouissent  de  5o  aspres  de  solde. 
Quant  aux  cadys ,  on  ne  devrait  les  déposer 
qu'autant  qu'ils  sont  dûment  reconnus  préva- 
ricateurs, auquel  cas  ils  méritent  d'être  exilés; 
mais  de  simples  soupçons  ne  peuvent  suffire 
pour  leur  attirer  cette  disgrâce.  Très-haut  et 
magnanime  empereur,  etc. 

Votre  Majesté  ne  doit  point  ignorer  que 
jusqu'à  l'an  982,  les  vczirs  jouissaient  d'une 
autorité  qui  n'était  point  contrariée  dans  la  dis- 
tribution des  emplois ,  et  par  les  gens  du  de- 
dans (du  sérail),  et  par  ceux  de  l'extérieur. 
Les  uns  et  les  autres  ne  s'ingéraient  pas,  comme 
à  présent,  dans  les  opérations  du  premier  mi- 
nistre, et  ne  se  permettaient  point  de  contrôler 
sa  conduite.  Depuis  l'époque  précitée,  des  fa- 
voris partagent  avec  lui  la  confiance  du  sultan, 
souvent  même  en  jouissent  exclusivement,  et 
s'en  servent  pour  conspirer  sa  perle  lorsqu'il  a 


(  576) 

été  assez  malheureux  pour  leur  déplaire.  Feshad- 
Pacha  s'offre  comme  la  preuve  de  celte  triste 
vérité  :  après  avoir  conquis  douze  provinces  sur 
le  Sophi  de  Perse,  il  a  trouvé  pour  récompense 
la  mort  à  Constantinople.  On  en  a  usé  de  même 
envers  Yemendgi-Khassan-Pacha  qui,  sous  le 
règne  de  Sultan  Mehemed ,  fit  rentrer  les  sy- 
pahis  dans  l'ordre  :  les  exemples  de  ce  genre 
ne  sont  pas  rares  dans  nos  annales.  Instruits  par 
ces  terribles  leçons ,  les  vezirs  préfèrent  aujour- 
d  hui  acheter  près  des  favoris  la  bienveillance 
du  souverain,  et  s'acquitter  envers  eux  moyen- 
nant de  lâches  complaisances.  Ces  mêmes  fa- 
voris sont  l'âme  du  conseil  ;  rien  ne  leur  est 
refusé  :  sous  les  noms  de  pasmakliks,  d'arpa- 
liks,  ils  s'approprient  des  villages  conquis  de- 
puis plusieurs  années  ;  ils  usurpent  les  fiefs  mi- 
litaires, dont  ils  investissent  jusqu'aux  gens  de 
leurs  maisons,  et  par  ce  désordre  ils  causent 
à  l'Etat  un  dommage  incalculable.  C'est  encore 
à  eux  qu'il  faut  s'en  prendre  de  la  vénalité  des 
charges,  car  ils  disposent  de  toutes  les  places, 
depuis  celles  de  beyler-bey  jusqu'aux  derniers 
emplois.   Les  timarioies  et  les  zaïmes  entourent 


(  377  ) 
donc  aujourd'hui  le  ministère,  pullulent  dans 
la  capitale  où  ils  résident,  et  sont  les  principaux 
auteurs  des  troubles,  qu'ils  provoquent  d'au- 
tant plus  facilement,  que  les  troupes  à  solde 
journalière  leur  sont  inférieures  en  nombre. 
Pour  revenir  aux  anciennes  coutumes,  il  fau- 
drait ne  plus  permettre  au  vezir  d'admettre 
parmi  les  gens  de  sa  maison ,  des  hommes  de 
condition  libre;  il  serait  indispensable  aussi  de 
chasser  du  sérail  les  intrigans,  les  êtres  abjects 
qui  s'y  sont  introduits,  et  parmi  lesquels  on 
remarque  jusqu'à  des  Juifs.  Très-haut  et  magna- 
nime empereur,  etc. 

Jusqu'à  l'an  982  de  la  mission  de  notre  glo- 
rieux prophète ,  on  voit  les  villages  et  les  terres 
convertis  en  fiefs,  possédé  par  des  gens  d  epée. 
Depuis  qu'ils  ont  passé  en  d'autres  mains ,  le 
courage  n'éclate  plus  que  dans  les  guerres  in- 
testines ,  tandis  que  la  frontière  est  déserte. 
Ouz-Demir-Oglou-Osman-Pacha,  célèbre  par 
ses  exploits  contre  les  Perses,  est  le  premier 
qui  ait  fait  conférer  des  limares  de  3ooo  aspres 
à  des  étrangers  qui  s'étaient  rendus  recomman- 
dables  par  une  valeur  éprouvée.  Cette  infrac- 


(  378) 
lion,  que  le  motif  excusait,  est  dégénérée  en 
abus.  L'atteinte  portée  à  la  coutume  ancienne, 
de  n'admettre  pour  timariotes  que  des  fils  de 
militaires  de  profession,  date  donc  de  celte 
époque  ,  et  l'on  a  vu  des  gens  de  la  lie  du 
peuple,  même  des  rayas,  posséder  des  fiefs, 
depuis  que  La  Porte  en  dispose  elle-même , 
contre  l'esprit  des  canuns,  réservant  les  plus 
considérables  pour  les  gens  de  la  suite.  Sans 
égards  pour  les  réglemens,  les  vezirs  les  con- 
vertissent aujourd'hui  en  pasmakliks,  arpaliks, 
en  haz,  qu'ils  s'adjugent  à  eux-mêmes,  ou  qu'ils 
distribuent,  à  titre  d'otourakliks  (retraite),  à 
des  individus  qui  sont  encore  très-propres  à 
servir  activement.  Ce  désordre ,  sur  lequel 
nous  nous  appesantissons ,  doit  être  considéré 
comme  la  cause  principale  de  la  décadence  de 
l'empire,  puique  la  milice,  dont  l'Etat  tirait 
toute  sa  force ,  par  là  se  trouve  anéantie ,  et 
qu'il  serait  réduit  à  recourir  pour  sa  défense 
à  une  classe  abjecte  qui  ne  peut  lui  donner  que 
des  soldats  aussi  dangereux  en  temps  de  paix  , 
qu'ils  sont  peu  secourablcs  en  guerre.  Très- 
baut  et  magnanime  empereur,  voilà  )e^  causes 


(^79) 
du  mal  et  les  moyens  d'y  remédier;  du  resle 
que  Votre  Majesté  vienne  à  bout  de  ses  glo- 
rieuses entreprises  avec  l'assistance  du  Tout- 
Puissant,  et  qu'elle  en  use  comme  il  lui  plaira. 
Ce  monument  curieux  est  d'autant  plus  atta- 
chant qu'il  présente  l'histoire  sommaire  des 
causes  de  la  grandeur  et  de  la  décadence  de 
l'empire  ottoman.  Il  fait  voir  aussi  que  la  plaie 
n'est  pas  incurable,  et  qu'un  autre  Suleïman  ou 
bien  un  second  Mahomet ,  ou  même  un  autre 
Orkan  réussirait  à  la  cicatriser,  après  l'avoir 
sondée.  Pourquoi  le  sang  d'où  ces  grands  princes 
sont  issus ,  ne  pourrait-il  plus  produire  des  sul- 
tans dignes  de  leur  être  comparés? 


FIN. 


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DB  Pertusier,    Charles 

236  La  Bos.nie  considérée  dans 

P4.7  ses  rapports  avec  l'empire 

Ottoi.ian 


V 


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